Par Dmitry Orlov – Le 12 octobre 2017 – Source Club Orlov
À l’insu de leur plein gré, le cerveau de la plupart des gens est un champ de bataille. Ceux qui sont les plus bas dans la chaîne alimentaire intellectuelle sont programmés plus ou moins directement, par une méthode proche du conditionnement opérant, en affichant les signes de leur statut afin de démontrer leur conformité à leurs pairs, principalement en achetant certains produits de consommation. Ceux plus haut sur l’échelle sont manipulés principalement par des utilisations sournoises de la langue, en recourant à une variété de méthodes, comme l’acceptation d’un récit fictif, et ceux là prouvent leur conformité à leurs pairs par les signes de leur mérite.
Les méthodes de manipulation publique des bas de plafond, basées sur la télévision et la publicité, ont déjà été discutées ad nauseam. Ce n’est pas le cas avec les nombreuses fausses déclarations et faux-semblants impliquant les abus de langage : personne ne semble être impliqué dans le suivi de toutes les transgressions majeures et mineures contre notre capacité à penser clairement. La langue est ce qui nous permet de raisonner et de communiquer, et lorsque les mots mêmes que nous utilisons sont tordus et déformés, notre capacité à penser en souffre également. Laissez-moi passer leurs méthodes en revue.
Les manipulateurs utilisent les métaphores. Le langage humain se trouve être criblé de métaphores, et beaucoup de créativité a été mise en œuvre pour en élaborer des bien fonctionnelles qui renforcent notre capacité de penser plutôt que de lui nuire. Les métaphores sont plus que de simples figures de style, bien qu’il y en ait aussi beaucoup. Très souvent, les métaphores sont ce que nous utilisons pour décrire, nommer et classer des objets physiques. Dans l’industrie, la rotule perforée sur un écrou borgne auquel est attaché le pistolet à graisse est appelé le graisseur [grease nipple] ; il est, techniquement parlant, du genre masculin. Il y a aussi des tétons poussoirs [push nipple], qui sont de courtes sections de tuyaux en métal malléable utilisées pour assembler des sections de chaudières et de radiateurs en fonte. Les rayons de jante [spoke nipple] tendent les rayons de roue de bicyclette contre la jante. Les bagues aux extrémités des câbles d’embrayage sont aussi appelées mamelons [nipples], tout comme le plastique isolant monté aux extrémités des câbles. Vous pouvez être sûr que toutes ces choses ont été nommées par des hommes. Les hommes aiment les mamelons ; par conséquent, les hommes voient des mamelons partout. Il n’y a qu’un pas pour passer de « X ressemble à un mamelon [nipples] » à « X est un mamelon » (ce qui en fait une métaphore). Les hommes pensent aussi beaucoup à avoir des rapports sexuels, et par conséquent les divers accessoires et suffixes qu’ils donnent aux noms ont tendance à avoir un sexe masculin ou féminin (les hermaphrodites sont une rareté), bien qu’il existe des alternatives non sexuées, telles que « va-et-vient ».
Les métaphores sont très utiles – si utiles que nous ne pourrions pas raisonner ou décrire des choses sans elles. Mais elles peuvent aussi être manipulées à des fins sinistres et malveillantes, en faussant le processus même par lequel nous observons et raisonnons. Elles peuvent être utilisées pour prendre le contrôle de nos pensées à un niveau subconscient et pour les orienter dans des directions particulières sans que nous en soyons conscients. Elles peuvent contrôler de façon subliminale notre comportement, modifier notre perception de nous-même et affecter notre propre estime personnelle.
Laissez-moi vous passer en revue le premier paragraphe et vous montrer comment cela se fait. « Passer en revue » renvoie à un processus purement mental et analytique en termes de déplacement à pied. En outre, cela implique que vous me laissiez vous guider, et que vous me suiviez volontairement et sans discernement, comme un animal conduit par une chaîne reliée à un anneau par le nez. Ceci est supposé vous influencer inconsciemment pour vous rendre plus obéissant. Maintenant, reprenons au début : « [nos] cerveaux sont un champ de bataille ». Ce ne sont plus des masses de tissus graisseux qui flottent dans un liquide ; au lieu de cela, on vous demande d’imaginer un champ de bataille parsemé d’explosions. La « chaîne alimentaire intellectuelle » précise ensuite ce qui se passe sur ce champ de bataille : de grands cerveaux prédateurs dévorent des cerveaux d’animaux sidérés et sans défense. Mais les petits cerveaux ne sont pas si intéressants, alors nous ne parlerons que des gros cerveaux. « Les malentendus et les faux-semblants impliquant le langage » indiquent l’utilisation du langage par les cerveaux plus gros et affamés, ce qui s’apparente à un acte magique. Mais ce n’est pas un simple divertissement, car il y a des « transgressions contre notre capacité à penser clairement » : des crimes sont commis ! À la suite de ces transgressions, nos mots et notre pensée sont « tordus et déformés », le champ de bataille métaphorique (notre cerveau, pour ainsi dire) étant jonché des épaves carbonisées des métaphores qui y ont explosé.
Après avoir déblayé ces préliminaires, faisons une sortie éducative et regardons cette action métaphorique se produire dans la nature – sur les pages éditoriales du New York Times. Métaphoriquement, symbolisons les journalistes en tant que bêtes sauvages que nous condescendons à regarder en descendant brièvement de notre tour d’ivoire (vous voyez ce que j’ai fait là ?), signalant ainsi à l’autre notre supériorité sur de telles bêtes sauvages. J’ai décidé de choisir le NY Times largement au hasard – le Washington Post ou le LA Times aurait fait aussi bien l’affaire. Les gens dont les écrits sont publiés ici s’appellent des « journalistes » – du latin diurnalis, un terme qui définissait l’ordre des prières quotidiennes dans un monastère médiéval, mais il est clair que ces pommes-là ont roulé assez loin du pommier. Alors qu’ils auraient pu faire penser à des chroniqueurs (un journal est aussi un carnet de bord à bord d’un navire), ils ne sont plus que des blogueurs. Ce sont des blogueurs qui ne travaillent pas pour vous mais pour ceux qui les paient pour suivre un agenda différent du vôtre, alors que moi, cher lecteur, je travaille directement pour vous. Notez comment la dernière phrase est parfaitement littérale, sans aucune métaphore.
Néanmoins, ces faux blogueurs insistent sur le fait qu’ils sont des journalistes, alors que d’autres ne le sont pas, et parfois même pompeusement se qualifient eux-mêmes de « quatrième pouvoir ». Le terme semble pompeux mais il ne l’est pas parce que les trois autres sont l’aristocratie, le clergé et les roturiers, faisant sonner ce quatrième pouvoir comme plus commun que la saleté habituelle. Mais il y a un écho du second pouvoir en eux : les diurnalis qu’ils suivent leur disent comment il est bon de supplier les riches et les puissants qui paient pour leur donjon (terminant proprement la métaphore monastique médiévale, en en faisant une gentille petit bombe mentale à fragmentation).
Puisque nous sommes sur le sujet de la religion dans le journalisme, considérons le titre éditorial d’aujourd’hui : « On Contraception, it’s Church Over State / Sur la contraception, l’Église passe devant l’État ». Le sujet de cet éditorial est de « fournir le droit au contrôle des naissances à l’employeur ». L’auteur utilise un cliché, « Église et État », qui est un raccourci pour « le principe de la séparation de l’Église et de l’État », et il le tord, ce qui implique qu’ils ne sont plus séparés, mais que l’Église (quelle qu’elle soit) est plus puissante que l’État (quel qu’il soit). L’utilisation d’un cliché est déjà une mauvaise nouvelle (un « drapeau rouge », pour utiliser un autre cliché) parce qu’il remplace une description ou un terme précisément défini par un simple slogan. Mais tordre un cliché, c’est utiliser un autre cliché, définitivement un pont trop loin (une allusion à une projection de puissance un peu trop distante qui se termine par un échec) [Nom d’un film de guerre sur la Seconde Guerre mondiale qui symbolise cet échec, NdT]. Ouvrez la boite de ce cliché tordu de « l’Église devant l’État » et ce que vous y trouvez sont deux cas de métonymie.
La métonymie est une figure de style qui remplace un concept par un autre en espérant que personne ne s’en apercevra. Voici un exemple typique : « Les terres de la Couronne » au lieu de « les terres appartenant au monarque » – notez que les couronnes sont des couvre-chefs, et les couvre-chefs ne possèdent pas de biens immobiliers. La métonymie est omniprésente parmi les pseudo-blogueurs qui écrivent pour le NY Times, et vous devriez y faire attention : « La Maison Blanche a annoncé que… » est typique, alors que nous savons tous que les maisons sont incapables de parler. Ce genre de chose est particulièrement insidieux quand ils utilisent la métonymie pour substituer une marque à une personne : « La BBC a rapporté que… » au lieu de « dans un article concocté à la hâte par un récent diplômé qui travaille actuellement comme stagiaire non rémunéré à la BBC » ou « Facebook a annoncé que… » au lieu de « Kasper Wu, un récent employé de Facebook qui, si l’histoire se répète, ne sera resté à son travail que pendant quelques mois avant de se brûler les ailes et de partir, nous a dit que… »
En tout cas, nous avons ici « l’Église » comme métonymie pour des « personnes qui ont de fortes convictions religieuses et votent en accord avec elles ». Par ailleurs, l’illustration montre un groupe de religieuses catholiques souriantes ; c’est un exemple de métonymie visuelle, qui vous détourne faussement vers l’Église catholique romaine et loin des électeurs religieux de toutes confessions et dénominations. Et « État » correspond, pour autant que je puisse le comprendre, à des « employeurs privés qui étaient auparavant obligés par un mandat fédéral non financé de fournir à leurs employées des contraceptifs gratuits ».
Je ne suis pas du tout d’accord sur cette question, mais je pense que beaucoup d’informations factuelles ont été balayées en tordant un seul cliché métonymique, tout cela dans un éditorial. Mais je conteste l’expression « le droit de fournir le contrôle des naissances à l’employeur » qui, bien que littéral, comporte une inexactitude majeure et une grosse omission. L’inexactitude est que le « droit » est en réalité un mandat non financé, mais vous faire faire quelque chose sans avoir à payer pour cela est une chose que seul un gouvernement peut faire, alors qu’il ne devrait pas le faire. Les droits sont des choses que vous êtes libre de faire ; prendre des choses aux autres sans les payer n’en fait par partie. Et puis il y a une grosse omission : la raison pour laquelle les assureurs du plan de santé de l’employeur ont besoin (déjà une mauvaise idée) de financer le contrôle des naissance, est dû au prix excessif des contraceptifs facturés par les compagnies pharmaceutiques, que le gouvernement américain autorise par ailleurs ; en résumé, il permet à ses copains de se gaver, puis de faire payer le quidam. Autour du monde, les gens paient leur propre contraception ou l’obtiennent directement auprès du gouvernement, mais aux États-Unis au lieu de résoudre le véritable problème – la corruption – la « solution » consiste à concocter un « droit » inexistant pour libérer le contrôle des naissances (et se plaindre amèrement quand il disparaît, en se moquant gratuitement de l’Arabie saoudite dans une comparaison stupéfiante et suffocante).
Il y a une chose que je peux vous assurer et que personne au NY Times ne mentionnera jamais, c’est que le concept de « droit au contrôle des naissances fourni à l’employeur » crée un aléa moral. Si un employeur est tenu de donner (la plupart des employeurs sont des hommes) à leurs employés femmes un moyen gratuit de contrôle des naissances, alors il voudra probablement aussi avoir des relations sexuelles avec elles. Normalement, il aurait peur de grossesses non désirées et des scandales, mais « le droit » de libérer le contrôle des naissances prend soin de cela. Mais maintenant, un nouveau problème surgit : si le patron n’a pas de relation sexuelle avec ses employées, il est, dans son esprit, celui qui paye pour leur permettre d’avoir des rapports sexuels avec d’autres hommes sans risquer les conséquences d’une grossesse non désirée. Et le patron-homme ne verra probablement pas quel est son avantage dans cette histoire. Cela crée un aléa moral.
Cherchez Harvey Weinstein, le producteur à Hollywood accusé de nombreuses irrégularités sexuelles avec des femmes qu’il employait, y compris des célébrités telles que Gwyneth Paltrow. Un autre éditorial, dans le NY Times d’aujourd’hui est intitulé « Weinstein et notre culture des facilitateurs ». Je n’ai jamais participé à cette culture et j’évite généralement Los Angeles, la ville et les films hollywoodiens qui y sont fabriqués (franchement, Bollywood c’est tellement mieux !) mais j’en connais peu à ce sujet. Par exemple, il y a un meuble classique appelé « le casting sur canapé » – un fauteuil en cuir noir, pour faciliter le nettoyage – sur lequel les producteurs et les directeurs de casting ont des rapports sexuels avec des actrices en herbe. Il est possible de comprendre pourquoi une telle « culture » (j’en dirais plus à ce sujet bientôt) a pu se développer. Le fond de commerce dans l’industrie cinématographique est l’intimité feinte avec des étrangers. Recoupez les actions à l’écran avec les personnes mentionnées dans les titres : ils ne sont presque jamais liés ou engagés dans une relation hors écran, et pourtant ils continuent de faire comme s’ils l’étaient. Il va de soi, alors, que les producteurs et les directeurs de casting veuillent « tester la marchandise » (remarquez comment cette métaphore établit un continuum entre agir et prostitution) avant d’engager des moyens, pour être sûrs que les femmes qu’ils embauchent peuvent simuler efficacement devant le grand écran. Ce genre de chose a duré des décennies et les personnes impliquées, à la fois les « prédateurs » et leurs « victimes », sont devenues fabuleusement riches en laissant les autres les regarder simuler devant la caméra. Mais maintenant qu’ils ont formé un peloton d’exécution circulaire, peut-être qu’ils devraient tous être déclarés inaptes à servir et leurs emplois délocalisés en Inde.
Tout cela est tapageur et ennuyeux, et tout ce qui m’intéresse ici est l’abus de la métaphore ; en particulier, l’utilisation du terme « culture » pour signifier « manque de culture ». En général, lorsque les gens parlent de culture, ils parlent de grands monuments culturels. Par exemple, Saint-Pétersbourg, d’où j’écris ceci, est un espace culturel géant. La ville est pleine de monuments physiques – des statues et des bâtiments monumentaux, dont beaucoup incluent des statuaires. Sur ces monuments physiques se trouvent de nombreuses plaques commémorant d’autres monuments culturels qui ne sont pas architecturaux – les nombreux écrivains, artistes, poètes, compositeurs, scientifiques, aventuriers et guerriers dont les noms ont servi à nommer de nombreuses rues. Regardez les affiches : y sont annoncés des expositions d’art, des concerts, des festivals, des conférences et de nombreux autres événements culturels. Et cela, mes amis, c’est de la culture !
OK, assez de propagande russe ! Ce que je veux souligner, c’est qu’il y a toutes sortes de choses appelées « culture » qui sont tout sauf de la « culture ». Il y a ce que l’on appelle métaphoriquement la « culture d’entreprise », dont Weinstein est actuellement considéré comme un spécimen de premier ordre – et qui peut peut-être être décodé non métaphoriquement comme un « lâche acquiescement à la turpitude morale ». Et il y a aussi une « culture du journalisme généraliste », qui essaie de vous mener comme un animal avec une chaîne attachée à un anneau passé dans le nez. Les deux tentent d’atteindre leurs objectifs néfastes par la corruption du langage en utilisant la métaphore et la métonymie, en tordant les clichés et en inversant les significations (« culture » pour « manque de culture », « droit » pour « mandat non financé », « guerre de classe » pour « égalitarisme » et ainsi de suite). Mais nous pouvons apprendre à voir à travers ces astuces linguistiques, et cela nous permettra au moins de filtrer leur absurdité et peut-être même de les battre à leur propre jeu.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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