Par Andrew Korybko — Le 27 juin 2024 — Source korybko.substack.com
Il est sans doute bien pratique de tout expliquer par un coup d’État de la CIA, mais il ne faut pas négliger les problèmes qui existaient avant cet événement spectaculaire, ni simplifier à outrance une dynamique complexe.
De nombreux comptes sur X ont décrit le coup d’État raté en Bolivie, ce mercredi 26 juin 2024, comme une nouvelle tentative de changement de régime menée par la CIA, surtout parce que cette organisation a un historique d’ingérence dans les affaires de cette nation d’Amérique du Sud, enclavée et riche en lithium, mais cette explication ne suffit pas à elle seule. Il est sans doute bien pratique de tout expliquer par un coup d’État de la CIA, mais il ne faut pas négliger les problèmes qui existaient avant cet événement spectaculaire, ni simplifier à outrance une dynamique complexe. Le présent article s’emploie à clarifier brièvement ce qui s’est passé, les raisons des événements, les causes de l’échec de ce coup d’État, et ce qui pourrait se produire ensuite.
Le général Juan Jose Zuniga a été révoqué en début de semaine après avoir menacé d’arrêter l’ancien président Evo Morales dans l’hypothèse où celui-ci présenterait sa candidature à un quatrième mandat, comme il l’avait annoncé pour 2025, malgré l’arrêt de la Cour Constitutionnelle qui a déclaré comme anticonstitutionnelle une telle candidature. Le coup d’État militaire de 2019 en Bolivie avait été lancé auprès que Morales avait remporté quatrième mandat controversé à l’issue du référendum de 2016. Ce référendum avait rejeté une extension des limitations de mandat, mais avait été retoqué par le tribunal constitutionnel en 2017.
Pour qui s’intéresse à mieux comprendre ces événements de la décennie passée, l’article « Voici comment la Guerre Hybride en Bolivie a réussi à mener à bien un Changement de Régime« , décrit comment une partie importante de la population avait été pré-conditionnée à considérer sa victoire comme illégitime. En parallèle avec cela, les États-Unis avaient une fois de plus soutenu leurs alliés aux seins des forces armées du pays pour les amener à intervenir contre lui, ce qui avait conduit à une brève dictature de facto, renversée de manière démocratique l’année suivante.
Le président sortant Luis Arce, issu du « Mouvement pour le Socialisme » (MAS) de Morales, avait remporté une victoire éclatante avec 55 % des voix, en comparaison au deuxième candidat qui n’avait reçu que 28 % des scrutins. Le gouvernement institué par l’armée jusqu’alors en place avait plié au vu de l’impossibilité politique de se maintenir au pouvoir au vu de ces circonstances ; après lesquelles certains de ses membres s’étaient vus poursuivis en justice pour leur rôle dans le coup d’État. Parmi eux, Jeanine Anez, qui avait occupé la présidence durant cette période, et qui est encore sous les verrous.
L’année passée, Arce et Morales se sont disputés au sujet de la candidature pour les élections de 2025, au point qu’Arce a fini par se voir expulsé du parti MAS de Morales. Le lecteur peut trouver davantage d’éléments sur ce différend entre personnalités de gauche ici et ici, mais fondamentalement, il s’agit de divergences personnelles, ne présentant guère de portée politique. Au fur et à mesure que le différend a semé le trouble au sein du parti au pouvoir, l’économie et la crise financière ont atteint leur paroxysme, ce qui a déclenché des manifestations de plus en plus importantes dans le pays, juste avant le coup d’État raté.
Début juin 2024, Arce a été invité d’honneur par le président Poutine (conjointement avec Emmerson Mnangagwa, le président du Zimbabwe) au Forum Économique International de St-Petersbourg, où il a prononcé un discours puissant sur la multipolarité, dont on peut trouver l’intégralité ici. De nombreux utilisateurs du réseau X, ayant à l’esprit les partenariats stratégiques — comprenant des dimensions importantes sur le lithium et l’énergie nucléaire — conclus entre ces pays, ont supposé que le coup d’État manqué était une revanche géopolitique lancée depuis les États-Unis.
Quoi qu’il en soit, les tensions économico-financières et politiques (en l’occurrence, des tensions intérieure à la gauche bolivienne) qui ont précédé ce coup d’État montrent que cette interprétation n’est pas si justifiée, même si les États-Unis auraient tiré des marrons du feu en cas de réussite de ce putsch, à supposer que les nouvelles autorités décident de changer radicalement la ligne politique du pays. En outre, le calendrier suggère que le putsch a été lancé de manière impromptue par Zuniga, juste après sa révocation en début de semaine, et non par suite d’une préparation entre lui et la CIA.
Après tout, Arce s’est personnellement opposé à Zuniga à l’intérieur du palais présidentiel, et a convaincu ses camarades de bloquer le coup d’État, en même temps que lui-même et Morales mettaient de côté leurs différends pour le bien du pays, et appelaient leurs compatriotes à se mobiliser pour soutenir le gouvernement. Le coup d’État a donc échoué précisément parce que l‘armée n’était pas en connivence avec la CIA de manière significative, et parce que l’agence n’avait pas pré-conditionné le public à soutenir ce dernier changement de régime comme elle l’avait fait en 2019.
Il ne s’agit pas d’innocenter totalement les États-Unis des événements qui se sont produits, et l’enquête qui va suivre permettra d’y voir plus clair. Mais l’action qui a été tentée a pu être simplement opportuniste, et ne pas découler d’un complot dans lequel du temps et de l’énergie auraient été investis sérieusement à l’avance. Pour ce qui concerne les suites de cet événement, il est possible qu’Arce et Morales se réconcilient, ou du moins réduisent l’intensité de leur rivalité, dans l’idée de rendre les élections de l’an prochain aussi peu poreuses à la controverse que possible.
L’affirmation scandaleuse de Zuniga, suite à l’échec de son coup d’État, selon laquelle Arce lui avait donné pour consigne de lancer un événement spectaculaire dans l’objectif d’améliorer sa popularité dans le pays n’est probablement pas crédible, mais elle pourrait avoir pour effet d’exacerber les tensions entre les deux hommes. Et ce n’est pas tout, car une partie de l’électorat pourrait également se voir influencée par cette déclaration, ce qui pourrait détourner une partie de l’électorat de gauche du MAS, et donner un avantage à leurs rivaux politiques de droite.
La nouvelle situation socio-politique pourrait être facilement exploitée par la CIA pour faciliter toute tentative à venir de mener un coup d’État sérieux, avant les élections de l’an prochain, ou à l’occasion de celles-ci, au cas où Morales maintiendrait sa candidature en dépit du jugement édicté l’an dernier par la Cour constitutionnelle. Cet aperçu suggère que de nombreux utilisateurs du réseau X crient sans doute au loup vis-à-vis du rôle de la CIA dans les derniers événements, et que cela pourrait bien se transformer en prophétie auto-réalisatrice pour l’an prochain, si la Bolivie n’y prend pas garde.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone