Laurent Guyénot – La malédiction papale


Par Hervé – Source le Saker Francophone

Laurent Guyénot est un historien éclectique, passant de l’histoire contemporaine au moyen-âge et même avec ce dernier livre à l’antiquité. Il nous promène ainsi le long de notre histoire. L’analyse de l’Occident collectif à l’œuvre ces dernières années en Ukraine contre la Russie n’est pas un simple accident de l’Histoire qui nous amène au bord du gouffre. Si vous êtes un lecteur assidu du site, vous avez déjà entraperçu les grands thèmes de ce nouveau livre dans différents articles. Pour bien comprendre cette malédiction papale, il faut sans doute revenir à l’origine de notre histoire chrétienne quand cette nouvelle religion a balayé l’Europe passant de l’ombre à la lumière, des catacombes aux fastes du pouvoir.

Même si cette religion semble être de toute éternité dans nos livres d’Histoire, c’est bien au contraire un torrent furieux qui n’aura cesser de tourmenter notre continent, siècle après siècle pour le meilleur comme les cathédrales ou le pire, les multiples guerres civiles. L’auteur rappelle quelques évidences, loin de la foi personnelle du curé de campagne accompagnant sa communauté, une religion est par essence un outil politique très puissant au service de ceux qui la contrôle. Selon lui, la papauté représente une chrétienté qui n’aura jamais atteint une plénitude spirituelle à même de se sauvegarder.

En effet, certains papes vont descendre dans l’arène politique pour se tailler un royaume terrestre de nature à les protéger. L’hubris va parfois se déchainer, l’église utilisant ses réseaux pour influencer, manipuler, corrompre, monter les royaumes les uns contre les autres dans des guerres sans fin pour le contrôle de l’Empire laissé par les Romains. Comme le souligne Dostoïevski, parlant du pape : « Je suis en effet le Roi des rois; C’est à moi qu’appartient la terre et le temps et les destinées des hommes ».

C’est même le sujet de la 1ère partie, cette course au pouvoir entre la papauté et le Saint Empire Germanique. Comme pour l’Empire actuel, l’Américain, les tensions internes vont aussi déboucher sur des guerres extérieures, comme un moyen de rivaliser de prestiges pour mieux asseoir son autorité. Cela amènera l’Europe à se lancer dans des croisades meurtrières et sanglantes.

Ces croisades ne sont pas une simple guerre contre les infidèles ottomans. Si on remonte encore dans le temps, l’histoire européenne plonge ses racines dans la Grèce antique qui elle-même est affilié à l’Egypte ancienne, les connaissances accumulées s’étant transmises d’Alexandrie à Athènes, d’Athènes à Byzance, … Byzance justement, qui a presque disparue de nos mémoires, est restée pendant des siècles l’un des principaux centres de la civilisation avec bien sur comme date charnière, le sac de Constantinople en 1204, soit 7 siècles après la fin de l’Empire romain d’Occident. C’est sur les bords du Bosphore que continuait à briller la flamme de la civilisation Occidentale. Il est peu de dire que cet évènement et les croisades auront profondément changé le cours de notre histoire.

Ce « meurtre » du père aura, selon l’auteur, des conséquences immédiates avec la tentative d’effacement de cette période honteuse, avec même la réécriture d’une partie de l’histoire par les vainqueurs, d’un mensonge à l’autre, d’une découverte fortuite de documents à des créations fictives à même de renforcer le pouvoir temporel d’une institution ecclésiastique doutant de sa légitimité.

Mais cela aura aussi des conséquences lourdes à long terme sur la façon même de nous représenter, la perte du passé, des racines, l’individualisme jusqu’au nihilisme actuel qui ravage nos sociétés dites modernes. Non seulement l’Eglise voulait régner sur le royaume terrestre mais elle aura aussi travaillé avec acharnement à prendre le contrôle des esprits de ces ouailles loin de toute transcendance, rien entre dieu, comprendre l’église, et le fidèle, ni ses parents, ni son clan, ni sa nation.

Ce livre est aussi riche de sa bibliographie, de ses sources. C’est un long voyage auquel vous convie Laurent Guyénot, un questionnement de nature à chambouler la représentation collective que nous avons de notre histoire, une matrice explicative de bien des disfonctionnements qui nous amène là, en ce début de millénaire où la lumière semble s’éteindre, où les cauchemars enfouis remontent. Il est en ce sens même très moderne. On peut mesurer ce qui nous attend à l’aune des tromperies accumulées. Mais nous sommes condamnés à réussir, notamment en remontant le fil de notre histoire.

*************

Le Saker Francophone : Bonjour Laurent Guyénot, merci de vous prêter à cet exercice de questions/réponses sur votre dernier livre.

On sort de cette lecture avec le souffle un peu coupé, c’est assez vertigineux d’être au milieu de sa vie et d’avoir le sentiment d’être passé à côté d’une grande partie de son Histoire.

Vous prêtez à l’Allemagne à travers son lien avec l’Empire germanique médiéval un rôle à part. Ou en est l’Allemagne moderne selon vous ? Pourrait-elle reprendre son flambeau ?

En effet, si l’on s’intéresse à l’histoire de l’Europe et non pas seulement à l’histoire de la France ou de tel ou tel pays, on observe que l’Allemagne, malgré ses divisions internes, est porteuse depuis Charlemagne, et surtout depuis les Otton, du projet d’assurer la pérennité de l’Empire romain, c’est-à-dire l’unité politique de l’Europe, en commençant par l’unité de l’Allemagne et de l’Italie. Le national-socialisme ne s’explique pas sans cet héritage, et en particulier la mémoire des Hohenstaufen. Mes recherches historiques ont fait de moi un Européiste et un Germanophile convaincu : je pense que l’Allemagne demeure le moteur de l’Europe. Il ne s’agit pas seulement de politique ou d’économie. Pour des raisons historiques complexes, l’Allemagne s’est imposée au XIXe siècle comme le cœur spirituel de l’Europe. Cependant, tout dépendra de sa capacité à briser les chaînes de l’OTAN et à renouer un partenariat fraternel avec la Russie.

LSF : Et dans ce combat originel contre la papauté, est ce que le combat continue avec l’épisode Nord Stream II si on imagine que le centre de pouvoir s’est déplacé outre-atlantique ?

La structure particulière de l’Europe, c’est-à-dire sa fragmentation en royaumes, est le résultat de la lutte entre deux projets impériaux, en fait deux Rome concurrentes : l’Empire romain germanique d’un côté, et l’ambition politique de la papauté de l’autre. Cette lutte, qui s’étend de la Réforme grégorienne à la Réforme luthérienne, a été d’une violence extrême, et s’est soldé par l’échec des deux projets, d’où est sortie « l’Europe des nations ». Mais en effet, par bien des aspects, l’emprise des États-Unis sur l’Europe ressemble à celle de la papauté durant le Moyen Âge, et constitue l’obstacle principal à la formation d’une Europe véritable, maître de son destin unique. Le sabotage du Nord Stream II est hautement symbolique, car il s’inscrit toujours dans la même volonté anglo-américaine de limiter la puissance de l’Allemagne. Le fait que l’élite allemande ait subi cette humiliation sans même dénoncer les coupables évidents est assez déprimant, mais l’épisode ne s’effacera pas de l’histoire et a le mérite d’éclaircir les choses.

LSF : Vos descriptions historiques des élites à travers l’histoire rappellent parfois furieusement notre bourgeoisie d’argent accrochée à son bas de laine et prête à tout et à tout croire pour que cela continue. Quels parallèles peut on faire avec l’Antiquité ? Est ce une maladie incurable des sociétés complexes ?

Certes, la classe sociale des dominants a toujours les mêmes défauts, et le pouvoir a toujours pour objectif principal son propre renforcement. Mais pour expliquer les grands mouvements de l’histoire des civilisations, je crois surtout à l’influence déterminante des idées collectives. L’histoire de l’Europe s’explique par l’idée qu’elle se fait d’elle-même, et cette idée a été fortement déterminée par la papauté qui a disposé pendant des siècles d’un quasi-monopole de la propagande. Les croisades, qui ont forgé la personnalité conquérante et colonisatrice de l’Europe, en sont le meilleur exemple. Je ne pense pas qu’il y ait de maladie incurable des sociétés complexes : la Chine est une société complexe qui semble en assez bonne santé. Je tends plutôt vers la conclusion que les religions révélées enracinées dans la tradition hébraïque sont un virus civilisationnel dont l’humanité devra un jour se guérir. Bien que déchristianisée, l’Europe, et la France tout particulièrement, continue de vivre avec les séquelles de cette maladie mentale.

LSF : Sur la fin vous revenez longuement sur un document clé de la chrétienté, la donation de Constantin, reconnu comme faux à postériori mais dont il semble impossible de retirer la couche d’influence des siècles plus tard. Qu’est ce que cela nous apprend sur nous même et notre système de gouvernance ?

L’influence de la fausse Donation de Constantin sur l’Europe occidentale et sur sa relation avec Constantinople est sous-estimée par la plupart des historiens, qui ont du mal à concevoir qu’un faux document puisse avoir eu autant d’influence. L’idée que l’Église catholique a assis son pouvoir politique sur un faux aussi grossier est difficile à admettre. Et pourtant, l’étude de cette influence est absolument fascinante, car la Donation a eu pendant des siècles un statut proche de la révélation divine. Et la Donation n’est que la pièce maîtresse d’une vaste industrie du mensonge qui, en effet, nous aide par comparaison à mieux comprendre comment fonctionne le pouvoir encore aujourd’hui.

LSF : Quelles sont les perspectives à moyen terme du révisionnisme en Histoire qui est la base même, par définition, du travail d’historien ?

On pourrait croire que rien de fondamentalement nouveau peut être découvert sur l’Antiquité ou le Moyen Âge. Mais c’est faux. Ces deux périodes sont encore pleines de surprises, et c’est ce qui me fascine. Le poids des idées reçues est considérable, mais il arrive que des savants à l’érudition irréprochable parviennent à les renverser. J’ai encore lu tout récemment un de ces livres qui rebattent les cartes : Naissance de la noblesse par l’Allemand Karl Ferdinand Werner. L’auteur bouleverse nos schémas en écrivant par exemple que « Les Italiens du XVe siècle ont inventé le Moyen Âge », et que ce qu’on appelle la « chute de l’Empire romain » en 476 fut en réalité « le rétablissement officiel de l’unité de l’Empire ». L’idée qu’une grande partie de ce que nous croyons savoir sur l’Antiquité est une fabrication des humanistes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance fait aussi son chemin.

LSF : Notre site colle assez naturellement à l’actualité géopolitique. Que pensez de la guerre actuelle en Ukraine ?

Je suis loin d’être un spécialistes de la question mais, dans une perspective civilisationnelle de longue durée, il est clair que nous assistons aux prolongations du combat millénaire de Rome contre Byzance, car la Russie, qui est visée, est incontestablement l’héritière de la civilisation byzantine.

LSF : Et par extension, que pensez-vous de la guerre entre l’Occident collectif et le reste du monde, coalisé de plus en plus contre nous, l’Occident ou plutôt contre nos dirigeants ?

Comme je l’ai dit, l’Occident est la civilisation des croisades. On peut démontrer assez clairement que le colonialisme, qui a engendré les États-Unis, découle des croisades. L’Occident paye aujourd’hui le prix de l’hubris qui l’a animé pendant si longtemps. C’est une forme de karma qui, malheureusement, engage non seulement les élites dirigeantes mais les peuples eux-mêmes. Le monde ne veut plus être mené par l’Occident, perçu comme un grand et dangereux malade, et son soutien pour Israël, le psychopathe des nations, ne fait que renforcer ce mouvement de rejet. La Russie, la Chine, l’Iran, sont des États-civilisations qui n’ont pas ce même passif et vont avoir une influence de plus en plus forte sur le monde. Je pense qu’on a toutes les raisons de s’en réjouir.

LSF : Rêvons un peu. Que serait le monde si Byzance avait survécu aux croisades et avait pu venir jusqu’à nous ?

Du point de vue des Orthodoxes, le catholicisme romain est une trahison satanique. Nul ne l’a mieux résumé que Fiodor Dostoïevski, lorsqu’il a écrit que le catholicisme romain « a proclamé un Christ nouveau bien différent de l’ancien, un Christ qui se laisse séduire par la troisième tentation du démon : les royaumes de la terre ! ». Les croisades sont le prolongement de ce tournant politique de la papauté. La quatrième croisade contre Constantinople lui a porté une blessure dont elle ne s’est jamais relevé et l’a empêché de résister à la conquête des Ottomans. Il est impossible de dire ce qui se serait passé si Constantinople était resté chrétienne et européenne. Il me semble probable que, pour commencer, la Réforme protestante aurait été principalement un retour à l’esprit de l’Orthodoxie, car les critiques protestantes contre Rome étaient les mêmes que les critiques orthodoxes. La chrétienté occidentale aurait donc évolué différemment, mais elle se serait probablement sclérosée de toute manière car, à mon avis, le christianisme contient les germes de sa propre destruction. La Russie, qui s’est construite sur sa vocation à recueillir l’héritage de Byzance, n’aurait sans doute pas eu le même destin.

Merci Laurent Guyénot

   Envoyer l'article en PDF