L’art lent de la « guerre » pangouvernementale


La simple survie pourrait devenir plus urgente que les réflexions spéculatives de Macron sur la transformation de l’UE en une Troisième force.


Par Alastair Crooke – Le 17 avril 2023 – Source Strategic Culture

crooke alastairLe Washington Post nous apprend que l’escapade du président Macron en Chine a suscité un « tollé » européen. Il semble que ce soit le cas. Bien qu’à première vue, sa recommandation géostratégique selon laquelle l’Europe devrait se tenir à égale distance du mastodonte américain et du colosse chinois ne soit pas très radicale. Pourtant, quelles que soient les motivations sous-jacentes de Macron, ses commentaires semblent avoir heurté des nerfs à vif. Il est accusé de ce qui s’apparente à une « trahison » . La trahison de l’Amérique, curieusement, plutôt que la trahison des Européens ordinaires.

Cette irritation reflète peut-être notre amour habituel du confort, de la normalité et notre désir de « ne pas faire de vagues » . Ce penchant pour la normalité fige les gens dans un état de statu quo, comme si une voix intérieure s’immisçait pour dire : « Tout ira bien d’une manière ou d’une autre. Cela passera et les choses redeviendront ce qu’elles étaient. » « Tout doit changer pour que rien ne change » , selon la célèbre citation prononcée par Tancrède, le neveu bien-aimé du prince Fabrizio Salina dans Le Léopard.

En revanche, Malcom Kyeyune, depuis la Suède, décèle un changement plus profond, une tourmente au sein de l’atlantisme européen :

La fièvre guerrière qui a envahi l’Europe à l’été 2022 a rendu toute discussion impossible. Les dénonciations rituelles des « poutinistes » et même des supposés espions russes sont devenues monnaie courante sur les médias sociaux, et les cris de joie sur l’immense pouvoir de l’Occident et de l’OTAN sont devenus obligatoires. Une fois de plus, une pression énorme s’est exercée pour que l’on ne s’aperçoive de rien :

 

La seule position acceptable était maximaliste : suggérer qu’un accord de paix impliquerait probablement de parvenir à une sorte de compromis vous faisait passer pour un « loyaliste de Poutine » et un « agent russe » .

 

Mais une fois de plus, la fièvre commence à tomber. Peu de gens parlent encore de l’Ukraine sur les réseaux sociaux ; la plupart des gens préfèrent faire comme si rien ne s’était passé. Les coups de gueule ont disparu, remplacés par un silence maussade et amer. Les gens ne sont pas tout à fait prêts à admettre que les sanctions ont été un échec et que l’Occident a surjoué, mais beaucoup savent que ces choses sont vraies et que les conséquences économiques et politiques de ces échecs commencent seulement à se faire sentir.

Macron perçoit-il ces « vibrations » ? C’est-à-dire que nous nous sommes illusionnés, nous sentons qu’il est illogique de mener notre vie quotidienne avec des « nuages de plus en plus sombres » qui se rapprochent de plus en plus, sans jamais nous demander pourquoi l’Europe se désindustrialise, pourquoi son industrie se délocalise aux États-Unis ou en Chine, ou pourquoi les Européens doivent importer du gaz naturel liquéfié trois ou quatre fois plus cher que son prix courant.

Les Européens commencent-ils alors à s’apercevoir de certaines choses ? Se demandent-ils comment il se fait que le paradigme économique ait été si radicalement éclipsé, ou comment il se fait que l’on soit tombé dans une ferveur folle pour les guerres naissantes contre la Chine et la Russie ?

La prescription équidistante de Macron est entièrement théorique. Il ne lui donne aucune substance ; il n’explique pas comment l’autonomie stratégique serait atteinte et n’aborde pas non plus la question de « l’écurie vide » . Il ne sert à rien de fermer la porte de l’écurie maintenant que le « cheval de l’autonomie » s’est enfui depuis longtemps ; il s’est « enfui » avec la fièvre de la guerre de 2022. Nous en sommes donc là. Le cheval de l’autonomie peut-il encore être ramené à la maison ? Cela semble improbable.

Une grande partie du « tumulte » reflète sans aucun doute l’évitement d’aveux inconfortables, alors que les choses commencent à être remarquées à nouveau. Macron a au moins ouvert la question (aussi sensible soit-elle) ; il est pour l’instant un cas isolé, mais il n’est pas seul.

Le chef du Conseil de l’UE, Michel, a déclaré lors d’une interview : « Certains dirigeants européens ne diraient pas les choses de la même manière qu’Emmanuel Macron » , il a ajouté : « Je pense qu’un certain nombre d’entre eux pensent vraiment comme Macron » . Le président du SPD au Bundestag, Rolf Mützenich, a quant à lui déclaré que « Macron a raison » et que « nous devons veiller à ne pas devenir partie prenante d’un conflit majeur entre les États-Unis et la Chine » .

De multiples révolutions se préparent partout dans le monde. Et Macron demande quelle est la place de l’UE, ce qui est bien. Mais il ne donne pas de réponse. Pour être honnête, à ce stade, il n’y en a peut-être pas, pour l’instant.

À équidistance des États-Unis ? Macron veut-il dire « à équidistance » de la stratégie néoconservatrice qui consiste à maintenir l’hégémonie mondiale des États-Unis par le biais de projections agressives de puissance militaire et de sanctions ? Si c’est le cas, cela doit être explicité.

En effet, l’Amérique connaît elle aussi une révolution tranquille, et la proposition de Macron devrait être nuancée au cas où la guerre en Ukraine marquerait l’effondrement final de l’éphémère « siècle américain » des néo-conservateurs. La semaine dernière, les reportages des médias occidentaux ont pris un ton désespéré. Depuis les fuites des services de renseignement, c’est l’apocalypse, la morosité et la panique. Les fuites ont rendu les vérités gênantes incontournables (même pour ceux qui préféraient ne pas s’en apercevoir), à savoir que la vaste construction « visuelle » qu’est le projet ukrainien est en train de se défaire lentement.

Le projet « Sauver l’Ukraine pour sauver la démocratie » était censé soutenir la légitimité de l’ordre mondial dirigé par les États-Unis. En réalité, l’Ukraine est devenue le « signe avant-coureur d’une crise terminale » , suggère Kyeyune.

La voie politique qui sera probablement suivie en Amérique est cependant loin d’être évidente. Il est toutefois possible que l’« Autre projet » d’aujourd’hui, le « projet » d’inversion de la « guerre des classes occidentales » , s’effondre lui aussi dans la crise (dans ce cas) du schisme sociétal américain. Le « projet » Woke est improbable, une étrange construction néo-marxiste, dans laquelle une « classe opprimée » est en fait composée de l’élite des intellectuels de l’affirmative-action (qui revendiquent le titre d’oppresseurs rachetés), tandis que les Américains, travaillant dans l’industrie et dans le secteur des services mal payés, sont à l’inverse dénigrés comme des suprémacistes racistes, anti-diversité, des oppresseurs blancs.

La Chine, elle aussi, se transforme : elle se prépare à la guerre que les faucons américains du « Parti unique » réclament de plus en plus. Entre-temps, sa stratégie de « guerre politique » consiste à utiliser la médiation géopolitique, soutenue par une économie puissante, comme moyen non intrusif de poursuivre l’art opérationnel chinois. Ce projet a déjà remodelé le Moyen-Orient et son attrait géostratégique s’étend au monde entier.

La pratique lente et à long terme de la guerre politique du président Poutine (par opposition à l’« art » opérationnel de la Chine) est clairement conçue en tenant compte du fait que la désillusion qui s’installe lentement en Occident à l’égard du libéralisme woke nécessite de murir dans sa chrysalide. Dans la perspective russe, cette approche décrite par Sun Tzu (vaincre le paradigme occidental sans le combattre militairement) appelle à « l’économie de l’application militaire » dans le cadre d’une « guerre » politique globale et holistique.

L’approche russe est donc peut-être plus complexe et plus révolutionnaire : elle englobe la réforme et l’efficacité dans tous les domaines (culturel, économique et politique) de la société russe.

La Chine rejette l’objectif explicite de forcer l’Occident à changer de comportement, mais pour la Russie, sa sécurité dépend de la modification fondamentale de la position militaire des États-Unis en Europe et en Asie. Cet objectif exige à la fois de la patience et l’utilisation de tous les moyens complémentaires à la disposition de la Russie (c’est-à-dire la « militarisation » effective d’outils non militaires tels que la « guerre » financière et énergétique) pour vaincre l’ennemi, tout en restant à un certain seuil, juste avant la guerre totale.

L’Occident, en revanche, sépare conceptuellement les moyens militaires des moyens politiques, ce qui explique peut-être pourquoi les analystes occidentaux considèrent à tort que le « passage » de la Russie des procédures militaires aux pressions diplomatiques ou financières reflète une déficience ou une défaillance de la machine militaire russe. Ce n’est pas le cas. Parfois, ce sont les violons qui jouent, d’autres fois, ce sont les violoncelles. Et parfois, c’est le moment pour les grosses caisses de retentir ; c’est au chef d’orchestre de décider.

Julian Macfarlane a déclaré que la Russie avait entamé une véritable « révolution » à laquelle la Chine se joint désormais. Pour faire valoir son point de vue, Macfarlane adapte le discours de Thomas Jefferson « nous tenons ces vérités pour évidentes… » et le glose en disant « … que tous les États ont un droit égal à la souveraineté, à une sécurité sans partage et à un respect total » . Il replace cela dans le contexte de Jefferson, qui se concentrait sur la tyrannie de la Couronne britannique, tandis que Poutine formule sa doctrine de l’ordre multipolaire en opposition à la tyrannie hégémonique des « règles » américaines.

Xi Jinping ne mâche pas ses mots : « Tous les pays, indépendamment de leur taille, de leur puissance et de leur richesse, sont égaux. Le droit des peuples à choisir indépendamment leur voie de développement doit être respecté, l’ingérence dans les affaires des autres pays doit être combattue, et l’équité et la justice internationales doivent être maintenues. Seul celui qui porte les chaussures sait si elles lui vont ou non » .

Il s’agit d’une doctrine qui bénéficie d’un soutien dans le monde entier. L’UE serait mal avisée de ne pas tenir compte de son attrait.

Revenons donc à Macron et au concept équidistant d’« autonomie stratégique » de l’Union européenne : il est difficile de voir quel espace pourrait constituer un terrain médian entre l’« hégémonie des règles » homogène et la déclaration sino-russe des « droits nationaux » hétérogènes. Ce sera l’un ou l’autre (avec peut-être un peu d’entre-deux possible, si les États-Unis abandonnent leur dogme « avec nous ; ou contre nous »).

De même, Macron met en garde l’UE contre la portée extraterritoriale du dollar américain (et donc des sanctions et en particulier des sanctions à l’encontre des pays tiers).

Pourtant, l’UE ne peut échapper au dollar américain. L’euro est son dérivé.

L’Europe dispose de peu d’infrastructures autonomes de fabrication de matériel de défense. L’OTAN est le cadre politique et militaire dans lequel l’UE opère. Comment échapper à un cadre OTAN qui est si étroitement lié au cadre politique de l’UE ?

L’UE est profondément divisée sur son avenir : Macron veut plus d’autonomie stratégique pour l’Europe (et Charles Michel affirme que cette idée est soutenue par de nombreux États membres), tandis que la Pologne, les États baltes et certains autres veulent plus d’Amérique et plus d’OTAN, ainsi qu’une guerre continue pour détruire la Russie. La Pologne s’est révélée être une critique véhémente de l’Europe occidentale, perçue comme trop molle à l’égard du Kremlin.

En effet, la guerre en Ukraine a inauguré une sorte de changement géopolitique en Europe, écrit Ishaan Tharoor, déplaçant « le centre de gravité de l’OTAN » – comme l’a récemment dit Chels Michta, un officier du renseignement militaire américain – loin de ses ancrages traditionnels en France et en Allemagne, et vers l’est, vers des pays tels que la Pologne, ses voisins baltes et d’autres anciennes républiques soviétiques. En Europe centrale et orientale, a écrit Sylvie Kauffmann, éditorialiste au journal Le Monde, « le poids de l’histoire est plus fort […] qu’à l’Ouest, les traumatismes sont plus frais et le retour de la tragédie est ressenti avec plus d’acuité » .

L’UE est également profondément divisée sur sa structure : Varsovie, nerveuse à l’approche des élections générales prévues cet automne, encourage la paranoïa anti-allemande. Sa propagande suggère que les politiciens polonais de l’opposition sont des agents secrets d’un complot allemand visant à prendre le contrôle de l’UE et à imposer la permissivité dégénérée de l’Occident à la Pologne catholique hétérosexuelle – un « bastion de la civilisation chrétienne occidentale » – contrairement à Bruxelles, qui est considérée comme une conspiration « germanisée » visant à annuler le droit des nations indépendantes à établir leurs propres lois.

Jarosaw Kaczyski, chef du parti PiS, joue avec un avenir alternatif pour l’Europe. Il s’agirait d’une Europe des patries, presque sur le modèle de de Gaulle : une alliance d’États-nations pleinement souverains, au sein de l’OTAN mais indépendants de Bruxelles, qui inclurait la Grande-Bretagne après le Brexit, plutôt que les seuls membres actuels de l’UE. (Il n’y a pas de Troisième « Empire » de l’UE ici).

Dans un discours important, le Premier ministre polonais a souligné que le moment était venu de bousculer le statu quo plus à l’ouest et de dissuader ceux qui, à Bruxelles, voudraient « créer un super-État gouverné par une élite restreinte. En Europe, rien ne peut mieux protéger les nations, leur culture, leur sécurité sociale, économique, politique et militaire que les États-nations » , a déclaré Morawiecki. « Les autres systèmes sont illusoires ou utopiques » .

Les élections doivent avoir lieu cet automne en Pologne et les sondages suggèrent que le résultat sera serré.

Il semble que Macron ait ouvert une véritable boîte de Pandore. Peut-être était-ce là son intention, ou peut-être s’en moquait-il, son objectif étant avant tout national : façonner une nouvelle image dans le contexte d’un paysage électoral français changeant et turbulent.

Quoi qu’il en soit, l’Union européenne est prise au milieu d’un maelström de changements géopolitiques à un moment où elle est confrontée à la possibilité d’une crise bancaire, d’une forte inflation et d’une contraction de l’économie. La simple survie pourrait devenir plus urgente que les réflexions spéculatives de Macron sur la transformation de l’UE en une Troisième force.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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