Par Leonid Savin − Le 5 avril 2021 − Source Oriental Review
Le Pentagone a pour mission de passer d’une présence physique à des opérations en ligne sophistiquées dans un avenir proche. Et, pour les communautés militaires et politiques américaines, le mois de mars s’est avéré plutôt fructueux en ce qui concerne les différentes doctrines et stratégies.
Début mars, l’Interim National Security Strategic Guidance a été publié à l’initiative de la Maison Blanche. Ce document a été préparé pour guider toutes les actions liées à la vision stratégique de la défense et de la sécurité des États-Unis. C’est-à-dire qu’il concerne directement le bloc militaire et la communauté du renseignement.
Les faiblesses ont été remarquées immédiatement. Par exemple, le lieutenant-général à la retraite Thomas Spoehr, aujourd’hui directeur du Centre pour la sécurité nationale de la Heritage Foundation, a noté que le document d’orientation contenait « quelques pensées déroutantes« . Le document affirme que les dépenses de défense seront réduites, notamment dans la section consacrée à la modernisation de l’arsenal nucléaire américain. En fait, il indique que les États-Unis vont réduire le rôle des armes nucléaires dans leur stratégie de sécurité nationale. Pourtant, lors de son audition de confirmation devant le Congrès, le secrétaire à la défense Lloyd Austin a déclaré que la dissuasion nucléaire était « la mission la plus prioritaire du DOD ».
La nouvelle stratégie de Biden identifie la plus haute priorité comme étant l’investissement dans les personnes, donc la formation du personnel militaire plutôt que le remplacement de l’arsenal nucléaire et autres initiatives similaires.
Une autre incohérence est la déclaration selon laquelle les États-Unis éviteront les « guerres éternelles » qui coûtent des milliers de milliards de dollars et des milliers de vies. Biden s’est déjà montré partisan de l’aventurisme militaire en donnant l’ordre de frapper des cibles en Syrie. Il est peu probable qu’il puisse résister aux remontrances continues de ses conseillers, qui sauront le convaincre de protéger les intérêts américains, où qu’ils se trouvent.
Il est révélateur que les principales priorités soient les mêmes que dans les stratégies de Trump – la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran sont identifiés comme représentant la plus grande menace. Mais alors que Trump a déclaré que les États-Unis n’interviendraient pas dans les affaires des autres pays, Biden est revenu à la méthode plus traditionnelle des Démocrates – faire progresser les valeurs « démocratiques » dans le monde. Il faut probablement y voir une volonté de mener une nouvelle série de révolutions de couleur adaptées au monde actuel, ainsi que d’exercer des pressions par le biais d’alliances pro-américaines telles que l’OTAN.
En ce qui concerne les régions, l’accent a été mis sur l’Europe, l’hémisphère occidental et la région Asie-Pacifique. Les pays avec lesquels les États-Unis ont l’intention de développer leurs partenariats sont le Royaume-Uni, le Canada, le Mexique, l’Inde, le Vietnam, Singapour, la Nouvelle-Zélande et les États membres de l’ANASE.
Outre les idées pour diffuser la démocratie, une part assez importante du document porte sur les nouvelles technologies, notamment le cyberespace et la 5G. Il est possible d’en conclure que la nouvelle administration va intensifier son utilisation des opérations cybernétiques comme moyen de guerre non cinétique. Ce n’est pas une coïncidence si toutes les accusations de cyberattaques sous Biden sont dirigées contre la Russie, et il a même été déclaré publiquement que les États-Unis riposteront.
Il faudra probablement attendre environ un an avant qu’une stratégie de sécurité nationale complète soit publiée, ainsi qu’une stratégie similaire couvrant la défense américaine. Pour l’heure, M. Biden tente d’établir ses priorités afin d’envoyer un message à la fois aux autorités américaines et aux autres États.
Le 16 mars, l’armée américaine a publié une nouvelle stratégie intitulée « Army Multi-Domain Transformation. Prêt à gagner dans la compétition et les conflits« .
Ce document présente également un intérêt considérable. Il parle de l’expansion de la présence des troupes terrestres américaines dans le monde et note : « Dans la région indo-pacifique, 24 des 29 chefs des forces armées sont des officiers de l’armée de terre, et sur les 30 États membres de l’OTAN, 22 ont des chefs des forces armées issus de leurs armées respectives. Grâce à cette parenté professionnelle, l’armée américaine peut jouer un rôle surdimensionné en soutenant les objectifs inter-agences des États-Unis dans une approche pangouvernementale. » Ce principe de « soft power » au sein du « hard power » est utilisé depuis longtemps par l’armée américaine pour attirer des partenaires d’autres pays dans sa zone d’influence.
Commentant la nouvelle stratégie, le chef d’état-major de l’armée américaine, le général James McConville, a noté que les méthodes de guerre non militaires sont très demandées de nos jours. Selon le général McConville, « la concurrence narrative est la lutte mondiale constante pour les cœurs et les esprits d’une myriade de publics différents dans différentes nations. C’est la lutte pour raconter l’histoire de l’Amérique et redorer sa réputation lorsque les adversaires tentent de la salir et de désinformer à son sujet. Tout ce que l’armée de terre fait qui n’est pas secret contribue à la réputation nationale, en bien ou en mal… Les actes insensibles ou contraires à l’éthique qui permettent d’accomplir la mission aujourd’hui peuvent causer des dommages durables à la réputation que toutes les autres unités devront affronter par la suite. »
Il explique que la concurrence directe et indirecte est définie par le fait que les États-Unis sont prêts à passer à l’utilisation de la force armée ou non. Essentiellement, la concurrence « directe » correspond à toute situation où les décideurs politiques sont prêts à voir les troupes américaines tuer des citoyens étrangers. La concurrence indirecte, quant à elle, signifie que les États-Unis n’ont pas l’intention d’utiliser la force létale, bien que des combats ouverts par des alliés, des partenaires et des mandataires soient tout à fait envisageables dans ce cas. Ainsi, fournir aux rebelles afghans des missiles Stinger contre l’URSS était un conflit indirect, même si des personnes sont mortes, tandis que déployer une brigade de combat sur le territoire d’un allié menacé est un conflit direct, car il y a la possibilité d’un affrontement entre les forces américaines et étrangères.
Il y a ici une allusion claire à la manière dont les États-Unis se comporteront vis-à-vis de la Chine (y compris le soutien à Taïwan), ainsi que de la Russie et de l’Iran.
L’article traite également de la manière de gagner à sa cause les pays qui entretiennent de bonnes relations avec des ennemis potentiels. On peut y lire :
Les plus courantes de ces [situations] sont les nombreux cas où les États-Unis et un adversaire ont tous deux des relations ou une présence durables. C’est l’une des différences significatives entre la compétition actuelle entre grandes puissances et la guerre froide. Aujourd’hui, même certains des alliés les plus proches et les plus anciens des États-Unis entretiennent des relations importantes avec des adversaires.
Les débats au sein des gouvernements de certains de nos alliés les plus proches pour savoir s’il faut privilégier la sécurité et les liens avec les États-Unis ou l’économie et la Chine en ce qui concerne l’infrastructure des technologies de l’information sont des exemples de la manière dont la concurrence indirecte se produit pratiquement partout…
Dans n’importe quel pays, les deux grandes puissances procèdent à des échanges entre militaires, fournissent une assistance technique, accueillent des étudiants pour des formations militaires, renforcent les capacités des forces de sécurité, vendent des équipements ou achètent des biens et des services à la population locale… Le partenaire est heureux d’envoyer des étudiants dans les écoles de guerre des deux grandes puissances ou d’acheter des équipements aux deux.
Et, pour séduire définitivement les partenaires, l’armée américaine suggère de saper la réputation des pays identifiés comme concurrents.
Une bonne réputation est un atout stratégique : la concurrence narrative […] se traduit par la montée et la chute de la réputation d’un pays en fonction des perceptions générales de sa force, de sa fiabilité et de sa détermination. La concurrence narrative est permanente, ouverte et plus vaste qu’un événement ou une question unique. C’est le lien entre de multiples instances subordonnées de compétition sur des questions spécifiques et un ensemble plus vaste.
La concurrence narrative est durable et cumulative ; la réputation des États-Unis s’accumule avec le temps… Malgré ce pouvoir, la concurrence narrative a ses limites. Les États-Unis pourraient être prééminents en matière de réputation mondiale, mais ne pas être en mesure de rivaliser efficacement sur une question spécifique parce qu’ils n’ont pas établi les relations, manquent de présence ou ne disposent tout simplement pas des capacités pertinentes pour la situation.
Il est également prévu de mener des actions asymétriques en mettant l’accent sur l’image dominante de l’Amérique en tant que défenseur de la démocratie.
Dans la mesure où les systèmes et les valeurs démocratiques ouverts désavantagent les États-Unis dans ce qu’on appelle parfois la guerre politique, ces mêmes caractéristiques font des États-Unis un partenaire plus attrayant. Si l’adversaire utilise la concurrence en deçà du conflit armé par des moyens tels que le harcèlement des pêcheurs dans les zones contestées ou la conduite de campagnes de désinformation, la meilleure réponse pour la force conjointe ne sera peut-être pas de tenter de répondre symétriquement par une forme d’agression similaire. Les actions agressives d’un adversaire créent la possibilité d’une réponse asymétrique, dans laquelle l’allié ou le partenaire menacé est désireux de coopérer davantage avec les États-Unis.
L’intérêt de nouveaux documents comme ceux-ci est confirmé verbalement par d’autres militaires de haut rang au niveau officiel.
Lors d’une audition au Sénat américain le 25 mars 2021, le secrétaire adjoint à la Défense par intérim pour les opérations spéciales et les conflits de basse intensité, Christopher Maier, a déclaré que « la communauté des forces d’opérations spéciales continue de faire des progrès dans l’adaptation de ses capacités au défi de la concurrence entre grandes puissances avec la Russie et la Chine. »
Le général Richard Clarke, commandant des forces d’opérations spéciales (FOS) du Pentagone, a indiqué que 5 000 soldats des forces d’opérations spéciales sont présentes dans 62 pays. Elles mènent des actions conjointes avec des partenaires d’autres pays, et un travail inter-agences est en cours pour découvrir des réseaux trans-régionaux, prévenir des actes de terrorisme, suivre des opérations financières, etc.
Les FOS joueront un rôle central dans l’opposition à la Chine et à la Russie à l’avenir. Elles « coordonneront la MISO menée via Internet et engageront activement des publics étrangers pour exposer, contrer et concurrencer la propagande hostile et la désinformation en ligne ».
En 2021, nous incorporerons nos premiers partenaires étrangers et liaisons inter-agences… Enfin, nous sommes reconnaissants pour une gamme d’autorités accordées par le Congrès qui permettent aux FOS d’avoir un impact surdimensionné dans de multiples ensembles de missions. Les opérations menées en vertu de l’article 127e du 10 USC (CT) offrent des options flexibles pour exercer une pression CT dans des zones autrement inaccessibles ou contestées, et les opérations menées en vertu de l’article 1202 du FY18 NDAA (guerre irrégulière) sont essentielles pour appliquer les capacités des FOS afin de mettre en lumière les acteurs malveillants et de leur imposer un coût. En outre, les autorités en vertu de l’article 127f du 10 USC (renseignement / contre-espionnage) et de l’article 1057 de la NDAA de l’exercice 20 (préparation opérationnelle clandestine de l’environnement) ont remplacé l’autorisation de dépenses d’urgence et extraordinaires, ce qui permet d’appliquer les capacités des FOS avec une efficacité et une transparence accrues.
Cela signifie que les législateurs américains ont donné leur feu vert pour élargir l’éventail de toutes sortes d’opérations secrètes visant à violer la souveraineté d’autres pays, tout en rivalisant avec les moyens de propagande un vaste arsenal d’opérations d’information allant du fait de ternir l’image de la Russie sur la scène mondiale à l’utilisation de bots et de trolls dans l’activité en ligne.
La transformation numérique et l’introduction de l’intelligence artificielle sont également à l’ordre du jour des forces spéciales américaines.
Paul Nakasone, le commandant du US Cyber Command, s’est également exprimé devant le Sénat le 25 mars. Il a déclaré : « La Russie est un cyber-adversaire sophistiqué. Elle a démontré sa capacité à mener de puissantes campagnes d’influence par le biais des médias sociaux. Moscou mène des opérations de cyber-espionnage et autres opérations efficaces et a intégré les cyber-activités dans sa stratégie militaire et nationale. Malgré l’exposition publique et les inculpations de cyberacteurs russes, la Russie reste déterminée à façonner le récit mondial et à exploiter les réseaux et les cybersystèmes américains. »
Nakasone a présenté le formidable agenda de son agence pour 2021.
Compte tenu des préparatifs de l’armée américaine en vue d’une action plus décisive et de son attitude partiale à l’égard des autres pays, il est vraiment inutile d’espérer une normalisation des relations entre les États-Unis et la Russie.
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone
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