Par Dmitry Orlov – Le 13 juin 2021 – Source Club Orlov
La technosphère, que j’ai définie dans mon livre de 2016 Shrinking the Technosphere comme une intelligence émergente mondiale non humaine animée par une téléologie abstraite de contrôle total, a vu ses intérêts grandement avancés au cours de la pandémie de coronavirus de 2020-21, avec de grandes parties des populations humaines forcées de se soumettre à des mesures de contrôle qui se moquent de leurs droits humains et de leurs valeurs démocratiques tant vantés. C’était à prévoir : les technologies les plus puissantes de la technosphère sont celles qui tuent, et la façon dont elle s’en sert reflète sa haine profonde pour tous les êtres vivants, en particulier ceux qui sont volontaristes et difficiles à contrôler. Mais ensuite, la technosphère a commencé à rétrécir dans certains endroits. Elle est encore forte dans d’autres, mais il n’est pas trop tôt pour imaginer (oserais-je dire, prédire ?) comment elle pourrait continuer à rétrécir et quelles en seront les conséquences.
Dans mon livre, j’ai décrit les raisons et les méthodes qui nous permettront d’éviter de nous retrouver piégés sous la carcasse inerte de la technosphère. J’ai même fourni une feuille de route que les lecteurs pouvaient utiliser pour suivre leurs progrès en se libérant des griffes de la technosphère. Comme on pouvait s’y attendre, cela n’a servi à rien. Les seuls livres pratiques de ce monde sont les livres de cuisine ; les autres sont lus principalement pour se divertir – d’abord seul et, plus tard, lors de cocktails. Et le but de les écrire est de gagner un peu d’argent supplémentaire pour payer les baby-sitters (du moins, c’était mon cas à l’époque).
Pour comprendre ce qui semble devoir se passer, il faut d’abord se plonger dans l’ontologie de la technosphère : sur quoi fonctionne son logiciel d’intelligence émergente ? Il s’avère que, vu comme un système d’exploitation de réseau, il fonctionne en partie sur des cerveaux humains, mais surtout sur diverses puces électroniques, auxquelles est attaché un large assortiment de capteurs optiques, électromagnétiques et mécaniques. Bien que les humains exercent (pensent exercer) encore un minimum de contrôle sur la technosphère, celle-ci a une tendance naturelle à lui retirer le contrôle, même lorsqu’il s’agit de prendre des décisions de vie ou de mort, comme l’a montré un événement récent en Libye où un avion militaire sans pilote a pris de manière autonome la décision de tuer quelqu’un. Et l’exercice du contrôle nécessite des circuits de contrôle.
Ayant eu une carrière réussie en tant qu’ingénieur en électronique, puis en tant qu’ingénieur en logiciel, je suis en quelque sorte un musée ambulant de la technologie de l’automatisation et je peux vous faire faire un bref tour de son développement. L’élément de commande le plus stupide est l’interrupteur. Il n’a pas de mémoire et ne décide de rien. L’élément de commande suivant, un peu moins stupide, est un interrupteur à bascule : il se souvient si la lumière est allumée ou éteinte et, lorsqu’il est actionné, il l’éteint ou l’allume. Nous sommes déjà bien avancés : pour construire un ordinateur, nous n’avons besoin que de quelques éléments supplémentaires. Nous avons besoin d’un interrupteur à seuil avec deux boutons, qui, selon ce que vous voulez, allume la lumière lorsque l’un des boutons est enfoncé (appelé une « porte OU« ) ou lorsque les deux boutons sont enfoncés (appelé une « porte ET »). Nous avons également besoin d’un « NON » : quelque chose qui éteint la lumière lorsqu’il est actionné. Enfin, nous avons besoin d’un actionneur ; au lieu d’allumer une ampoule, tous ces éléments doivent être capables de pousser les boutons les uns des autres. Et nous voilà partis pour la course !
Tout ce qui précède peut être mis en œuvre à partir d’un nombre quelconque de composants : mécaniques, pneumatiques, hydrauliques, mais aucun d’entre eux n’était particulièrement pratique pour automatiser les fonctions de contrôle. L’avènement des circuits électriques a rendu possible l’utilisation de composants électromécaniques, permettant la grande percée que fut le commutateur Strowger, breveté en 1891. Il remplace le standardiste humain : au lieu de tourner une manivelle et de dire « Numéro 17, s’il vous plaît ! », il suffit de tourner le cadran rotatif, d’abord sur 1, puis sur 2, ce qui entraîne un clic, une pause, puis 7 clics rapides (les numéros de téléphone à deux chiffres étaient la limite à l’époque, limitant un central téléphonique à 99 abonnés).
Ce système a fonctionné pendant une période étonnamment longue. Au milieu des années 1970, je me suis retrouvé dans une chambre d’hôtel en Italie, équipée d’un téléphone à cadran rotatif muni d’un petit cadenas pour empêcher les clients de composer un numéro. Mais j’avais besoin de téléphoner en Russie, alors j’ai tapé tout le numéro interurbain sur le « crochet ». Après tout, le cadran rotatif ne fait qu’actionner un interrupteur câblé en séquence avec le « crochet ».
L’évolution des circuits de commande est passée de l’électromécanique (basé sur des solénoïdes et des relais) au tube à vide (composé d’interrupteurs à tube à vide et de noyaux de ferrite pour former des cellules de mémoire), puis au transistor discret, aux premiers circuits intégrés (quelques centaines à quelques milliers de transistors sur une puce) et enfin aux circuits intégrés modernes à grande échelle, avec un récent record établi par la puce de mémoire flash V-NAND eUFS (empilée en 3D) de Samsung, avec 2 000 milliards de MOSFETs à grille flottante (4 bits par transistor). Ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez pas ce que cela signifie ; retenez simplement que c’est sacrément impressionnant, parce que ça l’est. Mais c’est là que réside le danger. La course à la construction de puces de plus en plus puissantes pourrait bien se diriger vers une falaise.
À l’heure actuelle, presque tous les objets – voitures, machines à laver, chauffe-eau, routeurs Internet… – sont équipés de circuits de commande, tous basés sur des micropuces. À leur tour, ces puces sont fabriquées dans des usines gigantesques dont la construction coûte plusieurs milliards de dollars. Comme les économies d’échelle ne sont réalisables qu’en concentrant la production, chaque micropuce est généralement fabriquée dans une seule usine. Pour conserver un avantage concurrentiel, les micropuces ne sont pas interchangeables. Par conséquent, chaque conception de dispositif comprenant des micropuces (ce qui est désormais le cas de la plupart d’entre eux) ne peut être construite que si chaque micropuce qu’elle utilise est disponible. Si ce n’est pas le cas, il faut alors un processus de reconception très coûteux pour remplacer cette puce par une autre. Souvent, cela n’est pas économiquement réalisable, ce qui signifie que les lignes de production sont simplement arrêtées jusqu’à ce que tous les composants nécessaires soient disponibles.
Nous avons déjà eu des alertes. Un tsunami au Japon en 2011 a fait grimper les prix de certaines puces de mémoire d’ordinateur, dont plus de la moitié était produite au Japon. Une inondation en Thaïlande a provoqué une pénurie de régulateurs de tension, interrompant les chaînes de production automobile dans le monde entier. Et maintenant, après une année d’urgence due au coronavirus, il y a une grave pénurie de puces en raison des arrêts des usines de semi-conducteurs dans le monde entier. Jusqu’à présent, la Covid-19 a tué 3,75 millions de personnes dans le monde, soit environ 0,047 % de la population mondiale, ajoutant moins de 5 % au taux de mortalité annuel normal de 0,7 %. Maintenant que de nombreux vaccins sont disponibles (le Spoutnik-V russe a été approuvé dans plus de 65 pays) et que des protocoles sont en place dans le monde entier pour détecter rapidement et limiter la propagation de toute nouvelle contagion, une reprise [de la pandémie, NdT] semble peu probable.
Ce qui semble probable (et qui est déjà observable dans de nombreux endroits du monde), c’est une grave dislocation économique. Les arrêts de production dus au coronavirus ont provoqué des perturbations de la chaîne d’approvisionnement dans le monde entier, notamment dans l’industrie des semi-conducteurs, entraînant l’arrêt de nombreuses chaînes de production. Et puis, il y a les effets d’entraînement. Les arrêts des chaînes de production automobile ont entraîné une hausse de prix des voitures neuves. Les sociétés de location de voitures ont donc dû augmenter leurs tarifs. À leur tour, de nombreux touristes ont reconsidéré leurs projets de voyage, ce qui a fait chuter les revenus des voitures de location, qui ont acheté moins de voitures neuves lorsque la production a repris, ce qui a rendu plus difficile pour les constructeurs automobiles de récupérer leurs pertes.
La reprise post-coronavirus en forme de V à laquelle on s’attendait ne s’est pas matérialisée ; au lieu de cela, nous assistons à un début d’hyperinflation. Pour les gouvernements très endettés, principalement en Occident mais aussi ailleurs, le remède habituel consistant à lutter contre l’inflation en réduisant les dépenses tout en augmentant les taux d’intérêt n’est plus possible, car même une légère augmentation des taux d’intérêt les rendrait incapables de payer les intérêts de leur dette, sauf à imprimer encore plus de monnaie, ce qui ferait encore augmenter l’inflation.
Mais ces répercussions ne sont qu’économiques et financières ; les pires seront physiques et se manifesteront par l’incapacité de maintenir les divers systèmes de survie qui contrôlent l’approvisionnement en eau, en électricité, en carburant, en nourriture, en médicaments et autres produits essentiels. Au cours des dernières décennies, les systèmes qui fonctionnaient auparavant sur la base de calendriers papier et d’opérations manuelles (tourner des vannes et actionner des interrupteurs) ont été automatisés, ce qui les rend plus efficaces (dans un sens limité) mais beaucoup plus fragiles.
Les systèmes de contrôle électronique sont un mille-feuilles de couches de technologies. À la base, on trouve des serveurs installés dans les racks de centres de données et des systèmes clients avec des écrans et des claviers dans les salles de contrôle. Au-dessus de ce matériel se trouvent des systèmes d’exploitation. Par-dessus les systèmes d’exploitation, on trouve des environnements de développement intégrés utilisés pour développer des outils d’automatisation des processus. Enfin, les outils d’automatisation des processus permettent aux intégrateurs de systèmes de configurer les systèmes de contrôle en faisant un glisser-déposer graphique et en reliant les composants du système tels que les actionneurs et les capteurs, et de définir les règles et les paramètres de configuration pour leur fonctionnement. Si l’on supprime un élément d’une couche quelconque, l’ensemble de ce système Rube Goldberg, fragile et précaire, cesse de fonctionner. L’impossibilité de remplacer l’un de ces composants lorsqu’il tombe en panne par une unité compatible – qu’il s’agisse d’un simple capteur, d’un routeur ou d’un serveur – oblige au moins une partie de l’ensemble du système à s’arrêter. Et si ce remplacement ne peut être trouvé, le système reste en panne.
Si l’on cherche la première victime de l’effondrement, l’industrie mondiale des semi-conducteurs est une candidate de choix. Elle est très gourmande en énergie et extrêmement capitalistique. Elle dépend d’un approvisionnement énergétique régulier et fiable – l’éolien et le solaire ne suffisent pas en raison de leur intermittence. Elle dépend de la disponibilité de silicium cristallin de la plus haute pureté et d’éléments de terres rares qui ne proviennent que de quelques endroits dans le monde, le principal étant la Chine. Enfin, elle exige une main-d’œuvre hautement disciplinée et qualifiée. Le plus grand exportateur de circuits intégrés est de loin la Chine (Hong Kong et Taïwan inclus), suivie de la Corée du Sud, de Singapour et de la Malaisie. Les États-Unis ne sont que le premier d’une longue liste d’acteurs mineurs sur des marchés de niche.
Il semble naturel de s’attendre à ce que, dans la mesure où les conditions de marché affectant l’industrie des semi-conducteurs continuent de se détériorer alors que la demande de composants critiques nécessaires au maintien des systèmes d’infrastructure vitaux dans le monde entier ne faiblit pas, la Chine soit en mesure d’exercer une influence disproportionnée sur la disponibilité de ces composants. Il est tout à fait prévisible que le parti communiste chinois considère l’industrie des semi-conducteurs comme stratégiquement importante et en nationalise des parties clés, en en faisant un outil de politique étrangère. Les États-Unis feront bien sûr semblant de faire quelque chose pour remédier à cet état de fait, ce qui créera un environnement international bruyant, mais ils ne seront pas en mesure d’empêcher que l’accès aux produits semi-conducteurs soit rationné, la Chine ayant le contrôle presque total des arrangements.
Ces arrangements seront probablement appliqués par la Chine et la Russie, qui travaillent en tandem. La Chine est insulaire par nature et peut en général soit commercer avec d’autres cultures, soit les absorber. La seule exception est la Russie, à laquelle la Chine s’accroche maintenant comme une petite amie en manque d’affection. La symbiose est naturelle : contrairement à la Chine, la Russie est à l’opposé de l’insularité et peut digérer et s’approprier des civilisations étrangères entières. Un siècle, ce sont les Mongols ; le suivant, les Allemands ; puis toute la cour impériale russe se met à parler français ; et maintenant l’anglais est à la mode.
Comme l’a dit Poutine, « les frontières de la Fédération de Russie ne s’arrêtent nulle part ». Contrairement à la Chine, dont l’armée est énorme mais n’a pas été testée au combat et ne s’intéresse pas à la projection de puissance, les Russes sont une culture guerrière qui s’enorgueillit de son invincibilité et qui a fait de la coercition à la paix sa spécialité. La Russie excelle dans la construction et l’exploitation d’énormes systèmes de production d’énergie, de transport et de matériaux dont la Chine a besoin et elle dispose des vastes ressources naturelles pour continuer à les exploiter pendant des siècles. Ses combustibles fossiles tiendront encore un demi-siècle ; ensuite, si tout se passe comme prévu, elle passera à la combustion d’uranium appauvri grâce à sa technologie de cycle nucléaire fermé, dont elle a déjà stocké l’équivalent de quelques milliers d’années.
Face à ces difficultés majeures, la technosphère n’a pas baissé les bras. Sans remplir de formulaire de changement d’adresse, elle s’est discrètement délocalisée et s’affaire à faire du télétravail entre Moscou et Pékin. Les fringants garçons de Davos et leur méchant James Bond en herbe, Klaus Schwab, doivent encore s’habituer à cette tournure des événements. Poutine et Xi le leur ont dit en face lors de leur dernière conférence virtuelle, mais je ne pense pas qu’ils aient encore pris conscience de la nouvelle ; laissons-leur le temps. Les Allemands semblent être plus rapides à comprendre que les autres, car ils ont compris que sans le gaz naturel russe, ils ne seraient rien. Les Américains semblent être les plus lents ; à ce rythme, il faudra peut-être une éternité pour que la lumière monte aux étages. Ils risquent de sombrer dans le vide gargouillant tout en s’exclamant que leur Atlantide ne coule pas !
Et veuillez acheter mon dernier livre, The Arctic Fox Cometh.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone