Par M.K. Bhadrakumar – Le 8 novembre 2024 – Source Indian Punchline
Un grand paradoxe de notre époque est que la robustesse de la démocratie américaine en est venue à se mesurer en cuillères à café en termes de système archaïque de votes au collège électoral du pays. Le résultat est que les observateurs étrangers dépourvus du sens des forces de l’histoire confondent le bois avec les arbres. Les anciens Grecs qui ont inventé la démocratie n’ont jamais pensé à un système de collège électoral. Le mot démocratie vient de deux mots grecs qui signifient peuple (demos) et règle (kratos).
Ne manquez pas le fait que la victoire écrasante de Donald Trump aura des conséquences. Trump est sur la voie du retour, quelque chose qui ne se produit que pour la deuxième fois dans l’histoire américaine. Il se battait contre de très fortes probabilités, y compris de réelles menaces d’assassinat par des forces inconnues dont l’identité reste encore un mystère, et dans des circonstances enveloppées de ténèbres impossibles à pénétrer. Il estime qu’il est entièrement redevable à la volonté de Dieu.
Et il a poursuivi en obtenant un mandat si complet qu’aucune mise en garde ne peut y être attachée — obtenir la majorité des voix (la première fois que cela se produit en 20 ans) ainsi que remporter un grand chelem dans les principaux États et comtés clés, en plus de repartir avec une impressionnante majorité du Parti républicain au Sénat ; tout cela ne peut être considérée que comme le reflet de la “Trumpmania” balayant l’Amérique d’un océan à l’autre. Si ce n’est pas une vague, qu’est-ce que c’est ?
Kamala Harris n’a pas perdu de temps pour en comprendre la signification et a gracieusement accepté la volonté de la nation. The Guardian, qui n’est pas un ami de Trump, rapportait aujourd’hui : “Les résultats montrent que l’Amérique est fermement revenue aux Républicains. Les Démocrates avaient remporté 2020 en augmentant leur part de votes dans tout le pays, mais 90% des comtés sont revenus aux Républicains en 2024.”
Le président russe Vladimir Poutine s’est finalement senti obligé de changer d’avis et “d’offrir mes félicitations pour l’élection [de Trump] à la présidence des États-Unis. » Tout ce discours rance à Moscou sur l’“Apocalypse now » de la démocratie américaine s’essouffle. Et le rugissement sourd d’une retraite est vaguement audible dans le revirement de Poutine dans son ton conciliant lors d’un discours majeur à Sotchi, hier.
Poutine, qui a maintenu qu’il ne féliciterait pas Trump, a probablement suivi l’exemple de Pékin. La veille de la prise de parole de Poutine jeudi soir, le président chinois Xi Jinping avait envoyé un message de félicitations officiel à Trump pour sa victoire électorale soulignant que « l’histoire nous dit que les deux pays ont tout à gagner dans la coopération et à perdre dans la confrontation ».
Xi a écrit : » Une relation Sino-américaine avec un développement stable, sain et durable sert les intérêts communs des deux pays et répond aux attentes de la communauté internationale. On espère que les deux parties, dans les principes de respect mutuel, de coexistence pacifique et de coopération gagnant-gagnant, renforceront le dialogue et la communication, géreront correctement les différends, élargiront la coopération mutuellement bénéfique et trouveront le bon moyen pour la Chine et les États-Unis de s’entendre dans la nouvelle ère au profit des deux pays et du monde.”
Ces signes naissants d’une nouvelle aube dans la politique des grandes puissances pourraient bien s’avérer être la saillance des politiques étrangères de la nouvelle administration Trump. Qui sait ? Pékin sent que les États-Unis réapparaissent de manière crédible en tant que porte-drapeau et qu’un enterrement décent du dollar américain n’est nulle part en vue, BRICS ou pas BRICS.
En comparaison, hélas, la rhétorique hyperbolique de Moscou était que les élections américaines sonnaient le glas de la démocratie en Amérique et que le pays pourrait même se désintégrer :
Pour la république [des États-Unis] elle-même, les sombres pressentiments abondent. Certains avertissent qu’une discorde incontrôlée pourrait déchirer l’union, faisant des États des Ennemis jurés de se conquérir les uns les autres, tout comme les royaumes d’autrefois se sont affrontés sur des champs imbibés de sang. Les batailles politiques, autrefois confinées aux discours et aux votes, pourraient bientôt prendre la forme de l’acier et du feu, les régions cherchant à dominer ou à défendre leur mode de vie. Dans un tel paysage, les bannières des États libres pourraient être hissées haut, chacun soutenant son propre règne “donné par Dieu”, même s’ils marchent les uns contre les autres.
C’est une absurdité poussée à l’extrême, et elle est apparue dans une publication financée par le Kremlin, le 3 novembre. Encore une fois, la déclaration du ministère des Affaires étrangères à Moscou dans l’après-midi du 6 novembre, alors même que la nouvelle de la victoire de Trump apparaissait, était tout simplement épouvantable, défensive comme le comportement d’un porc-épic en période de stress, soulevant ses piquants avec des frissons corporels, claquant des dents et produisant une odeur désagréable pour avertir les prédateurs de ne pas s’approcher.
Mais là encore, Poutine, heureusement, avait d’autres pensées en tête et a fait amende honorable juste à temps.
D’un autre côté, la Chine espère qu’un président fort à la Maison Blanche pourrait être une bonne chose, alors que les néocons shibboleths sont écartés, et avec un esprit imprégné de cognition intuitive et de réalisme, Trump est en mesure de prendre des décisions difficiles.
Si cela se produit, bien sûr — en s’orientant vers une trajectoire non conflictuelle dans la relation sino-américaine qui a un potentiel transparent pour créer une synergie pour le mouvement MAGA de Trump ainsi que pour l’ascension pacifique de la Chine — cela devient un “gagnant-gagnant” pour toutes les parties et l’humanité dans son ensemble.
Il y a quatre décennies, en fait, Trump avait proposé à Ronald Reagan, nouvellement élu, précisément une telle détente avec l’Union soviétique dans un article payé d’une pleine page dans le New York Times et avait même proposé d’être un envoyé présidentiel pour le rendre possible.
Le cœur du problème est que Trump 2.0 reste une énigme. Il est important de noter qu’il est président après un stage de quatre ans à Washington DC de 2016 à 2020. Mais il ne fait aucun doute que Trump affirmera son autorité présidentielle. Il n’a plus de hauteurs à conquérir dans une carrière tumultueuse, ce qui fait de lui, comme l’alouette de Shelly, “une joie sans corps dont la course ne fait que commencer.”
Robert Kennedy Jr, a déclaré : « J’ai passé deux jours avec [Trump] récemment et il disait des choses qui m’ont choqué un peu. Le niveau de changement qu’il veut apporter à notre gouvernement, je pense, va être sans précédent. Il veut une révolution et je pense qu’il va en avoir une.”
Les 11 mots qui ont secoué le monde dans le discours de victoire de Trump étaient sans aucun doute: “Je ne vais pas déclencher des guerres, je vais arrêter les guerres.”
En effet, la Chine prend la victoire de Trump très au sérieux ; de manière rationnelle, positive et avec un optimisme prudent. En théorie, Pékin est rassuré que des assistants comme le PDG de Tesla, Elon Musk, puissent donner un sens des proportions à l’élaboration des politiques de Trump. Certes, Trump ne peut espérer inverser la tendance des forces historiques et restaurer l’hégémonie américaine. En tant qu’État civilisation, la Chine a ses propres concepts de temps et d’espace.
L’économie chinoise est loin de s’effondrer. Et il est irréaliste de mener une guerre technologique et d’imposer des normes mondiales vis-à-vis d’une vaste économie comme celle de la Chine, qui a atteint des niveaux élevés de recherche et d’innovation soutenus par une production industrielle à une échelle dépassant celle de l’ensemble du monde occidental réuni. L’analogie des années 1970 selon laquelle les États-Unis briseraient la volonté du Japon et l’obligeraient à être un subalterne pour toujours ne tient pas aujourd’hui.
Ensuite, il y a l’esprit du temps qui doit être noté: le PDG du groupe de réflexion officiel du gouvernement à New Delhi, NITI Aayog (Institution Nationale pour la Transformation de l’Inde) — ancienne commission de Planification — vient de déclarer que l’Inde devrait demander l’adhésion au RCEP (Accord de Partenariat Économique Global Régional) où la Chine a un rôle de premier plan, pour exploiter le potentiel du bloc de libre-échange comprenant le groupe des 10 membres de l’ASEAN plus leurs six partenaires de l’ALE, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.