Par Dmitry Orlov – Le 6 août 2019 – Source Club Orlov
Cela fait presque trois ans que j’ai publié mon livre Shrinking the Technosphere, et un critique avisé pourrait faire remarquer que cela n’a pas fonctionné comme prévu parce que la technosphère ne s’est pas rétrécie. C’est vrai qu’il s’agissait d’un guide pratique un peu ironique, mais on ne sait pas combien de personnes ont pris la peine de le lire et de mettre en pratique ce que je prêche. Il est possible d’être un peu équivoque sur le fait que la technosphère ne rétrécit pas : par exemple, les commandes de camions lourds aux États-Unis sont en baisse de 81% par rapport à l’année dernière. Ces camions de classe 8 transportent la grande majorité des marchandises aux États-Unis et cet effondrement signale un ralentissement majeur de l’économie dans son ensemble.
La technosphère n’est peut-être pas tout à fait florissante, mais elle ne semble pas non plus particulièrement rétrécir. Ce ne sont pas les techno-optimistes qui manquent pour parler des nouvelles technologies comme les nanotechnologies, la biotechnologie, la technologie moléculaire, cellulaire et nucléaire, la technologie des cellules souches, la culture des tissus et des organes, la nanobiotechnologie, la biomimétique, la nanobionique, la nanotronique, sans parler des éternelles techno-utopies autour de l’intelligence artificielle, des énergies renouvelables, des voitures électriques sans conducteur et de l’internet des objets. « Une nouvelle révolution technologique est à portée de main ! », s’exclament-ils. D’accord, je dis, mais quelle est la nouvelle ressource surabondante pour cette nouvelle révolution technologique ?
Comme le dit la célèbre citation du film : « Si vous ne pouvez pas repérer le pigeon lors de la première demi-heure à la table de jeu, alors c’est vous qui l’êtes », (tiré du film Rounders de John Dahl, 1988). Une autre citation célèbre, dite lors de la Révolution française, est « La révolution, comme Saturne, dévore ses propres enfants », (a dit Danton à son procès). Si vous ne pouvez pas repérer la ressource pour votre prochaine révolution technologique, alors vous êtes la ressource. Regardez toutes les révolutions technologiques précédentes. Dans chaque cas, une nouvelle technologie a ouvert l’exploitation d’une nouvelle ressource surabondante : l’agriculture avec les terres arables, la filature mécanique et le tissage avec la puissance hydraulique, les moteurs à vapeur et la sidérurgie avec le charbon, les moteurs à combustion interne avec le pétrole, les robonanobiotroniques basées sur l’intelligence artificielle avec encore le pétrole ? Désolé, ce n’est plus surabondant même avec beaucoup d’imagination. (Si vous avez dit « énergie renouvelable », réfléchissez bien : les éoliennes, les panneaux solaires et les batteries ne peuvent être fabriqués ou entretenus sans pétrole et gaz naturel.) La technologie sans une ressource surabondante dans laquelle elle peut puiser est aussi utile qu’une cuillère si votre bol est vide. La logique est simple : repérer la ressource ; si vous ne pouvez pas, c’est probablement vous.
Concentrons-nous sur ce qui est censé être le pilier principal de la prochaine révolution technologique : la technologie de l’information. La plupart d’entre nous ont des smartphones, des ordinateurs portables, stockent leurs données dans le nuage et utilisent des ressources d’information abondantes et gratuites – toutes les applications gratuites que vous voulez, des blogs gratuits, des vidéos Youtube gratuites, etc. Mais quelle nouvelle ressource toute cette technologie vous a-t-elle ouverte, à vous, l’utilisateur ? Le matériel vous coûte de l’argent (l’iPhone moyen coûte maintenant environ 800 dollars) et le temps que vous passez à le manipuler est soustrait de toutes les autres activités potentiellement utiles et lucratives.
Vous pourriez essayer de faire valoir que le fait d’avoir un iPhone vous rend plus efficace parce que vous avez toutes les technologies de l’information et des communications dont vous pourriez avoir besoin à portée de la main. Ce point est difficile à nier. J’ai récemment enregistré une interview radiophonique pour une station de radio dans le nord de l’État de New York tout en flânant parmi les fleurs de pomme de terre sur mon champ dans la région de Novgorod en Russie via Internet et une connexion 4G via une tour dans le village voisin. Ce n’est rien de moins que miraculeux, et c’est certainement efficace (mon smartphone a 7 ans, complètement amorti depuis longtemps et toujours aussi bon que neuf maintenant que j’ai remplacé chaque composant mécanique, parfois deux fois). Mais est-il efficace ?
Les smartphones sont généralement efficaces pour inciter leurs utilisateurs à dépenser de l’argent qu’ils peuvent ou non avoir pour des objets dont ils peuvent ou non avoir besoin. Tout l’accès gratuit à l’information est payé par la collecte de données sur les utilisateurs (espionnage, essentiellement) et son utilisation pour créer des publicités ciblées qui font des utilisateurs des acheteurs en ligne. Tout est hautement personnalisé : les femmes regardent des photos de chaussures ; les hommes regardent des photos d’outils électriques. Les chaussures et les outils électriques, s’ils sont achetés, seront utilisés quelques fois par an au maximum, mais l’argent sera perdu à jamais. Le facteur limitatif ici, bien sûr, c’est la ressource, c’est-à-dire vous : une fois que vos économies sont épuisées et que vos capacités d’endettement sont à leurs maximum, vous êtes jeté dehors, dans la nature sauvage hurlante que parcourent divers troglodytes – ceux que la révolution informatique a déjà mangés ainsi que ceux qui ne figuraient pas au menu.
La révolution de l’information fait un usage efficace de vous, sa principale ressource. L’efficacité est une mesure du minimum de ressources nécessaires pour obtenir le résultat escompté (dans ce cas, s’assurer que » l’imbécile est rapidement délesté de son argent « ). L’efficacité est une mesure de ce résultat. Ce que les Américains font depuis 70 ans est de plus en plus efficace (en terme de production, il suffit de voir l’amélioration du kilométrage !) mais de moins en moins efficace (en terme de déchets). Le plus haut niveau de vie de tous les temps a été obtenu par les banlieusards américains blancs dans les années 1950, lorsque papa travaillait dans une usine à percer des trous dans la tôle et gagnait assez d’argent pour payer une maison et deux voitures et pour nourrir toute la famille, plus un chien et un chat, alors que maman n’avait qu’à faire fonctionner divers appareils ménagers économisant son travail, lui laissant du temps pour faire des courses avec les enfants. Depuis on descend.
Jusqu’où va-t-on descendre ? Aujourd’hui, même moins nombreux, beaucoup d’enfants ne peuvent trouver un emploi qu’à temps partiel et n’ont plus les moyens de fonder une famille une fois adultes. La plupart d’entre eux vivent dans le grenier et le sous-sol de la maison de leurs parents. Beaucoup d’entre eux ont subi un lavage de cerveau qui leur a fait croire qu’ils n’avaient de toute façon pas besoin de fonder une famille : voyez-vous, la planète est déjà surpeuplée et les changements climatiques anthropiques entraîneront l’extinction de tous dans une autre décennie environ, et il serait donc cruel pour eux de faire venir plus d’enfants au monde. Ils ont également été conditionnés à penser qu’ils sont d’un certain « genre », autre qu’un des trois sexes biologiques (homme, femme, rejet). Cela rend les rituels d’accouplement traditionnels inefficaces, ce qui nuit à la formation de la famille.
C’est à la fois bon et mauvais. C’est mauvais, surtout du point de vue des parents, parce que ça sert à quoi d’élever des enfants qui n’auront pas leurs propres enfants ? C’est bien, parce que si nous trouvons peu attrayante la perspective d’évoluer vers des troglodytes en liberté et que nous voulons rester « à l’intérieur », là où il y aura de moins en moins de place à mesure que les ressources seront consommées et épuisées, alors « moins de gens », c’est ce que nous voulons. (Je ne suis pas sûr de qui ce « nous » est le nom dans ce cas puisque ce n’est pas un club auquel je souhaite appartenir.)
« Mais ce n’est pas forcément le destin de tout le monde ! », pourriez-vous vous exclamer. Il est vrai que les jeunes les plus talentueux peuvent aller là où il y a encore de bons emplois, dans des villes comme New York, Los Angeles et San Francisco, où ils dépensent la majeure partie de leurs revenus en location de placards et de lits superposés pour dormir et le reste en gadgets. Cela donne un tout nouveau sens à l’expression « à l’intérieur » : les lits superposés à 1600 $/mois qu’ils habitent sont assez semblables à ceux que l’on trouve dans les prisons. Seront-ils capables de le faire durant le reste de leur vie ou vont-ils souffrir d’épuisement professionnel, avant d’être jetés dehors et de rejoindre les cohortes de populations sans abri en pleine expansion dans ces villes ?
Si vous n’aimez pas la perspective que vous et vos enfants soyez dévorés par la révolution technologique, il y a des choses que vous pouvez faire pour éviter ce sort. Il y a des moyens de tirer profit de la technosphère pour tout ce qui en vaut la peine tout en se rendant immangeable. La méthode est expliquée dans mon livre.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateurs de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan pour le Saker Francophone