La remise en question des hypothèses les plus élémentaires de l’Europe


La fuite des États-Unis de Kaboul et l’accord AUKUS, conclu dans le dos de l’Europe, ont immanquablement révélé que les États-Unis n’assurent pas du tout les arrières de l’Europe.


Par Alastair Crooke – Le 3 octobre 2021 – Source Al Mayadeen

Washington est en train de réduire (au moins partiellement) son empreinte sur la périphérie de son hégémonie, pour se replier sur le berceau de ses luttes internes – tout en relevant ses jupes pour une charge ciblée sur la Chine.

La vision du monde de Biden (qu’elle soit la sienne ou qu’elle lui soit servie par d’autres) est claire : il a déclaré aux journalistes, « Sous mon mandat », la Chine n’atteindra pas son objectif de « devenir le premier pays du monde, le pays le plus riche du monde et le pays le plus puissant du monde ». En avril, il a répété ce thème, affirmant que le monde était à un point d’inflexion pour déterminer « si oui ou non la démocratie peut fonctionner au XXIe siècle ».

Même le cercle restreint d’États dociles que les Américains ont occupé après la Seconde Guerre mondiale est considéré avec une indifférence « aimable » – à moins qu’ils ne soient d’une manière ou d’une autre utiles au nouveau pivot de la guerre froide des États-Unis. Il s’agit en effet d’un rapprochement vers le « centre », on se serre les coudes, afin de mieux rassembler les forces et les ressources américaines en vue de l’attaque contre la Chine.

Le retrait des États-Unis du cercle extérieur de leurs possessions, qui n’est que de la poudre aux yeux, va apparemment de pair avec un désaveu des processus politiques en Asie occidentale (à l’exception des négociations du JCPOA à Vienne). En Syrie, les États-Unis disent qu’ils se concentrent (comme le veut la mode) sur les « questions humanitaires » ; et « Israël » a été informé qu’il disposait des quatre prochaines années sans les « tracasseries américaines sur la question palestinienne ».

Bien sûr, le Centcom américain reste sur le terrain et il est peu probable qu’il ait perdu son envie de plonger ses doigts dans le « gâteau » moyen-oriental quand il le peut.

Comment l’Europe se retrouve-t-elle dans tout cela ? L’UE a été prise de court par les récents développements. Les alliés qui ont acclamé le slogan de Biden « L’Amérique est de retour » en janvier ont découvert, à leur grande frustration, huit mois plus tard, que le slogan « L’Amérique d’abord » n’a jamais disparu, mais qu’il a plutôt changé de visage. Les Européens, en particulier, se sont sentis trahis (mais quand la politique américaine a-t-elle jamais été autre que celle de l’Amérique d’abord ? C’est juste la façade qui a disparu).

Pour que les choses soient claires, l’UE était un projet conçu à l’origine par la CIA, et est liée par traité aux intérêts sécuritaires de l’OTAN (c’est-à-dire des États-Unis). Dès le départ, l’UE a été conçue comme le bras de la puissance douce du consensus de Washington, et l’euro a été délibérément placé en dehors de la sphère du dollar, afin d’éviter toute concurrence avec celui-ci (conformément à la doctrine du consensus de Washington).

En 2002, un fonctionnaire de l’UE (Robert Cooper) pouvait envisager l’Europe comme un nouvel « impérialisme libéral ». Ce qui était « nouveau », c’était que l’Europe évitait la puissance militaire dure au profit de la puissance « douce » de sa « vision ».

Bien entendu, l’affirmation de Cooper sur la nécessité d’un « nouveau type d’impérialisme » n’était pas aussi libérale et « câline » qu’on le disait. Il a plaidé en faveur d’un « nouvel âge de l’empire », dans lequel les puissances occidentales n’auraient plus à respecter le droit international dans leurs relations avec les États « démodés », pourraient utiliser la force militaire indépendamment des Nations unies et imposer des protectorats pour remplacer les régimes qui « gouvernent mal » . Tout cela pouvait paraître louable aux yeux des euro-élites au départ, mais ce Léviathan européen à la puissance douce était entièrement sous-tendu par l’hypothèse non formulée, mais essentielle, que l’Amérique « soutenait l’Europe ».

Trump a été le premier signe de l’effondrement de ce pilier, mais aujourd’hui, la fuite des États-Unis de Kaboul et l’accord AUKUS, conclu dans le dos de l’Europe, ont révélé sans équivoque que les États-Unis ne soutiennent pas du tout l’Europe.

Il ne s’agit pas d’un point sémantique. C’est un élément central du concept de l’UE : à titre d’exemple, lorsque Mario Draghi a été récemment parachuté en Italie en tant que Premier ministre, il a montré du doigt les partis politiques italiens : « l’Italie sera également pro-européenne et nord-atlantique », les a-t-il prévenus. Cela n’a plus de sens. Qu’est-ce que l’Europe ? Qu’est-ce que cela signifie d’être européen ? Il faut réfléchir à tout cela.

Il fut un temps où les « pro-européens » étaient eux aussi convaincus que le monde serait presque inévitablement refait à l’image de l’Occident, à mesure que celui-ci étendait sans cesse ses règles et exportait son modèle. Depuis lors, même les Européens ont perdu confiance dans cette vision du monde, mais un résidu persiste sous la forme d’un discours sur les « droits de l’homme » (en éludant la question de savoir quelles sont exactement les « valeurs » européennes).

L’attitude défensive de l’UE est apparue au fur et à mesure que ses dirigeants sont devenus psychotiquement plus défensifs (percevant des « menaces » tout autour d’eux). Et à mesure que le modèle européen s’est vidé de sa substance, devenant moins crédible, l’Europe s’est penchée – et se penche encore – sur le mercantilisme brut. La logique de la situation européenne est claire. Elle a besoin de la Chine, plus que la Chine n’a besoin de l’Europe. L’Europe (en matière de défense) est située sur l’Atlantique Nord. Pourquoi dépenserait-elle des milliards pour se « défendre » dans la mer de Chine méridionale ?

L’Europe se trouve aujourd’hui dans une situation étrange. La pandémie a éviscéré des pans entiers de l’économie, mais il n’y a pas de plan « B ». Les États « frugaux » du Nord ne vont pas injecter de l’argent dans ce qu’ils appellent avec dérision les États du Club Med. Mais sans ce soutien, le retour ultime des crises de la dette souveraine est programmé.

Une moitié de l’Europe – l’Italie et la France – impose le régime COVID le plus autoritaire à ses citoyens, tandis que d’autres parties – la Suède et la Norvège – lèvent toutes les restrictions. Les dirigeants de l’UE veulent punir ou expulser les États membres qui n’adhèrent pas aux valeurs LBGTQI, à la fluidité du genre et à une porte ouverte à l’immigration, alors que la campagne électorale en France révèle que le public européen est loin d’être Woke.

Plus fondamentalement, pourquoi l’UE agit-elle pour mettre fin à une ère d’aisance relative, avec ses attentes en matière d’autodétermination et de mobilité personnelle ? Les citoyens ont déjà été avertis que leurs factures de gaz et d’électricité allaient s’envoler cette année. Il peut sembler fantaisiste de parler de « fin d’une époque » en termes de factures de carburant, de coûts énergétiques et de tyrannie du « Green Pass ». Mais ce qui est significatif à propos de ces privations, c’est leur direction inexorable, et l’insensibilité avec laquelle elles sont mises en œuvre.

Les dirigeants politiques, cependant, semblent n’avoir « aucune compréhension des difficultés que ce galop non réfléchi, non chiffré, non responsable vers un « paradis » vert imposeraient à d’énormes pans de la population, qui avaient fini par se considérer comme des agents libres dans une société économiquement avancée et libérale [au sens ancien du terme] ».

« Il y a ici un très sérieux décalage entre ce qui est encore (juste) des hypothèses politiques sur lesquelles nous comprenons que les priorités de nos gouvernants modernes reposent, et ce qui est en train d’être pris comme une vérité incontestable à laquelle on ne peut pas s’opposer : une recette messianique pour sauver le monde qui est si apocalyptique qu’elle ne doit pas être retardée ou atténuée – même par ce qui était autrefois notre principe social le plus sacré – est que les gouvernements ne doivent pas promulguer des mesures qui vont inévitablement endommager la qualité de vie des personnes qui sont déjà défavorisées. En d’autres termes, les politiques qui nuisent de manière disproportionnée aux moins nantis ». Pendant combien de temps la quiescence va-t-elle persister ?

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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