Une fois le brouillard mental de l’idéologie levé, le retour de la particularité – enracinement, localité, communauté et civilisation – sera permis.
Par Alastair Crooke – Le 24 juillet 2022 – Source Al Mayadeen
C’est la fin d’une époque. C’est un monde nouveau dont la tête émerge timidement d’une coquille d’œuf brisée. La visite de Biden en « Israël » a donc représenté le long adieu d’une génération américaine spécifique à « Israël » et au Golfe, alors qu’une époque s’éteint. Le doyen de la presse israélienne, Ben Caspit, écrit en hébreu l’éloge funèbre de cette époque : « Rien ne symbolise mieux cet événement historique [la visite de Biden] que l’image sentimentale et (réellement) poignante du président de 79 ans se mettant à genoux devant deux femmes qui ont survécu à l’Holocauste, âgées de 86 et 95 ans, et refusant tout simplement de leur dire au revoir. Il a posé des questions, a montré de l’intérêt, a fait des câlins, a embrassé et a même essuyé une larme discrète. Biden n’a pas besoin de faire semblant quand il dit « qu’il n’est pas nécessaire d’être juif pour être sioniste… Il n’y a pas de sénateurs américains pro-« Israël » de cette génération qui n’admirent pas et même n’aiment pas les dirigeants israéliens en tant que tels » .
« La bonne nouvelle est que [l’affection de Biden] est authentique. La mauvaise nouvelle est qu’elle est sur le point de prendre fin » .
Biden est venu, peut-être inconsciemment, pour essayer de prolonger un peu plus l’ancienne ère. J’ai déjà vu cela une fois, quand j’étais très jeune. À l’époque, la vieille génération de l’après-guerre pleurait la disparition de l’Empire, incapable de ressentir la moindre empathie pour le désir d’indépendance vis-à-vis du colonialisme qui remodelait le monde. Les « anciens de l’Inde » étaient certains que leurs anciens sujets regretteraient le départ de leurs Sahibs, et qu’à tout moment ils les rappelleraient dans l’Inde qu’ils aimaient. « Vous n’avez pas idée à quel point j’aime cet endroit, plus que vous ne pouvez l’imaginer » , a déclaré Biden au président Herzog, debout sur le tapis rouge.
Cet épisode antérieur, le deuil de l’Empire, semble incroyable aujourd’hui. Mais l’histoire, si elle ne se répète pas, trouve en quelque sorte un nouvel écho. À l’époque, les nations réclamaient à cor et à cri l’indépendance de leur État, avant de tomber sous l’emprise idéologique de l’Empire américain néolibéral naissant.
Aujourd’hui, une grande partie du monde non occidental abandonne l’idéologie pour réaffirmer ses revendications nationales et civilisationnelles, tandis que Washington et ses divers clients et satrapes restent attachés à la lutte idéologique, au soutien du libéralisme, la seule idéologie qui a survécu au choc des idéologies du siècle précédent. Écouter des gens comme John Bolton aujourd’hui, c’est comme entendre un écho lointain du passé : les voix des « colonels Curry » d’après-guerre qui se souviennent du vieux colonialisme.
À la décharge de Ben Caspit, il reconnaît, en tant que nationaliste et sioniste, contrairement à la plupart des gens, que les temps changent : « La déclaration de Jérusalem que Biden et Lapid ont signée, au rythme où vont les choses, risque de ne plus être pertinente sous peu » , écrit-il. « Elle mettait en avant les ‘valeurs communes’ qu’ont ‘Israël’ et les États-Unis » .
« Mais ces valeurs ne sont plus aussi partagées » .
« Des segments croissants de la société israélienne ne sanctifient plus la démocratie, et certainement pas les valeurs de la liberté humaine et du libéralisme » , écrit Caspit. « C’est ce qui éloigne le parti Démocrate d' »Israël » , et c’est ce qui éloigne une partie de la communauté juive américaine d' »Israël » . Ne prenez pas cela à la légère : les liens avec les États-Unis et le front stratégique que nous offre la communauté juive américaine sont l’atout stratégique le plus important pour notre sécurité nationale. C’est notre seule source de soutien international, militaire, technologique et moral » .
Mais cela est en train de changer. « Israël » se retrouve seul comme le dernier avant-poste d’une idéologie particulière, gardien d’un « bloc de foi » radical traîné en avant par Benjamin Netanyahou, qui « est une trajectoire qui nous éloigne des États-Unis et du monde occidental et qui nous laissera déchus et brisés » , prévient sombrement Caspit.
Même The Hill, un journal qui s’intéresse plus généralement aux détails de la politique du Capitole, a noté le « changement de saison » en observant que, bien qu’à quelques jours d’intervalle, les réunions distinctes des BRICS et du G7 n’auraient pas pu être plus contrastées.
Alors que les BRICS sont une coalition multiethnique de nations qui se réunissent pour relever les défis économiques du développement économique et social, le G7 est essentiellement un groupe de pays à majorité blanche qui se réunissent dans un chalet pittoresque des Alpes pour discuter principalement de stratégies de sécurité et d’endiguement. Cette divergence ne peut être ignorée, note The Hill, car « un G7 déconnecté pourrait perdre le leadership mondial au profit des BRICS » .
La réalité compte. Et si le G7 a effectivement démontré que l’élite est terriblement déconnectée de la réalité, sa perte de leadership mondial dépend davantage d’une autre ligne de faille. L’attrait de la Russie, de la Chine et des BRICS est qu’ils bouillonnent d’idées et de nouvelles initiatives, alors que l’Occident se passionne plutôt pour le conformisme idéologique et la répression du débat. L’establishment occidental et ses médias ne montrent aucun signe de remise en question et, à l’exception de quelques-uns, aucune capacité à penser différemment. Le libéralisme, semble-t-il, ne peut pas vivre sans un universalisme agressif.
Le véritable secret de l’attrait mondial du président Poutine est qu’une fois le brouillard mental de l’idéologie levé, le retour de la particularité – enracinement, localité, communauté et civilisation – est permis. Par conséquent, les conditions créées par la multipolarité ont permis aux cultures et aux civilisations les plus importantes du monde de disposer d’un espace pour se ranimer et revivre dans leurs sphères respectives.
L’implication de la compulsion libérale-universaliste de l’Establishment américain est qu’à mesure que les civilisations du monde entier abandonnent leur idéologie, l’Amérique est laissée derrière, comme si elle se laissait flotter mollement, tandis que la marée se retire, la laissant échouée sous le soleil de l’ère à venir.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone