La Pravda occidentale


Par Marco D’Eramo – Le 14 septembre 2023 – Source New Left Review

Nous sommes au début des années 1970. Un Américain et un Soviétique débattent pour savoir laquelle de leurs sociétés est la plus libre. L’Américain s’exclame : “Au moins, nous pouvons critiquer Nixon !” “Et alors ?” répond le Soviétique. “Nous aussi pouvons critiquer Nixon“. Il faut dire que Nixon était plus que critiquable : son administration était responsable de la perpétuation des pires massacres en Indochine, de l’extermination des Black Panthers dans son pays, du soutien au coup d’État sanglant de Pinochet au Chili, et la liste est encore longue. Mais aujourd’hui, il semble que les rôles soient inversés. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, les Occidentaux se trouvent dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle de l’Union soviétique de l’ère Brejnev. “Nous sommes libres de critiquer Poutine“, s’exclament-ils.

Soyons clairs : Vladimir Poutine est un véritable réactionnaire, avec sa nostalgie des tsars, sa ferveur chrétienne orthodoxe et son alliance à toute épreuve avec l’une des hiérarchies religieuses les plus contestables du monde, sa vision d’un capitalisme d’État féodal, la corruption rampante qu’il a permise et encouragée, sa boucherie en Tchétchénie, sa répression de la dissidence. Et bien sûr, son invasion suicidaire de l’Ukraine, un retour anachronique à la guerre des tranchées en Europe qui risque un holocauste atomique sur un territoire – le Donbass – dont personne ou presque ne connaissait l’existence il y a dix ans. Pour mesurer l’ampleur de la folie de Poutine au-delà des horreurs qu’il a déclenchées, il suffit de rappeler qu’en 2013, 80 % des Ukrainiens avaient une opinion positive de la Russie.

Nous n’aurions pas été impressionnés par la bravoure des Soviétiques qui critiquaient la barbarie de Nixon – comme ce commentateur de Leningrad qui le décrivait comme le nouvel Hitler. Il en va de même aujourd’hui : contrairement aux citoyens russes qui risquent leur vie, nous ne devrions pas célébrer le “courage” des experts occidentaux qui déplorent la cruauté de ce satrape oriental (le despotisme oriental : ce topos rhétorique, inventé par Karl August Wittfogel, mourra-t-il jamais ?) Sans parler de l’arrière-goût désagréable de lâcheté dans l’incessant “nous vous armons et vous vous battez” dont ils ont été le porte-voix au cours de l’année et demie écoulée. Il est trop facile de jouer les durs avec la vie des autres.

Le phénomène décrit ici fait écho au passé à certains égards, sans pour autant s’y conformer. La même division du monde entre le bien et le mal a défini le maccarthysme des années 1950. Pour les lecteurs qui ne s’en souviennent pas, ce terme provient du sénateur américain Joseph McCarthy qui, grâce à la loi Un-American Activities Committee (HUCA), a mené une chasse aux sorcières visant toute personne (acteurs, réalisateurs, journalistes, musiciens, écrivains, diplomates, voire membres des forces armées) soupçonnée d’être communiste. Ce n’est pas un hasard si Wittfogel a lui-même participé à cette chasse aux sorcières. En 1951, il a accusé le chef de la délégation de l’ONU et diplomate canadien Herbert Norman d’être un agent communiste. Norman a tout nié, mais a été condamné à mort en 1957. Il s’est suicidé au Caire.

Il y a, bien sûr, des différences significatives. Le maccarthysme privait ses cibles de leurs moyens de subsistance au nom de la chasse aux espions et aux traîtres. La campagne d’aujourd’hui n’est pas allée aussi loin. Le maccarthysme a contaminé l’État et les médias américains, mais comme il les a également attaqués en les accusant d’être laxistes à l’égard du communisme ou d’abriter secrètement des communistes, une opposition interne s’est développée, sous la poussée de laquelle l’establishment lui-même a fini par mettre un terme à cette politique. Actuellement, ce que nous pourrions appeler le brejnévisme occidental semble se répandre sans opposition. Il en résulte une homogénéisation des perspectives. Plutôt que la pensée unique, nous avons un récit unique. Ce que l’on exige des membres de l’OTAN, c’est une adhésion inébranlable à une orthodoxie, exigeant un niveau d’autocensure qui rappelle ce que le physicien atomique Leo Szilard disait des Américains pendant la guerre froide : “Même lorsque les choses étaient au plus mal, la majorité des Américains étaient libres de dire ce qu’ils pensaient pour la bonne raison qu’ils ne pensaient jamais ce qu’ils n’étaient pas libres de dire“.

Je ne parle pas ici de la simple propagande de guerre, qui est évidente (et inévitable) : nos bombes n’atteignent que des cibles militaires, celles de l’ennemi que des cibles civiles ; nos soldats sont des gentlemen, les leurs sont des barbares qui commettent des atrocités ; si nous perdons une ville, c’est sans grande importance stratégique ; si l’ennemi la perd, c’est qu’elle était vitale. Je ne parle même pas des mensonges, qui vont de soi en temps de guerre et qui sont propagés non pas par méchanceté, mais parce qu’il est impossible de donner des informations véridiques à l’ennemi. Je parle de quelque chose de plus subtil qui imprègne notre pensée. Les signes les plus clairs, comme toujours, sont lexicaux. Pourquoi, par exemple, les milliardaires russes sont-ils appelés oligarques, mais jamais les occidentaux ? Dans n’importe quel pays, les milliardaires forment – par définition – un petit groupe qui exerce un grand pouvoir sur le pays. Mais le terme “oligarque” implique quelque chose de plus : le régime dans lequel ils opèrent n’est pas une véritable démocratie (lire : comme la nôtre), mais une oligarchie. Ce terme est donc un élément constitutif de la construction d’un ennemi non démocratique et autoritaire.

Les deux poids deux mesures sont encore plus révélateurs dans l’utilisation du terme “empire“. Dans le cas de la Russie – qu’il s’agisse du tsarisme, de l’ère soviétique ou du revanchisme de Poutine – le terme est constamment utilisé, mais dans la presse grand public, il n’est jamais appliqué aux États-Unis, un État pacifique uniquement soucieux de se défendre contre d’ignobles agresseurs. Le fait que les États-Unis possèdent plus de 750 bases militaires dans 85 pays est un détail sans importance (à titre de comparaison, le Royaume-Uni possède 17 bases militaires à l’étranger, la France 12, la Turquie 10, la Chine 4, la Russie 10, dont 9 dans des pays situés à l’intérieur des frontières de l’ex-Union soviétique). Tout aussi insignifiant est le fait que, depuis la Seconde Guerre mondiale, elle a déclenché plus de guerres que n’importe quel autre État au monde (au Guatemala, au Viêt Nam, au Laos, au Cambodge, au Nicaragua, à la Grenade, au Panama, en Irak, en Serbie, en Afghanistan, en Libye, au Yémen, en Syrie…). Sans compter les coups d’État au Chili, en Iran, à Cuba…

Et puis il y a le vocabulaire reçu des engagés, désormais une ressource utilisée par presque toutes les armées (n’oublions pas son auguste ancêtre, bien moins romantique que les histoires qu’on nous a racontées, la Légion étrangère française créée en 1831). Du côté américain, on les appelle pudiquement des “contractors“, tandis que leurs homologues russes sont des “mercenaires” (un terme approprié dans les deux cas). L’ancien chef du groupe Wagner, Evgeny Prigozhin, récemment décédé, faisait partie du “cercle intérieur” ou de la “clique” du tsar du Kremlin, tandis que le chef de Blackwater, Erik Prince, n’est qu’un “homme d’affaires” qui se trouve être le frère de Betsy DeVos, la ministre de l’éducation de Donald Trump. Toutes ces organisations recrutent des criminels et toutes commettent des atrocités, même si certaines sont euphémisées comme des “victimes involontaires” alors que d’autres sont des signes de “barbarie“. Nous aurions besoin d’une analyse quantitative de l’utilisation des adjectifs par les médias occidentaux, comme celle effectuée par Franco Moretti sur les textes littéraires.

L’indice le plus révélateur de cette nouvelle orthodoxie est peut-être la prolifération de l’expression “idiots utiles de Poutine“. Une recherche sur Google donne 321 000 résultats. L’histoire des “idiots utiles” – qui implique une vision cynique de la politique, dans laquelle la bonne foi et la naïveté sont exploitées – est éclairante. Comme l’écrivait William Safire dans un article du New York Times Magazine en 1987 : “Il semble que cette expression de Lénine, autrefois appliquée aux libéraux, soit utilisée par les anticommunistes contre les petits-enfants idéologiques de ces libéraux, ou contre quiconque n’est pas suffisamment anticommuniste aux yeux de l’utilisateur de l’expression“. Mais les recherches de Safire n’ont pas permis de trouver l’expression dans les écrits et les discours de Lénine. Le cynisme de l’expression a donc été utilisé contre ses premiers formulateurs supposés.

L’utilisation de l’expression s’est estompée avec la fin de la guerre froide qui l’avait engendrée (“guerre froide” est un terme inventé par Walter Lippmann). Mais en 2008, elle a été réinventée sous le titre “Putin’s Useful Idiots” dans Foreign Policy. Pour paraphraser Safire, il suffisait d’être insuffisamment anti-Poutine aux yeux de certains pour qu’ils utilisent cette expression. Il convient, bien entendu, de se rappeler le contexte. Au début des années 2000, Poutine demandait à devenir membre de l’OTAN (comme Foreign Policy l’a rappelé à ses lecteurs l’année dernière dans l’article “Quand Poutine aimait l’OTAN“). Mais en 2008, les choses ont changé : la question n’était plus de savoir si la Russie devait être acceptée, mais comment accorder à l’Ukraine et à la Géorgie l’accès à l’OTAN pour contrer la Russie (c’était aussi l’année de la guerre entre la Russie et la Géorgie à propos de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie). L’expression “les idiots utiles de Poutine” est réapparue dans un article du New York Times en 2014, l’année où le président ukrainien élu Viktor Ianoukovitch a été détrôné. L’usage s’est progressivement intensifié, les vannes s’ouvrant finalement après l’invasion russe de l’Ukraine. Depuis lors, le terme a fait la une (pour donner une idée) de The Atlantic, The Spectator, Politico et The Economist.

Un exemple de l’application délétère du terme vient de Steve Forbes, rédacteur en chef du magazine éponyme, qui en juin 2022 a accolé l’épithète au président français Emmanuel Macron pour avoir eu la témérité de proposer une solution diplomatique au conflit. L’épisode rappelle le refus insolent d’un autre président français de participer à l’invasion de l’Irak en 2003. La colère de George Bush contre Jacques Chirac était telle que son administration a tenté de convaincre les Américains de changer le nom des “French fries” en “freedom fries“. Il s’agissait d’une répétition de la campagne entreprise pendant la Première Guerre mondiale, dans un climat de germanophobie intense, lorsque les saucisses de Francfort avaient été rebaptisées “hot-dogs” – avec beaucoup plus de succès que le faible relookage des pommes de terre frites par Bush.

Sur la longue liste des idiots utiles de Poutine, un nom brille par son absence : celui d’Henry Kissinger, qui a écrit dans un article d’opinion paru dans le Washington Post en 2014 :

L’Occident doit comprendre que, pour la Russie, l’Ukraine ne pourra jamais être un simple pays étranger. L’histoire russe a commencé dans ce qu’on appelait le Kievan-Rus. La religion russe s’est répandue à partir de là. L’Ukraine fait partie de la Russie depuis des siècles, et leurs histoires étaient déjà étroitement liées. Certaines des plus importantes batailles pour la liberté de la Russie, à commencer par la bataille de Poltava en 1709, ont été menées sur le sol ukrainien. La flotte de la mer Noire, qui permet à la Russie de projeter sa puissance en Méditerranée, est basée à Sébastopol, en Crimée, en vertu d’un bail à long terme. Même des dissidents aussi célèbres qu’Alexandre Soljenitsyne et Joseph Brodsky ont insisté sur le fait que l’Ukraine faisait partie intégrante de l’histoire russe et, en fait, de la Russie.

Il conclut :

Poutine devrait se rendre compte que, quels que soient ses griefs, une politique d’imposition militaire engendrerait une nouvelle guerre froide. Pour leur part, les États-Unis doivent éviter de traiter la Russie comme un simplet à qui l’on doit enseigner patiemment les règles de conduite établies par Washington. Poutine est un stratège sérieux – sur la base de l’histoire russe. Comprendre les valeurs et la psychologie américaines n’est pas son fort. La compréhension de l’histoire et de la psychologie russes n’est pas non plus le point fort des décideurs politiques américains.

De toute évidence, Kissinger possède les qualifications nécessaires pour figurer sur la liste des “idiots utiles de Poutine“. Pourquoi n’a-t-il pas été désigné comme tel ? Parce qu’il est peu crédible que le vieux renard de la Realpolitik soit un idiot, et encore moins aux dépens d’un jeune comparse comme Poutine. Peut-être aurait-il pu être qualifié de “Putinversteher” (Google donne 41 000 résultats pour ce terme), l’équivalent allemand signifiant “celui qui comprend Poutine“, ce qui remplace le mépris instrumental des “idiots utiles” par des sous-entendus : “comprendre” faisant allusion à la sympathie, au soutien ou à la complicité.

Le tour de passe-passe n’est pas anodin. La guerre venait à peine d’éclater que Repubblica, l’un des plus importants journaux italiens, publiait une liste de Poutineverstehers, un exercice de dérision publique à l’égard de journalistes et d’ambassadeurs éminents pour leur adhésion à l’idée – mille fois vérifiée au cours de l’histoire – que la culpabilité d’une partie n’implique pas l’innocence de l’autre. “Mais ce n’est que du pro-poutinisme déguisé“, rétorquent les commentateurs qui, jusqu’à avant-hier, saluaient en Poutine un héritier politique de Talleyrand et de Metternich, ignorant sa boucherie en Tchétchénie, sans parler de ses ridicules promenades à cheval torse nu, de ses séances de photos avec des tigres, de sa passion puérile pour les arts martiaux, de son admiration sans bornes pour des acteurs de série C comme Jean-Claude Van Damme. Comment attribuer une intelligence à quelqu’un qui idolâtre Van Damme ?

Rapidement, le discours est passé du “Poutineversteher” à la russophobie la plus totale. Comme l’a souligné Mikhail Shishkin dans The Atlantic :

La culture aussi est une victime de la guerre. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les écrivains ukrainiens ont appelé au boycott de la musique, des films et des livres russes. D’autres ont pratiquement accusé la littérature russe de complicité dans les atrocités commises par les soldats russes. Toute la culture, disent-ils, est impérialiste, et cette agression militaire révèle la faillite morale de la soi-disant civilisation russe.

Que les Ukrainiens adoptent cette position est compréhensible – à la guerre comme à la guerre – même s’ils auraient pu s’abstenir de fermer le musée de Kiev consacré à leur compatriote Mikhaïl Boulgakov en raison de son opposition au nationalisme ukrainien. De nombreux grands auteurs russes étaient ukrainiens : Gogol, Tchekhov (né près de Marioupol), Akhmatova (née à Odessa)… Mais ce n’est pas parce qu’ils sont nés en Ukraine qu’ils se sont sentis ukrainiens, tout comme écrire en russe ne fait pas de vous un Russe, tout comme les auteurs autrichiens ou suisses ne se sentiraient jamais allemands pour avoir écrit en allemand, et les Américains ne voudraient pas être appelés Anglais pour avoir écrit dans cette langue. J’ai une grande admiration pour le roman Le Pingouin, écrit par Andrei Kurkov, un auteur ukrainien qui écrit en russe mais défend la cause ukrainienne. Tout cela souligne la spécificité de la triade de Herder : ein Volk, eine Sprache, ein Land.

Le dénigrement de tout ce qui est russe s’observe partout. Il suffit de constater l’absence soudaine de films russes dans nos salles de cinéma, même ceux de réalisateurs estimés comme Andrey Zvyagintsev, lauréat de plusieurs prix à Cannes et d’un Golden Globe. Les classiques de la littérature mondiale n’ont pas été épargnés non plus. Voir, entre autres, “De Pouchkine à Poutine : L’idéologie impériale de la littérature russe“, publié dans Foreign Policy, qui qualifie Tolstoï et Pouchkine d’impérialistes russes (même si la reconstruction par ce dernier de la rébellion de Pougatchev semble témoigner de ses sympathies pour l’insurrection). Depuis le début de la guerre, plusieurs monuments à la gloire de Pouchkine ont été démolis en Ukraine (et pourtant nous nous indignons lorsque les Talibans détruisent des statues de Bouddha ?), et comme le rapporte le Financial Times, “certains Ukrainiens font désormais référence sur les médias sociaux aux “Pouchkinistes” qui lancent des attaques de missiles sur leurs villes“.

Aucun artiste n’a autant souffert de ce dénigrement que Dostoïevski. L’équation est linéaire : Dostoïevski s’est érigé en porte-drapeau de l'”âme russe” (Russkaia Dusha), qui “incarne l’idée de l’unité pan-humaniste de l’amour fraternel“. L’âme russe est au cœur de l’idée selon laquelle la Russie doit unifier tous les peuples slaves à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, et constitue donc le fondement théorique de l’impérialisme russe, dont Poutine est l’expression. Dostoïevski est donc l’inspirateur de Poutine, comme Nietzsche l’a été pour Hitler. Pendant plus d’un siècle, Dostoïevski a été considéré, avec Tolstoï, comme un géant de la littérature aux côtés de Dante, Cervantès, Shakespeare et Goethe. Soudain, il devient un réprouvé.

L’analogie entre Dostoïevski-Poutine et Nietzsche-Hitler nous amène à un dernier aspect discursif de cette nouvelle orthodoxie : la comparaison constante avec Hitler et Staline, qui, dans la théologie laïque moderne, ne signifie qu’une chose – identifier la personne dont on parle à Satan. Ce n’est pas la première fois que nous voyons ce film : des personnages que les puissances mondiales considéraient hier encore comme des amis de confiance sont soudain déclarés monstres, fous, criminels. Un expédient amnésique qui côtoie une rigueur morale digne de Caton le Jeune. Inutile de revenir sur les louanges de la presse anglo-saxonne à l’égard de Mussolini (Hitler a bénéficié un temps du même traitement), il suffit de se rappeler comment Saddam Hussein a été financé et armé pour lutter contre l’Iran, avant de devenir un criminel, puis un condamné au terme d’une abominable mascarade de procès. Il en a été de même pour Bachar el-Assad. Bref, dès qu’un copain cesse d’être un copain, il devient un criminel (ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’était pas avant, mais nous avions alors les yeux fermés). La réponse immortelle de Roosevelt à ceux qui soulignaient que le dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza était un fils de pute s’applique dans tous les cas : “Oui, mais c’est NOTRE fils de pute“.

Poutine a cessé d’être notre fils de pute depuis un certain temps déjà. Mais cela ne fait pas automatiquement de lui un nouvel Hitler. Sa violence était d’une férocité quasi métaphysique, si terrifiante, si apocalyptique, qu’elle n’est pas comparable à celle des petits despotes qui lui sont souvent comparés. Mettre Hitler aux côtés de n’importe quel assassin revient à comparer chaque massacre de quartier à la Shoah. En fin de compte, cela diminue l’énormité du judéocide, un pas vers l’absolution de ses auteurs.

Une dernière considération : vous savez que vous êtes dans le pétrin lorsque la classe politique commence à parler de la défense des valeurs. Comme l’a fait remarquer Carl Schmitt, les valeurs sont une catégorie intrinsèquement polémogène, c’est-à-dire génératrice de conflits. Pour valoriser les siennes, il faut dévaloriser les autres valeurs, les vaincre et les subordonner, exerçant ainsi un pouvoir tyrannique. Si le patriotisme est le dernier refuge des crapules, les valeurs sont plutôt le premier recours des pouvoirs tyranniques : ce n’est pas un hasard si le fascisme s’est fait le champion de “l’État éthique“. Il n’y a pas de compromis possible dans la défense des valeurs ; seules des croisades peuvent être menées en leur nom. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’une idée aussi vague et mal définie que les “valeurs occidentales“. Qu’est-ce que c’est : l’esclavage, pratiqué depuis des siècles ? Des guerres pour forcer un pays à importer de l’opium ? Les camps de concentration où l’on enferme les demandeurs d’asile, les milliards versés aux tyrans pour les empêcher d’entrer, les patrouilles maritimes pour les faire se noyer par dizaines de milliers ?

Les valeurs occidentales semblent fonctionner par intermittence, comme les clignotants d’une voiture. Pour le Kosovo, l’idée qu’une minorité linguistique et ethnique a le droit à la sécession et à l’indépendance tient la route. Mais pas pour le Donbass. Pour l’Ukraine, le droit de résister à l’invasion et à l’occupation est sacro-saint. Mais pas pour les Palestiniens. La vérité est que dans le jeu des grandes puissances, la question n’est pas vraiment l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Il s’agit d’un simple prétexte pour la “défense des valeurs“, pour leur exportation en fait. Mieux encore si elles sont exportées au moyen de bombes à fragmentation interdites par une convention de l’ONU signée par 111 États (mais pas les États-Unis, la Russie, l’Ukraine, la Chine, l’Inde, Israël, le Pakistan, etc…). L’envoi de bombes à fragmentation à l’Ukraine rendent les valeurs occidentales d’autant plus douteuses.

Marco D’Eramo

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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