Des manipulations mentales de plus en plus efficaces vont changer la démocratie. Les formes pittoresques et désuètes – élections, parlements, cours suprêmes, et. – seront conservées. La nature sous-jacente sera un nouveau totalitarisme. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans sacrés resteront en place... La démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions radiophoniques et de tous les éditoriaux. Pendant ce temps, l'oligarchie régnante, ses soldats d'élite, sa police, ses industriels avisés et ses laveurs de cerveaux pourra tranquillement mener les affaires à sa convenance. Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, 1931
Par Philip Roddis – Le 31 août 2016 – Source offguardian
Dans un article du mois dernier Pepe Escobar expose une évaluation utile des intérêts contradictoires de la Chine et des États-Unis dans la mer de Chine du Sud. Il s’agit d’un article bien informé et je le recommande sans réserve…
… Mais pas sans condition.
Escobar commence ainsi :
« La mer de Chine du Sud est et continuera d’être la principale poudrière géopolitique en ce début du XXIe siècle, loin devant le Moyen-Orient ou les frontières occidentales de la Russie. »
Étant donné que je suis d’accord avec à peu près tout ce qui suit cette ouverture, suis-je un peu pinailleur dans mon objection ? À vous de décider.
Je voyage souvent au Vietnam et je reconnais que les droits territoriaux en mer de Chine méridionale, le contexte limité de l’article d’Escobar – le contexte plus large étant la rivalité sino-américaine – sont une question sensible pour les raisons qu’il énonce. Celles-ci sont les suivantes :
Premièrement, le colonialisme occidental est responsable d’une bataille actuellement incendiaire en mer de Chine du Sud.
Deuxièmement, la création, à la fin du XIXe siècle, des États-nations de l’Asie par décret colonial chevauche « le siècle de l’humiliation » de la Chine. Cela fait des querelles actuelles − que ce soient le barrage de la Chine sur le Mékong à la fureur du Cambodge, du Laos et du Vietnam ou la construction d’îles artificielles dans les eaux revendiquées par Hanoï – des questions aussi chères au cœur de l’homme dans l’omnibus de Guangzhou qu’à celui des élites dirigeantes chinoises.
Troisièmement, alors que les frontières terrestres de la région n’ont pas été sérieusement contestées depuis l’époque de Pol Pot, les eaux territoriales moins bien définies sont, elles, certainement contestées.
Quatrièmement, cet héritage colonial de l’ambiguïté maritime, cause entre autres de la forte détérioration des relations sino-vietnamiennes, acquiert une importance mondiale quand on prend en compte l’ascension fulgurante de la Chine et le degré auquel les bases marines américaines, dépassant celles de toutes les puissances rivales combinées, sont devenues une mission critique pour l’Empire américain. De même pour le corollaire impératif de l’accès incontesté à ces bases par le contrôle des mers.
(Une des surprises ici est une nouvelle synergie des intérêts américains et vietnamiens à court terme.)
Maintenant, alors que je suis d’accord que l’Amérique et la Chine se dirigent vers une confrontation sérieuse dans la région, et bien que je respecte le travail d’Escobar, il se laisse plutôt aller à des tournures de phrases pleines de fioritures. En soi, ce n’est pas grand-chose – nous ne sommes pas dans un concours de beauté littéraire ici – mais je vois cela comme lié à un problème plus grave, une tendance à l’hyperbole.
La mer de Chine méridionale est, pas loin devant le Moyen-Orient ou les frontières occidentales de la Russie, comme un détonateur potentiel de la Troisième Guerre Mondiale. Tous les trois se qualifient comme favoris à cet égard. Plus important encore, le défi à l’exceptionnalisme américain vient simultanément de la Chine et de la Russie et ne peut pas être facilement séparé, à des fins de classement de priorité, lorsque les décisions de Washington poussent ces deux puissances toujours plus l’une vers l’autre.
Voici un exemple. En 2013, la Russie a fait un prêt relais à l’Ukraine. À $3 milliards, c’était un petit prêt, mais pas insignifiant selon les normes internationales, et à des conditions très favorables, lorsque la très faible notation du crédit de l’Ukraine par les marchés mondiaux entraînait des taux punitifs. Le prêt était à échéance de fin décembre, après le coup de Maïdan qui a remplacé Ianoukovitch par un régime semi-fasciste.
En vertu des règles sacro-sainte du FMI depuis des décennies – ce qui signifie des règles de Washington qui dispose de 16.75% des droits de vote, la Chine 6% et la Russie 2.6% – une nation en défaut sur une dette souveraine ne peut pas bénéficier d’un prêt du FMI ou de tout État membre du FMI . Ce fut le cas pour la Grèce l’été dernier. Mais une fois que ce petit problème – les $3 milliards du prêt russe – a été mis sur le tapis, les règles ont été modifiées. Maintenant, l’Ukraine peut en effet emprunter au FMI sans rembourser la Russie – et pire, le non remboursement de la dette à la Russie est une condition de facto de l’admissibilité aux prêts du FMI ! Pourquoi ? Parce que la Chine et la Russie s’épaulent – l’une avec son vaste surplus de trésorerie, l’autre avec ses vastes réserves d’énergie – pour contester une hégémonie du dollar remontant à Bretton Woods et élargie après la chute de l’URSS. Cette menace financière fait partie d’un défi plus large, qui peut en effet nous amener à des issues très proches du genre thermonucléaire.
Il est donc juste et bon que Pepe Escobar nous rappelle la gravité de la situation en Asie, la pléthore de bases militaires de l’empire américain, et le fait que ce dernier fera tout ce qui est en son pouvoir – considérable – pour maintenir sa domination sur les voies maritimes. Mais qu’il faille donner une priorité à l’une quelconque des trois poudrières sur les deux autres, mes amis, est plus discutable lorsque l’ensemble de la situation est profondément imbriqué et foutrement effrayant.
Philip Roddis
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone