Quelques résultats et alternatives.
Par Nina Lebedeva – Le 7 novembre 2018 – Source New Eastern Outlook
Cinq ans se sont écoulés depuis octobre 2013, date à laquelle la Chine dévoilait son vaste projet de Nouvelle route de la soie, qui promettait de nombreux avantages à ses nombreux participants en termes de liens commerciaux et économiques mutuels, de centres financiers, d’infrastructures (construction portuaire, autoroutes et trains à grande vitesse, pipelines), de centres touristiques, etc. Il semble maintenant possible de résumer au moins les résultats intermédiaires : qu’est-ce qui a été accompli avec succès et quels obstacles sont apparus au cours de sa mise en œuvre ? Enfin, quelle a été la réaction des participants face à des coûts qui sont naturellement le lot de projets aussi grandioses, sans précédent et intégrés, et qui suscitent naturellement (c’est le moins qu’on puisse dire) de l’insatisfaction de la part de certains ?
Nous ne nous attarderons pas sur les succès ; ils sont clamés haut et fort à Pékin : par les organismes officiels, les médias, les experts et autres.
Donc, un certain nombre de critiques et de demandes se sont accumulées pour réévaluer l’état de certains projets le long des routes terrestres et maritimes de cette Route de la soie. Il est devenu évident qu’en plus des aspects positifs, des tonnes de risques et de conséquences négatives ont fait surface pendant la mise en œuvre du projet dans un certain nombre de pays. Il s’agit notamment d’une analyse insuffisante de la rentabilité future des investissements, ainsi que de l’incertitude et du manque de transparence de nombreux aspects politiques, économiques et réglementaires des projets. Les crédits chinois bon marché se transforment souvent en puits de dette, par exemple pour le Sri Lanka, le Pakistan, les Maldives, etc. D’une part, les crédits causent des millions de dollars de pertes pour leurs économies en raison de taux d’intérêt prédateurs. D’autre part, il y a le risque que Pékin refuse de les réévaluer, comme cela a été fait précédemment, surtout en Afrique, même si la Chine dispose de 3 000 milliards de dollars de réserves financières. La générosité n’est pas infinie. Les Chinois savent compter, autant en yuan qu’en dollar.
L’énorme quantité d’équipement et de matériaux utilisée (acier, béton et bois d’œuvre, nécessaires à l’approvisionnement des projets) offre de nombreuses possibilités de vol et autres abus. Le faible environnement réglementaire et juridique dans certains des pays participants à ce projet crée un terrain fertile pour la corruption parmi les entreprises chinoises, qui versent des pots-de-vin comme moyen de soutenir leurs activités. On sait que depuis longtemps, et pas toujours avec succès, la Chine elle-même lutte contre ce fléau.
Des critiques ont été formulées à l’égard du non-respect des normes de sécurité lors de la construction de tel ou tel site, de l’utilisation de matériaux et d’équipements recyclés ou de mauvaise qualité et de la construction de projets dangereux pour l’environnement (barrages ou centrales hydroélectriques, centrales thermique au charbon, etc.). Les autorités du Laos, du Cambodge et d’un certain nombre d’autres pays ont signalé les dommages causés à leur environnement et le début de la sécheresse dus aux projets hydroélectriques chinois le long du Mékong. L’Indonésie s’est inquiétée du dépassement de budget d’une centrale électrique alimentée au charbon et des lacunes d’un projet de train à grande vitesse. Les autorités du Myanmar se sont déclarées préoccupées par le déboisement complet de certaines zones et tentent de modifier les conditions du projet de construction d’un port de 10 milliards de dollars. En novembre de l’année dernière, le Népal a suspendu les projets de construction de deux barrages pour une centrale hydroélectrique financés par la Chine. En août 2018, le Premier ministre malaisien réélu, Mahathir bin Mohamad, a annoncé qu’il rejetait la construction de liaisons ferroviaires et de deux pipelines dans le pays, financée à hauteur de 22 milliards de dollars par la Chine, sauf si les conditions de l’accord étaient réévaluées. Le Pakistan doit plus de 16 milliards de dollars à la Chine et a tenté d’entamer des négociations pour modifier un certain nombre de conditions de mise en œuvre du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC). Le Sri Lanka a cédé à des entreprises chinoises la quasi-totalité du contrôle du port de Hambantota en raison de l’énorme dette qu’il avait contractée envers Pékin dans le cadre de divers autres projets, notamment ceux de la Route maritime de la soie 21 (MSR-21).
Il n’est pas surprenant de constater qu’un mouvement de protestation se développe à la suite de ces circonstances négatives. Par exemple, au Pakistan, les attaques au Baloutchistan contre des travailleurs de la construction chinois sont devenues plus fréquentes, tout comme les manifestations des dockers au Sri Lanka, au port de Hambantota, etc.
Évidemment, ces dépenses et les craintes justifiées d’un aspect militaire et stratégique contenu dans ce projet, ainsi que d’autres facteurs, ont conduit l’Inde, le seul grand pays, à le boycotter ouvertement, car Delhi avait essayé à maintes reprises de trouver des explications raisonnables au refus prolongé de Beijing de donner suite aux demandes de consultations pour clarifier certaines questions.
Mais l’Inde n’est pas la seule dans son aversion à l’égard du manque de transparence et de la tromperie des méthodes chinoises et du côté visible des objectifs militaires et stratégiques sous-jacents au projet, en particulier dans la zone de l’océan Indien et de la mer de Chine.
Fin octobre 2017, le Japon a proposé à l’Inde, aux États-Unis et à l’Australie de construire conjointement des ports et un réseau de routes à grande vitesse en Asie et en Afrique. Ce projet pourrait devenir non seulement une alternative au projet chinois, mais aussi un fort renforcement des plans promus par l’Inde et le Japon pour la création d’un corridor de croissance Asie-Afrique – 2016 (AAGC), dont nous avons déjà parlé dans New Eastern Outlook.
Le ministère japonais des Affaires étrangères a fourni des informations sur son plan aux ministres des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne et de la France dans l’espoir d’attirer également leurs pays dans sa mise en œuvre. Cette offre prometteuse s’apparente à l’idée du secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, qu’il avait exprimée un peu plus tôt en octobre 2017 lors de sa visite à Delhi. Il était question de la possibilité de construire conjointement des routes et des ports à travers l’Asie du Sud jusque dans la région Asie-Pacifique (ARP) comme alternative aux initiatives chinoises.
Pendant ce temps, dans l’intérêt de la Route de la soie, la Chine continue de renforcer les petits pays voisins. Les premiers prêts du BRI (Basic Rate Interface) ont été lancés en janvier 2018, financés par Pékin et fournissant deux canaux numériques aux utilisateurs népalais. Un projet similaire a été proposé à l’Inde, comme d’autres projets précédents, mais a de nouveau été refusé. En avril 2018, les Chinois ont reflété les alternatives susmentionnées en proposant au Népal la création d’un corridor dans le cadre de la Route de la soie qui relierait ce pays enclavé à la Chine et à l’Inde, si ce dernier pays était d’accord. Ce projet serait extrêmement bénéfique pour Katmandou qui, jusqu’en 2015, se trouvait davantage dans la zone d’influence de l’Inde, mais s’efforçait de préserver un équilibre entre les deux géants. Au cours des deux dernières années, la Chine a nettement devancé l’Inde, avec l’intention de construire une liaison ferroviaire entre Katmandou et Lhassa dans la région autonome tibétaine, en forant à travers le mont Everest. C’est ainsi que le pendule des intérêts du Népal s’est sensiblement déplacé en direction de la Chine.
En ce qui concerne ce corridor, Pékin estime qu’il serait dans l’intérêt de Delhi d’envisager à nouveau ce projet. La participation de l’Inde pourrait, d’une manière ou d’une autre, soutenir ses intérêts au Népal. Le corridor ne traversera pas un territoire qui empiéterait sur la souveraineté de l’Inde, comme c’est le cas du corridor économique Chine-Pakistan (CPEC). Cela signifie aucune politisation et une plus grande acceptabilité.
Les autorités chinoises ne se sont pas limitées à ces maigres signes d’attention pour « courtiser » l’Inde dans ce but précis : l’attirer en tant que participant à la Route de la soie. Sur ce point, Pékin est au courant des plans de l’Inde de construire plus de 100 aéroports modernes dans les 10 à 15 prochaines années, ayant alloué près de 60 milliards de dollars pour doubler leur nombre actuel (120), et créer plusieurs millions d’emplois. Le 6 septembre 2018, le Global Times publiait un commentaire disant que d’éminents experts et analystes des plus grandes universités chinoises, en évaluant les plans de l’Inde, ont ouvertement exagéré les difficultés de l’Inde à trouver les fonds supplémentaires nécessaires à un projet aussi formidable, principalement par le biais de sources extérieures. Leur verdict a retenu l’attention des structures de pouvoir de Pékin. Ils ont alors formulé un message sans ambiguïté à l’Inde ; la Chine peut devenir une source de financement pour résoudre les problèmes du flux de trafic aérien croissant de l’Inde – jusqu’à 520 millions de passagers dans les années 2030, soit la troisième place dans le monde (Dans le cadre de la Route de la soie, la Chine a déjà construit des aéroports modernes, au Togo et à Pokhara au Népal.)
Le message de la Chine à l’Inde semble simple, mais direct : si vous rejoignez la Route de la soie vous obtiendrez les 100 aéroports !
Mais pendant que les capitales des pays ayant conçu des initiatives pour de nouveaux projets d’infrastructures alternatives, en contrepoids à la Route de la soie, évaluent les risques et les bénéfices et débattent paresseusement avec une plus grande part de rhétorique que de détails réels, la caravane chinoise, chargée de « ballots de succès, de dépenses et de problèmes », continue sa progression sur la Route de la soie.
Nina Lebedeva
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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