Rêveries d’un voyageur solitaire


Dmitry Orlov

Dmitry Orlov

Par Dmitry Orlov – Le 25 août 2015 – Source Club Orlov


Il y a cinq ans, je recevais un émail inhabituel d’un personnage hors du commun : Yevgeny. J’ai traduit et publié sa lettre sous le titre La folie du maïs, et cet article a été lu environ 17 000 fois ce qui était beaucoup pour moi à l’époque, avec beaucoup de commentaires. Yevgeny décrivait son expérience de vie aux États-Unis, et ses impressions.

Par la suite, nous nous sommes rencontrés, et j’ai appris à le connaître. Il a été éduqué comme philosophe, non-buveur, non-fumeur, athléte, polyglotte autodidacte, musicien accompli et technicien du son, mais en vertu de sa situation économique, il était travailleur journalier à l’époque.

Depuis, Yevgeny est retourné en Russie. Je lui ai récemment écrit pour lui demander d’écrire une mise à jour, qu’il a eu la gentillesse de me fournir. Voici ci-dessous l’article original, suivi de sa mise à jour.

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Cher Dmitry,

J’espère que ça ne vous dérange pas que je vous écrive en russe. Je pense que de cette façon, je peux être plus précis. Je suis diplômé de fraîche date de l’une des nombreuses institutions post-soviétiques anonymes d’enseignement supérieur, avec un diplôme en philosophie. L’an dernier, je me suis déplacé aux États-Unis où j’ai épousé une femme américaine.

La question de savoir quand le système capitaliste moderne va s’effondrer m’intéresse depuis mes années d’étudiant, et j’ai approché ce sujet sous divers angles : des théories du complot banales aux travaux sérieux de Oswald Spengler et Noam Chomsky. Malheureusement, je ne peux toujours pas comprendre ce qui garde ce système debout.

Ma femme est une personne très agréable, mais typique des conservateurs blancs américains. Chaque fois qu’une question politique surgit, elle se lance dans une diatribe sur la Constitution, se définissant comme une conservatrice libertaire et une constitutionnaliste. Je pensais qu’elle était bien éduquée et comprenait ce dont elle parle. En fait, elle m’a fait découvrir les États-Unis, et je crois tout ce qu’elle me dit à ce sujet. Mais comme je l’ai découvert plus tard, elle ne comprend rien à la politique, et répète simplement divers clichés de non-sens populiste, tels qu’ils pourraient jaillir de la bouche de Severin, O’Reilly, Rush Limbaugh et autres clowns médiatiques. Mais bon… Je ne vais pas essayer de prouver à ma femme qu’elle a tort sur un sujet que je ne comprends pas tout à fait moi-même. Après tout, elle est une bonne épouse. Et je tente depuis de me tenir clairement à l’écart de toutes les questions politiques quand je suis en famille, même si je ne réussis pas toujours. Peut-être que si j’avais une copie de votre livre, cela serait utile pour mieux m’expliquer auprès d’elle, car notre famille a été l’une des premières à être aplatie par l’effondrement du marché immobilier. Ma femme a fait faillite, son compte en banque a été fermé, elle a perdu sa maison, son travail et le reste peu avant mon arrivée ici, ainsi nous ne pouvons plus rien acheter en ligne.

Dans le discours que vous avez donné lors de la conférence en Irlande vous avez mentionné qu’il y a certaines régions des États-Unis où les gens ordinaires ne mangent que des saloperies venant d’endroits comme Walmart, qui se composent de couleurs et de saveurs artificielles et de maïs, et qu’un tel régime les rend «un peu fous». À ma grande déception, je dois dire que je suis tout à fait d’accord avec vous. Divers commentateurs russes spirituels aiment à ridiculiser les Américains débiles et les États-Unis comme un pays généralement stupide. Mais s’ils avaient passé un peu de temps à vivre ici et accordé une plus grande attention, ils se rendraient compte que ce n’est pas le faible niveau culturel qui distingue les Américains de, disons, les Russes : les deux sont, en moyenne, très limités. Mais même quand j’étais venu ici avant, comme étudiant, ma première impression était celle d’un pays plein de fous, allant de légèrement atteints mentalement à complètement fous. Et plus je descendais vers le sud, plus cela devenait évident. Dans un premier temps, j’étais émerveillé en voyant à quel point l’esprit de liberté peut être toxique! Mais maintenant, je comprends que c’est une catastrophe, que la société américaine est une machine à laver le cerveau et à aliéner à l’extrême, et que tout ce qui reste à faire aux Américains, c’est se considérer les uns les autres comme les gogos qu’ils sont devenus.

Malheureusement, je sens l’influence pernicieuse de tout cela sur ma propre famille ici et maintenant. Vous n’avez pas besoin d’être un brillant visionnaire pour réaliser que dans la situation actuelle, toutes ces banlieues interminables, construites sur le modèle nord-américain, sont lentement mais sûrement en train de devenir des fosses communes pour des millions d’anciens membres de la classe moyenne. Celles qui ne se transforment pas en charniers deviendront des réserves naturelles – pleines d’animaux sauvages qui étaient autrefois humains. Ma famille retourne à la vie sauvage sous mes yeux. Le manque de ressources nous a obligés à vivre selon le modèle soviétique – trois générations sous un même toit. Nous sommes six, dont un seul travaille, et qui est, par conséquent, exaspéré et aigri. Le reste de la maisonnée est progressivement en train de devenir folle d’oisiveté et d’ennui. La télévision n’est jamais éteinte. Le côté féminin de la famille a été aspiré dans les réseaux sociaux et les jeux associés. Tout le monde cultive sa propre psychose particulière et se tourne régulièrement vers le vice. Dans ces banlieues, une personne sans voiture est comme un cul-de-jatte, et le chômage ne permet pas de gagner assez d’argent pour l’essence, ce qui laisse la maison presque totalement isolée du monde extérieur. La seule information qui s’infiltre vient des médias-mensonges. Et si je comprends bien, il y a des millions de familles à travers l’Amérique qui vivent de cette façon! Voilà comment les gens se ramollissent, pendant que leurs enfants rejoignent les gangs de rue.

Pour moi, comme pour vous, c’est le deuxième effondrement. Vous aviez quitté l’URSS avant que ça n’arrive, alors que j’y étais à l’observer comme un enfant. J’ai vu ce qui est arrivé quand on a finalement dit à ces gens qu’ils s’étaient fait avoir pendant 70 ans, et a qui on a offert une barre chocolatée en guise de consolation. Maintenant, après tout cela, la société russe est détruite. Ça me fait de la peine de voir les visages des Américains qui croient encore en quelque chose en agitant leur Constitution, et de constater que la même chose est en train de leur arriver. Je pense que le modèle que vous avez proposé nous permettra de nous confronter et de survivre, avec dignité, à cette chute

Yevgeny
New Hamshire

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2012 – Le temps est venu de regarder en arrière. Cinq ans ont passé depuis que j’ai écrit ce texte naïf. Le monde a changé, et moi aussi. Où dois-je commencer…

Il y a trois ans que j’ai pris un aller simple New York–Moscou. Il y avait des raisons familiales à mon départ, et je ne suis jamais revenu aux États-Unis, ce que je ne regrette pas du tout! Je ne veux plus vivre aux États-Unis. Depuis lors, ma qualité de vie s’est largement améliorée. Sauf que j’en ai marre d’essayer d’expliquer à tout le monde pourquoi j’ai sacrifié ma carte verte, qui fait rêver tant de gens qui font tout pour l’obtenir. Ils ne me comprennent pas.

Quand je suis revenu en Russie, j’ai pu laisser derrière le sentiment d’anxiété, qui me suivait partout aux États-Unis. Il y a un bon proverbe russe: «À la maison, même les murs vous aident». Aux États-Unis, j’avais toujours à l’esprit le sentiment que l’effondrement était imminent, que tout cela pouvait s’écrouler à tout moment. A cette époque (automne 2012) des gens en Russie ont fait preuve, bien au contraire, d’élévation d’esprit, parce que l’économie se développait rapidement, et les gens prospéraient.

Pendant les trois ans de mon absence, mon pays natal, Krasnodar, s’est transformé en un centre prospère du consumérisme. Pendant la journée, la ville est encombrée par les embouteillages, pleine de voitures coûteuses importées, et les énormes centres commerciaux sont remplis de gens, même les jours travaillés. Pauvre Russes démunis? Vous voulez rire! Les Russes se fichent complètement d’un quelconque pic pétrolier ou autre. Nous sommes la Russie, nous avons toutes les ressources du monde! Les Américains paient $100 pour un baril de pétrole, la vie est belle!

J’ai eu à réévaluer mon attitude envers les gens en Russie. Ils sont encore bien moins impuissants que la classe moyenne américaine, mais ils commencent à me rappeler ces derniers. Il y a une vraie orgie de consumérisme qui se passe ici. L’avachissement banlieusard est apparu. La forme la plus prestigieuse et populaire de transport est un gros SUV blanc.

De même qu’à l’Ouest, les yeux de la plupart des gens sont en permanence fixés sur leurs smartphones, même pendant qu’ils conduisent, à l’arrêt au feu rouge. Les sommes que les consommateurs dépensent dans ces smartphones sont suffisantes pour acheter une voiture d’occasion produite localement. Les Russes aiment frimer.

Bien sûr, le niveau matériel de la vie de la plupart des citoyens russes, même maintenant, ne se compare pas favorablement à celui des pays de Cocagne. Il y a encore de la pauvreté, en particulier à l’écart des centres de profit. Mais ce n’est pas le même pays affamé que je connaissais dans les années 1990.

Mais l’argent ne fait pas le bonheur, j’ai pu le constater par moi-même encore une fois. Après avoir vécu aux États-Unis et être revenu en Russie, j’ai également passé un an et demi en Amérique du Sud, où j’ai vu un niveau de vie beaucoup plus faible qu’en Russie. En même temps, les gens qui y vivent sont bien plus heureux qu’au États-Unis et en Russie réunis. Et cela m’a frappé. Maintenant, je pense sérieusement à m’installer en Argentine.

Cette nation a déjà survécu au terrible défaut de 2001, à une dictature militaire, à la désindustrialisation et à diverses autres calamités, mais a réussi à passer au travers de tout cela avec une dignité intacte. Ils savent comment être pauvres mais heureux (contrairement aux Russes) et sans névroses (à la différence des Américains). Je l’ai vu de mes propres yeux.

Leur mentalité est d’abord difficile à comprendre, et vous donne envie de la rejeter. Les gens insistent sur le manque de fiabilité, le laisser aller et la paresse du peuple, sur le rythme lent de la vie, mais au moment ou ils comprennent, ils n’ont plus envie d’aller ailleurs.

Quant à moi, après le retour des États-Unis, j’ai pris une décision ferme : désormais, je ne ferai que ce que je veux. Depuis, j’ai gagné ma vie en tant que traducteur/interprète et ingénieur du son sur une base indépendante. Je ne cherche pas d’emploi permanent de fonctionnaire. J’ai aussi travaillé sur des chantiers de construction, et même comme guide touristique en Argentine. Les revenus sont bas, mais assez pour la nourriture et un abri. Et c’est assez pour moi. Je pourrais faire un peu plus en travaillant comme garde de sécurité, comme caissier dans un supermarché, mais je ne voudrais pas haïr mon travail. Et pourquoi aurais-je besoin de plus? Ici, dans le Caucase du Nord, il y a des montagnes, très belles, la mer, un climat chaud, un sol fertile. J’ai beaucoup d’amis, et j’ai toujours quelque chose à faire et où aller. À certains moments, je me suis même senti heureux.

En ce qui concerne la situation politique et économique en Russie à l’heure actuelle, nous savons tous qu’elle est troublée. Depuis le milieu de 2014, il est devenu plus difficile pour la plupart d’entre nous de s’en sortir. On ressent souvent un sentiment de déjà-vu – nous avons déjà vu tout cela avant, n’est-ce-pas? Le gouvernement démontre son incompétence : il semble que personne au sommet nulle part dans le monde ne sache ce qu’il faut faire maintenant. Les gens aiment toujours Poutine, mais cela ne les empêche pas de haïr le reste du gouvernement. Cela fait partie de notre mentalité : bon tsar, mauvaise aristocratie. Je vis non loin de la frontière avec l’Ukraine, et juste à côté de la Crimée. Depuis l’année dernière, nous avons connu un afflux gigantesque de réfugiés. Il est clair que les choses sont bien pires en Ukraine.

Mais ces changements sont visibles dans les villes ; à la campagne, les gens vivent comme ils le faisaient il y a 30 ou 40 ans. Ma famille travaille toujours le sol étonnamment fertile, on se balade en vélo, on vit comme si de rien n’était, et à la différence des habitants gâtés de la ville, on ne se plaint pas de la vie. Toutes les questions importantes dans la vie sont toujours relativisées par la connaissance. Si l’argent est limité de façon chronique, cela importe très peu. Je suis tout à fait convaincu que plus une société est traditionnelle, plus sa résilience à l’effondrement est grande. Lorsque l’apocalypse zombie s’abattra sur les villes, la vie dans les villages ne changera pas beaucoup. Ici, ils ont vu beaucoup de ces cataclysmes, et savent quoi faire.

Voici un autre exemple de résilience : la République d’Abkhazie, juste près de chez moi. C’est une des destination préférées pour beaucoup de mes amis et connaissances. Depuis l’effondrement de l’URSS, elle se languit dans l’oubli. Dans le même temps, les gens qui y vivent sont parmi les plus heureux, les gens les plus accueillants et les plus sains sur la planète Terre. Je pense que dans une centaine d’années ils seront toujours là, faisant paître des moutons, cultivant des mandarines et établissant de nouveaux records de longévité.

Mais pour le reste d’entre nous, je crois que le moment de grands changements est à portée de main. Nous avons eu une sorte de délai d’attente de cinq ans, afin que nous puissions nous préparer. Mais maintenant, le véritable effondrement global est juste à notre porte. Si vous ne trouvez pas un endroit pour vous cacher, ça va faire mal. J’ai passé ce temps sans parvenir à grand-chose, mais au moins j’ai vécu de bons moments.

Yevgeny

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Dmitry Orlov

Traduit par Hervé, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

Note du Saker Francophone 

Rien de mieux que l'expérience et le recul d'une vie pour évoquer les abîmes qui sous-tendent nos sociétés. J'espère que ce sera une occasion pour chacun de nous de mesurer notre relation à l’Être et à l'Avoir. Qu'est ce qui compte vraiment? 

Je vous conseille l'écoute de Francis Cousin qui remet ces deux notions en perspective. La vraie révolution viendra plus sûrement de l'intérieur de l'homme qu'à l'occasion d'une violence armée.

Francis Cousin - Nos enfants ne verront plus les nations - 58'47

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