La fausseté de la fausse conscience


Immanuel Wallerstein

Immanuel Wallerstein

Par Immanuel Wallerstein – Le 15 mars 2017 – Source iwallerstein.com

Commentaire No 445

Les gens ne se comportent pas toujours comme nous pensons qu’ils devraient le faire. Nous percevons souvent que les autres se comportent d’une manière contraire à leur propre intérêt. Cela semble fou ou idiot. Nous accusons ces personnes de « fausse conscience ».

Le terme lui-même a été inventé par Friedrich Engels à la fin du XIXe siècle pour expliquer pourquoi les ouvriers (ou du moins certains ouvriers) ne soutenaient pas les partis ouvriers dans les urnes ou ne soutenaient pas les grèves appelées par un syndicat. La réponse, pour Engels, était que pour une raison quelconque, ces ouvriers avaient une perception erronée de leurs propres intérêts, qu’ils souffraient de « fausse conscience ».

Le remède était double : ceux dotés du niveau approuvé de « conscience de classe » devraient chercher à éduquer ceux dont la « conscience de classe » était insuffisante. En même temps, ils devaient poursuivre autant que possible les actions politiques dictées par des individus et des organisations affirmant une conscience de classe.

Ce type de remède avait deux avantages : d’abord il légitimait toutes les actions des organisations dotées d’une « conscience de classe ». Ensuite, il leur permettait d’être condescendants avec ceux qui étaient accusés de « fausse conscience ».

Le concept de « fausse conscience » (bien qu’il ne soit plus utilisé aujourd’hui) et le remède qu’il suggère a son parallèle dans l’analyse, largement partagée actuellement, faite par des professionnels cultivés à propos du comportement de personnes moins instruites. Beaucoup d’ouvriers ont soutenu ce qu’on appelle des organisations d’extrême-droite (comme l’ont fait des groupes similaires dans d’autres pays en soutenant des personnalités semblables à Trump). Beaucoup d’opposants cultivés à Trump perçoivent ce soutien de gens pauvres comme un échec irrationnel à se rendre compte que soutenir Trump n’est pas dans leur intérêt.

Le remède est également parallèle : ils cherchent à éduquer les partisans malavisés de Trump. Ils continuent aussi à essayer d’imposer leur propre solution aux problèmes politiques contemporains, ignorant le faible niveau de soutien dont ils jouissent dans les couches inférieures de la population. Leur mépris à peine voilé pour les couches pauvres et dans l’erreur les conforte dans leurs propres actions. Eux au moins ne sont pas faussement conscients.

Ils comprennent ce qu’est le véritable programme de Trump, et comprennent qu’il n’est dans l’intérêt de personne à part celui d’une petite minorité de la population, le 1%. Paul Krugman exprime régulièrement ce point de vue dans sa chronique du New York Times. C’est ce que Hillary Clinton voulait dire quand elle a fait la déclaration maladroite sur la moitié des partisans de Trump provenant d’un « panier de déplorables ».

Présumer que les autres n’agissent pas dans leur propre intérêt n’aide jamais personne à analyser le monde réel. Il est beaucoup plus utile de discerner comment ces autres envisagent pour eux-mêmes ce qu’est leur intérêt. Pourquoi les ouvriers votent-ils pour des partis de droite (et même d’extrême-droite) ? Pourquoi ceux dont le niveau de vie a baissé ou qui vivent dans des zones rurales avec peu de soutien des infrastructures soutiennent-ils un homme et un programme basé sur une diminution des impôts pour les riches et une réduction des filets de sécurité pour eux ?

Si on lit les déclarations qu’ils publient sur internet ou en réaction aux questions des journalistes, la réponse semble claire quoique complexe. Ils savent qu’ils ont eu de mauvais résultats en termes de revenu et de prestations sociales dans les régimes dirigés par des présidents plus traditionnellement membres de l’establishment ces vingt dernières années. Ils affirment qu’ils ne voient pas de raison de supposer que la poursuite des politiques précédentes améliorera leur situation. Ils pensent qu’il n’est pas déraisonnable de supposer qu’ils pourraient être mieux lotis avec un candidat qui promet de gouverner d’une manière totalement différente. Est-ce si invraisemblable ?

Ils pensent que les maigres promesses de redistribution des gouvernements précédents ne les ont pas aidés. Lorsqu’ils entendent les mêmes se vanter (et largement exagérer) des progrès sociaux accomplis en aidant les « minorités » à être mieux intégrées dans les programmes gouvernementaux ou les droits sociaux, il est facile de comprendre qu’ils associent redistribution et minorités, et par conséquent concluent que d’autres progressent à leurs dépens. De mon point de vue et de celui de la plupart des opposants à Trump, c’est une conclusion très erronée. Mais est-ce mieux de croire qu’un gouvernement Hillary Clinton les aiderait davantage ?

Surtout, Trump les a écoutés ou du moins a prétendu les écouter. Clinton les a méprisés. Je ne discute pas ici du type de programme social que la Gauche devrait proposer aujourd’hui, ou aurait dû proposer lors des dernières élections, je suggère simplement que parler de fausse conscience est une manière de se cacher à nous-mêmes le fait que chacun poursuit son propre intérêt, y compris les « déplorables ». Nous n’avons pas le droit d’être condescendants. Nous devons comprendre. Comprendre les motifs des autres ne signifie pas légitimer leurs motifs ou même négocier avec eux. Cela signifie que nous devrions poursuivre une transformation sociale de manière réaliste sans blâmer les autres de ne pas nous soutenir en affirmant qu’ils font des erreurs de jugement.

Immanuel Wallerstein

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Michèle pour le Saker francophone

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