La fable de Mandeville et le satanisme libéral


Par Nicolas Bonnal – Décembre 2019 – Source nicolasbonnal.wordpress.com

Nicolas Bonnal

Ce texte typique du dix-huitième antichrétien, hédoniste et sataniste est légendaire et résume tout le monde moderne : la société est un puits de vice et « si en toute place le vice s’installe, le tout est un paradis véritable ». On pense à Sade, dont j’ai déjà parlé, et on ajoutera que si on touche au merveilleux édifice de vices, tout pourrait s’écrouler : gare aux cocos et aux réglementations !


Sur cette époque sinistre et illuminée, on recommandera cursivement le Casanova de Fellini, le Hellfire club (qui inspire le meilleur épisode Chapeau melon – A touch of brimstone), les splendides études de Velardo Fuentes sur les liens du libertinage et du capitalisme, Barry Lyndon bien sûr (livre non lu mais furieusement antisémite où l’on finit couvert de dettes !), sans oublier les illuminés de Nerval puisque c’est vers cela que débouche ce monde, le techno-communisme sociétal sous contrôle de milliardaires. Zerohedge nous apprend que 0,1 % des américains possèdent autant que le reste.

J’allais oublier Fanny Hill [Mont de vénus … , NdSF] écrite par un agent de la compagnie des Indes…

On respire.

On citera Robert-Dufour très inspiré dans un texte du Monde diplomatique :

Depuis le sociologue allemand Max Weber et son livre « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme », on se représente le capitalisme comme ascétique, rigoriste, autoritaire, puritain et patriarcal. Et, depuis près d’un siècle, on se trompe.

Mais voyons Bernard Mandeville, encore un huguenot. Comme dit Allsworth Ross, ce furent les fondateurs des USA, plus que les puritains.

Mandeville donc et sa ruche capitaliste. Il brosse un tableau d’abord réaliste :

La fertile ruche était remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre contribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres abeilles, qui étaient uniquement employées à consumer les travaux des premières. Malgré une si grande quantité d’ouvriers, les désirs de ces abeilles n’étaient pas satisfaits. Tant d’ouvriers, tant de travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de la nation.

Les inégalités :

Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très considérables. D’autres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de leur visage et en épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles. L’on en voyait cependant d’autres qui s’adonnaient à des emplois tout mystérieux, qui ne demandaient ni apprentissage, ni fonds, ni soins.

Puis on vire au méphitisme :

Tels étaient les chevaliers d’industrie, les parasites, les courtiers d’amour, les joueurs, les filous, les faux-monnayeurs, les empiriques, les devins et, en général tous ceux qui haïssant la lumière tournaient par de sourdes pratiques à leur avantage, le travail de leurs voisins, qui incapables eux-mêmes de tromper étaient moins défiants. On appelait ces gens-là des fripons : mais ceux dont l’industrie était plus respectée, quoique dans le fond peu différents des premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaque profession, tous ceux qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge, avaient quelque espèce de friponnerie qui leur était propre. C’était les subtilités de l’art, et les tours de bâton.

Triomphe des eaux glaciales du calcul égoïste. Tout le monde se remplit les poches (on est loin du monde traditionnel, et Marx et Debord s’en rendent bien compte) par la chicane :

Comme s’ils n’eussent pu, sans l’instruction d’un procès, distinguer le légitime d’avec l’illégitime, ils avaient des jurisconsultes occupés à entretenir des animosités, et à susciter de mauvaises chicanes. C’était le fin de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner leurs parties et pour profiter adroitement des biens engagés. Uniquement attentifs à tirer de précieux honoraires, ils ne négligeaient rien pour empêcher qu’on ne terminât par voie d’accommodement les difficultés. Pour défendre une mauvaise cause, ils épluchaient les lois avec la même exactitude et dans le même but que les voleurs examinent les maisons et les boutiques. C’était uniquement pour découvrir l’endroit faible dont ils pourraient se prévaloir.

Les plaideurs de Racine, les médecins de Molière (« si vous continuez comme cela, on ne voudra plus être malade ! ») valent ceux de Manhattan, de la côte d’usure et de Mandeville. Et pour cause :

Les médecins préféraient la réputation à la science, et les richesses au rétablissement de leurs malades. La plupart, au lieu de s’appliquer à l’étude des règles de l’art, s’étudiaient à prendre une démarche composée. Des regards graves, un air pensif, étaient tout ce qu’ils possédaient pour se donner la réputation de gens doctes. Tranquilles sur la santé des patients, ils travaillaient seulement à acquérir les louanges des accoucheuses, des prêtres, et de tous ceux qui vivaient du produit des naissances ou des funérailles. Attentifs à ménager la faveur du sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles recettes de la tante de Madame.

Le gouvernement va être content, Mandeville fait l’éloge de tous les incompétents :

Entre le grand nombre des Prêtres de Jupiter, gagés pour attirer sur la ruche la bénédiction d’en haut, il n’y en avait que bien peu qui eussent de l’éloquence et du savoir. La plupart étaient même aussi emportés qu’ignorants. On découvrait leur paresse, leur incontinence, leur avarice et leur vanité, malgré les soins qu’ils prenaient pour dérober aux yeux du public ces défauts. Ils étaient fripons comme des tailleurs, et intempérants comme des matelots.

Le pentagone aussi va être content, les soldats sont riches, ripoux et planqués :

Les soldats qui avaient été mis en fuite, étaient comblés d’Honneur, s’ils avaient le bonheur d’échapper à l’épée victorieuse, quoiqu’il y en eut plusieurs qui fussent de vrais poltrons, qui n’aimaient point le carnage. Si quelque vaillant général mettait en déroute les ennemis, il se trouvait quelque personne qui, corrompue par des présents, facilitait leur retraite. Il y avait des guerriers qui affrontant le danger, paraissaient toujours dans les endroits les plus exposés.

La justice est à l’avenant (avertissement à Castelnau !) :

La justice même, si renommée pour sa bonne foi quoiqu’aveugle, n’en était pas moins sensible au brillant éclat de l’or. Corrompue par des présents, elle avait souvent fait pencher la balance qu’elle tenait dans sa main gauche. Impartiale en apparence, lorsqu’il s’agissait d’infliger des peines corporelles, de punir des meurtres et d’autres grands crimes, elle avait même souvent condamné au supplice des gens qui avaient continué leurs friponneries après avoir été punis du pilori. Cependant on croyait communément que l’épée qu’elle portait ne frappait que les abeilles qui étaient pauvres et sans ressources ; et que même cette déesse faisait attacher à l’arbre maudit des gens qui, pressés par la fatale nécessité, avaient commis des crimes qui ne méritaient pas un pareil traitement. Par cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche.

Tout repose donc sur le vice (pensez à Hogarth aussi, courageux chroniqueur graphique de cette débauche britannique) :

Les fourberies de l’État conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît. L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés. Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit. La tempérance et la sobriété des uns facilitait l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres. L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave du noble défaut de la prodigalité. Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres.

Le peuple est soi-disant heureux (même les déportés ? Même les irlandais ? Même les esclaves blancs – lisez White cargo – ?), car c’est le triomphe du chevalier d’industrie. Rappel : notre meilleur chevalier d’industrie est le chat botté.

Séduction, ruse, meurtre de l’ogre, vol et appropriation, triche sur les titres, tout y passe pour séduire la sotte princesse et son roi de père. Perrault célèbre « l’industrie et le savoir-faire » dans sa morale…

Mandeville :

Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui avaient été sagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de tout opposés. Cependant en altérant ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes qu’aucune prudence n’aurait pu prévoir. C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie. Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que les pauvres mêmes vivaient plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette société.

Et puis le désastre arrive :

Un personnage qui avait amassé d’immenses richesses en trompant son Maître, le Roi et le Pauvre, osait crier de toute sa force : Le pays ne peut manquer de périr pour toutes ses injustices. Et qui pensez-vous que fut ce rigide sermonneur ?

L’honnêteté va tout détruire, la transparence selon Gorbatchev :

Il dit : Au même instant l’honnêteté s’empara de tous les cœurs. Semblable à l’arbre instructif, elle dévoila les yeux de chacun, elle leur fit apercevoir ces crimes qu’on ne peut contempler sans honte. Ils se confessaient coupables par leurs discours et surtout par la rougeur qu’excitait sur leurs visages l’énormité de leurs crimes. C’est ainsi que les enfants qui veulent cacher leurs fautes, trahis par leur couleur, s’imaginent que dès qu’on les regarde, on lit sur leur visage mal assuré la mauvaise action qu’ils ont faite.

Pas d’intervention morale ou administrative ! Car tout s’écroule naturellement :

Le prix des fonds et des bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables à ceux de Thèbes avaient été élevés par la musique, étaient déserts. Les grands qui auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les titres fastueux gravés sur leurs superbes portiques, se moquaient aujourd’hui de ces vaines inscriptions. L’architecture, cet art merveilleux, fut entièrement abandonné. Les artisans ne trouvaient plus personne qui voulut les employer. Les peintres ne se rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur et le statuaire n’étaient plus nommés dans la Ruche.

C’est même la fin de l’art :

A mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber les manufactures, c’était la simplicité et la modération de toutes les abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés…

La ruche honnête périclite et crève même de son honnête candeur :

Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent. Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice. Voulant donc se garantir tout d’un coup de toute rechute, toutes ces abeilles s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste de leur ancienne félicité que le Contentement et l’Honnêteté.

Morale de tout cela :

Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne devons-nous pas le vin, cette excellente liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.

Le vice est démiurge :

C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y faire revivre l’heureux Siècle d’Or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers pères.

Dans tous les propos monstrueux il y une part de vrai – distordu. On reprend Robert-Dufour pour établir le lien avec notre monde anglo-saxon vicieux, inégalitaire et belliciste actuel :

Aussi Mandeville n’hésite-t-il pas à dire que la guerre, le vol, la prostitution et la luxure, l’alcool et les drogues, la recherche féroce du gain, la pollution (pour employer un mot contemporain), le luxe, etc., contribuent en fait au bien commun. Tous ces vices s’expriment, comme il le répète dans une formule rituelle, « à l’avantage de la société civile ».

Robert-Dufour ajoute :

On comprend alors pourquoi le nom de Mandeville fut, à son époque, altéré en Devil Man (« l’homme du diable ») et pourquoi ses œuvres furent condamnées en Angleterre, mises à l’index par l’Église et brûlées par le bourreau sur la place publique en France.

Aujourd’hui on brûle et pille nos églises. Quelle revanche !

Robert-Dufour de comparer notre situation oligarchique au rêve de Devil Man :

C’est précisément cette logique que suivent aujourd’hui les grands groupes de l’ère néolibérale : abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délits d’initiés et spéculation, absorption et dépeçage de concurrents, faux bilans, manipulations comptables, fraude et évasion fiscales, détournements de crédits publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, enrichissement sans cause, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations du travail, falsification des données compromettant la santé publique, etc.

Ajoutons que ces fous détruisent nature et société en occident et même ailleurs… Mâchoire sociétale et mâchoire du capital rivalisent de férocité pour broyer ce qui reste et recracher le moignon de l’ex-civilisation.

On reconstruira Notre-Dame (qui n’a pas assez brûlé) en faisant un geste moderne, disait l’autre, pour satisfaire Mammon et les marchés.

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Sources

  • Bernard Mandeville – La Fable des abeilles
  • Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration
  • Dany-Robert Dufour – l’individu qui vient… Les prospérités du vive (Le Monde diplomatique)
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