La dépendance de l’Europe au gaz russe: Combien de temps avant les symptômes de sevrage?

par Leonid Krutakov pour Odnako – le 26 janvier 2015 – Source Vineyardsaker

À la mi-janvier, le commissaire européen à l’énergie Maroš Šefčovič s’est entretenu à Moscou avec le PDG de Gazprom Alexeï Miller et le ministre russe de l’énergie Alexander Novak. Après les entretiens, M. Šefčovič a exprimé sa surprise sur trois points.

Premièrement, Gazprom n’a pas l’intention de construire le gazoduc South Stream. Deuxièmement, à l’avenir le gaz naturel sera livré à l’Europe via la Turquie. Et troisièmement, la Russie n’est pas prête à discuter les termes de ses livraisons de gaz à l’Ukraine. Pour citer M. Šefčovič, ces trois points étaient très surprenants, même si la décision de la Russie d’annuler le South Stream et de construire en lieu et place un gazoduc turc a été annoncée en décembre de l’année dernière à Ankara, lors d’une conférence de presse conjointe tenue par les présidents de la Russie et de la Turquie. Il est facile d’ironiser à propos de l’ignorance de M. Šefčovič concernant le South Stream en Turquie. Et la plupart des commentateurs ne s’en sont pas privés. Mais sa tentative de discuter de nouvelles conditions pour les fournitures de gaz à l’Ukraine avec ses partenaires russes mérite beaucoup plus d’attention. Et la confirmation n’a pas été longue à venir.

La semaine dernière, le Premier ministre russe Dmitri Medvedev a convoqué une réunion avec MM. Miller et Novak. Il leur a demandé les détails de leurs entretiens avec M. Šefčovič, sur la dette gazière de l’Ukraine et la période de remboursement. La réunion a été diffusée en direct dans sa quasi totalité.

M. Miller a rappelé à M. Medvedev que l’Europe n’avait que quelques années pour construire sa propre infrastructure de transmission à la frontière entre la Grèce et la Turquie, qui devra se connecter au système de pipeline russo-turc. Si l’Europe ne parvient pas à le faire, le gaz ira à d’autres marchés.

M. Novak a fait remarquer que, lorsque le contrat de l’an dernier prévoyant une réduction de 100 dollars pour le gaz vendu à l’Ukraine aura expiré le 1er avril, il n’y aura pas de nouvelles discussions ni d’accords. Le contrat est valable et personne ne l’a annulé.

Si l’on compare ces déclarations, réitérées et diffusées en direct, on voit clairement que la Russie a posé à l’Europe un ultimatum ferme, en a décrit les conséquences et fixé le délai. Quelle est la nature de cet ultimatum?

C’est une longue histoire. Mais comme toute longue histoire, elle offre un avantage. Elle vous permet d’évaluer les événements ukrainiens non pas à partir des principes abstraits et immédiats d’une lutte pour la liberté et la démocratie, mais plutôt en termes concrets de profits et de pertes sur le long terme.

À première vue, le lien entre les récents événements en Ukraine (les manifestations de Maïdan, le coup d’État et la guerre civile), la fourniture de gaz russe vers l’Europe et le contrat de gaz conclu par Ioulia Timochenko en 2009 semble improbable. Mais tout les événements dont le déroulement nous a été caché semblent nécessairement improbables et inexplicables.

Le troisième paquet énergie de l’Union européenne (TEP) est également entré en vigueur en 2009. L’essentiel de ce document est qu’il établit des règles uniformes pour le système d’alimentation en gaz dans l’UE. Tous les achats de gaz doivent avoir lieu sur une base entrée-sortie à la frontière européenne. En d’autres termes, il crée une sorte d’acheteur de gaz virtuel unique en mesure de dicter ses conditions au vendeur.

Le document définit d’autres paramètres, mais ils sont tous généralement basés sur l’idée d’une séparation entre les fournisseurs de gaz, les infrastructures à l’intérieur de l’UE et les modalités de distribution au marché de détail, marché sur lequel les prix sont souvent plus de trois fois supérieurs au prix d’entrée du gaz.

La raison invoquée pour ce paquet TEP était la nécessité de renforcer la concurrence et réduire les coûts au détriment de la libre circulation du gaz en Europe. Cette déclaration n’a trompé  personne. C’était un nouvel instrument  visant seulement Gazprom, qui est étroitement liée au système européen.

Par le fait que l’Europe a adopté ces conditions inacceptables, les fournisseurs de gaz naturel liquéfié (GNL) pouvaient à tout moment réorienter leurs livraisons. En fait, c’est ce qui s’est passé après l’adoption du TEP. Les principaux flux de GNL sont partis pour les marchés asiatiques. Gazprom, dont les dépôts de gaz sont loin des ports et doivent être transportés par pipeline, ne pouvait pas se sortir de ce guêpier.

À la suite de l’adoption du TEP, les prix du gaz en Europe n’ont pas baissé; en fait, ils ont augmenté. De 2009 à 2013, le prix du gaz dans l’UE a augmenté en moyenne de 29% à 30%. Dans le même temps, le prix moyen du gaz russe a chuté de 410 $ US par millier de mètres cubes en 2008 à 385 $ US en 2013. Et le volume de gaz a augmenté.

Le paradoxe d’un prix intérieur croissant avec une baisse des prix d’entrée s’explique aisément par la nature de l’augmentation. Celle-ci est principalement attribuable à la hausse du coût de transport du gaz dans l’UE, qui a augmenté d’environ 16%, et aux taxes internes, qui étaient en hausse de 13%.

En fait, la composante énergétique du prix final du gaz n’a pas augmenté de plus de 2%, et encore c’était dû au GNL. Dans le même temps, l’augmentation importante du prix du GNL a été compensée par les réductions que l’UE a obtenues de Gazprom, profitant de l’absence de marge de manœuvre de cette dernière. Et cela s’est produit en dépit des contrats à long terme liés au prix du pétrole, qui a quadruplé de 2008 à 2011.

Le TEP a finalement bloqué l’accès de Gazprom au marché intérieur européen et, en outre, l’obligeait à vendre 50% de son gaz avant même son entrée dans l’UE. Selon le TEP, le gaz transporté par le système de pipeline doit provenir d’au moins deux fournisseurs.

En ce qui concerne le calendrier, les contrats à long terme de Gazprom avec ses clients européens ont été renégociés en 2004, et l’année suivante a vu le début des discussions sur le TEP. Le pic des discussions a eu lieu en 2008-2009 et, précisément à ce moment-là, la deuxième guerre du gaz russo-ukrainienne a éclaté.

Kiev, qui était en retard dans ses paiements pour les livraisons de gaz russe, a commencé à siphonner les volumes de transit illégalement; en réponse, la Russie a coupé le flux de gaz. L’UE devait prendre des mesures urgentes, négocier un contrat gazier signé par Ioulia Timochenko presque entièrement sur les termes de la Russie. Six mois plus tard, une fois la paix revenue, le TEP a été adopté, et ainsi a commencé l’effort systématique pour faire passer Gazprom par dessus bord.

South Stream a été bloqué pour des raisons de non-respect du TEP, même si le contrat pour sa construction, qui concernait plusieurs pays, avait été conclu par les gouvernements de ces derniers avant l’adoption du TEP. En fait, le TEP a été créé pour empêcher les pays de prendre de telles initiatives individuelles à l’avenir.

Il convient de noter que South Stream a été bloqué par l’UE immédiatement après le début des événements en Ukraine. La décision a été élaborée de telle manière que l’Ukraine conserve son statut en tant que pays de transit majeur pour le gaz russe et devienne une sorte de réservoir de gaz pour l’Europe. Après l’avènement du TEP, pour tout nouveau contrat, Gazprom devait réduire de moitié ses livraisons de gaz à l’UE ou devait vendre la moitié du volume à l’Ukraine sur la frontière russe.

Autrement dit, la Russie a finalement été tenue de payer de sa propre poche les frais du coup d’État ukrainien et la formation d’un gouvernement russophobe à Kiev. C’est pourquoi les États-Unis ont d’abord essayé de renflouer Naftogaz [compagnie nationale de gaz ukrainienne]. Le fils du vice-président américain Joe Biden est même devenu un membre du conseil d’administration du monopole gazier ukrainien.

La visite de Vladimir Poutine à Ankara et son accord avec Recep Tayyip Erdoğan sur la construction du South Stream turc a mis à mal tout cela. Le rôle de pays de transit vers l’Europe s’est maintenant déplacé vers la Turquie. En outre, conformément aux règles du TEP, tout ce que Gazprom a à faire pour remplir son contrat est de livrer le gaz à la frontière de l’UE. Le transporter plus loin n’est pas de sa responsabilité de Gazprom.

C’était un coup calculé et bien ajusté. La Turquie est le seul couloir de communication offrant une voie alternative pour le gaz de Russie. Par exemple, le projet de gazoduc Nabucco, qui se proposait de fournir le gaz d’Asie centrale et du Moyen-Orient à l’UE en contournant la Russie, était fondé exclusivement sur la Turquie comme pays de transit. Mais maintenant, il n’y a plus moyen de contourner la Russie.

La seule question qui n’a pas reçu de réponse publique est la date limite de l’ultimatum fixé à l’Europe par la Russie. M. Miller n’a rien précisé, disant seulement que l’Europe n’avait plus beaucoup de temps, en fait seulement quelques années. C’est compréhensible, car les termes et conditions du contrat sont confidentiels.

Mais n’étant pas lié par des accords confidentiels, nous sommes libres de spéculer sur la date limite. La plupart des contrats européens de Gazprom, comme il déjà été dit, ont été conclus en 2004. Un peu plus tôt, dans les années 1980, ces contrats avaient une durée de 30 ans. Le terme du dernier contrat a été réduit à 15 ans. Il s’ensuit que le D-Day – le moment pour la renégociation des contrats selon les termes du TEP – arrivera en 2019, en d’autres termes, dans seulement quatre ans.

Quatre ans, c’est un cadre politique qui limite le temps de prise de décision de l’Europe. Le choix est très difficile. En fait, il n’y a pas de choix. Rejeter les livraisons de gaz russe à l’Europe équivaudrait à un suicide. Se tourner vers le GNL, qui est une fois et demi à deux fois plus cher, asphyxierait instantanément toutes les industries européennes non compétitives.

L’Europe a besoin du gaz russe. Tout ce qu’elle peut choisir, ce sont les routes et les moyens de livraison. Elle peut négocier avec la Russie sur des conditions claires et transparentes, ou elle peut briser la résistance de la Russie pour avoir accès au gaz à ses propres conditions. Et celui qui tient les manettes debout derrière l’UE ne trouve que le deuxième scénario acceptable.

En fait, l’Europe a encore moins de temps (prendre une décision n’est pas suffisant), parce qu’il faut construire un pipeline depuis la frontière turque. Sinon, elle devra céder l’Ukraine. Nous ne voulons pas jouer le rôle de Cassandre, mais en quatre ans tout peut arriver – même des tentatives d’assassinat de hauts responsables politiques, en Russie et en Turquie.

En passant, il y a un détail curieux: le contrat russo-ukrainien signé en 2009 par Ioulia Timochenko et Vladimir Poutine a une durée non-standard de dix ans. Et, comme la plupart des contrats européens de Gazprom, il se termine en 2019.

Serait-ce par hasard ou à dessein?

Leonid Krutakov

Traduit du russe par Robin

Traduit de l’anglais par jj relu par Diane pour le Saker francophone

 

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