La Corée du Nord veut tirer quatre missiles près de Guam – Un pari risqué


Par Alexis Toulet  – Le 11 août 2017 – Source noeud-gordien.fr

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Le système de défense antimissile américain THAAD – déjà déployé sur l’île de Guam, et déjà testé contre un missile balistique de portée intermédiaire comme le Hwasong-12 nord-coréen

L’escalade verbale entre Donald Trump et Kim Jong Un vient d’aboutir à un nouveau palier. La Corée du Nord a annoncé le 10 août préparer à partir de la mi-août un essai de missiles particulièrement provocant, avec le tir de quatre missiles balistiques à portée intermédiaire Hwasong-12 juste à côté de l’île américaine de Guam dans le Pacifique ouest.

Décision surprenante et pari risqué, car c’est le système de défense antimissile américain qui est visé, et les paramètres choisis par Pyongyang pour cet essai lui sont défavorables. Le défi est en tout cas éclatant – tout se passe comme si Kim Jong Un voulait forcer l’Amérique à utiliser sa défense antibalistique, et était persuadé de la mettre en échec. Donald Trump pourra-t-il éviter de relever ce défi ?

Pourquoi l’on parle de guerre

Suite aux essais de missiles intercontinentaux réalisés par la Corée du Nord cette année, en particulier l’essai le 4 juillet d’un missile Hwasong-14 capable de lancer une charge de 500 à 600 kg suffisante pour une ogive nucléaire à une portée de 8 000 à 10 000 km – mettant donc sous le feu au minimum les États américains de l’Alaska et de Hawaï ainsi que la ville de Seattle, au maximum toute la moitié ouest du pays y compris la métropole de Los Angeles – le président américain a réitéré sa politique fortement exprimée en début d’année : la Corée du Nord parvenant à mettre au point une arme nucléaire capable d’atteindre les États-Unis, « Ça n’arrivera pas ! ».

Le jeu des pressions, notamment l’alourdissement des sanctions économiques, s’avérant insuffisant pour convaincre Pyongyang de renoncer à étendre sa dissuasion nucléaire au territoire américain, Donald Trump est passé aux menaces ouvertes, annonçant « feu et colère«  ainsi qu’« une puissance que franchement le monde n’a jamais vu jusqu’ici » si le dictateur nord-coréen ne faisait que continuer ses menaces.

En réalité, il serait très délicat pour les États-Unis de prendre l’initiative d’une attaque sur la Corée du Nord, car elle dispose de toute une échelle de ripostes possibles :

  • depuis des attaques voire un barrage d’artillerie qui s’avérerait extrêmement destructeur sur Séoul la métropole sud-coréenne, laquelle est toute proche de la frontière, ou
  • des attaques au missile à ogive classique sur les bases américaines en Corée du Sud ou au Japon
  • jusqu’à l’utilisation de l’arsenal massif d’armes chimiques, estimé entre 2 500 et 5 000 tonnes, y compris l’agent militaire le plus dangereux, le VX, lequel fut utilisé lors de l’assassinat par Kim Jong Un de son frère
  • de l’arsenal biologique, qui pourrait se prêter à des attaques de type terroriste, même sur le territoire américain
  • et maintenant nucléaire monté sur missile balistique, Pyongyang disposant suivant les évaluations de 20 à 60 armes d’une puissance équivalente à celle qui bombarda Hiroshima

La solution la plus raisonnable serait pour Washington d’accepter le fait de la dissuasion nord-coréenne, de même qu’il a accepté en leur temps le fait de la dissuasion soviétique puis russe et le fait de la dissuasion chinoise. Donald Trump cependant, ayant plusieurs fois exprimé l’idée déjà entretenue par Nixon qu’apparaître « fou » ou « incontrôlable » serait utile en cas de crise internationale – car permettant d’obtenir davantage de concessions de l’interlocuteur – a décidé de continuer d’appliquer cette posture. Ou cette tactique, c’est toute la question, et le jeu tel que semble le concevoir le président américain est de créer un vrai doute sur le fait qu’il pourrait réellement être « fou ». Donald Trump s’estime encore mieux qualifié que le « grand dirigeant » nord-coréen pour maintenir ce doute.

Le défi lancé par Kim Jong Un

La décision annoncée par la Corée du Nord de faire des essais de missile balistique « à 30-40 kilomètres de Guam » est évidemment suprêmement provocatrice. Légale en droit international – les missiles devant retomber hors des eaux territoriales américaines – elle est comparable à un homme armé d’un fusil lançant à un autre « Ne bouge pas… je vais tirer à dix centimètres de ta main ». Difficile d’imaginer message plus clair de Pyongyang comme quoi il ne cédera pas aux pressions américaines pour lui faire limiter, sans parler d’abandonner, sa dissuasion nucléaire.

Mais ce qui frappe avant tout, c’est que ce projet de tirs ressemble à s’y méprendre à une invitation aux États-Unis à réaliser un test en vraie grandeur de leurs systèmes anti-balistiques. Non seulement ils pourraient parfaitement le justifier devant leur opinion comme devant les autres pays, arguant par exemple d’un risque que les missiles nord-coréens ne frappent Guam par accident, ou simplement d’un risque pour la navigation. Mais ils se trouvent encore dans les meilleures conditions techniques pour le faire : ils connaissent précisément le lieu, ont une idée de la date ou du moins de la période dans laquelle le test aura lieu, le nombre de missiles assaillants n’est pas très élevé, et c’est précisément leur système anti-balistique a priori le plus fiable qui est déjà déployé sur place ! 1

Il est pour le moins osé, pour ne pas dire très risqué, pour Kim Jong Un d’avoir lancé un tel défi. Car enfin le THAAD est loin d’être dénué de capacités. En service depuis 2008, il a passé avec succès les 13 tests d’interception réalisés entre 2005 et 2017 avec la version finale.

Sans doute, sa vitesse maximale de 2,8 km/s est inférieure à la vitesse finale d’un missile balistique tel que le Hwasong-12 qui en se basant sur l’estimation de sa portée doit être de l’ordre de 6 km/s, mais cela n’empêche pas une interception à partir du moment où l’ogive du missile assaillant n’est pas manœuvrant, ce qui n’est presque certainement pas le cas des missiles nord-coréens à ce stade de leur développement.

Sans doute, le THAAD n’a été testé qu’une fois contre un missile de portée intermédiaire le 11 juillet dernier, étant à l’origine prévu pour parer des missiles de portée plus courte. Cependant, ce test fut un succès.

Ce test signe une amélioration du système de défense, qui jusqu’à (ce jour) n’avait intercepté que des missiles de portée plus courte. Quoique la simulation ait été planifiée depuis des mois, elle arrive au moment d’une menace internationale croissante de la part de la Corée du Nord, qui a testé son premier missile intercontinental le 4 juillet.

Même si cet essai unique laisse la porte ouverte à quelques doutes – il faudrait plusieurs essais, dans une variété de conditions différentes, pour vraiment donner confiance dans la capacité de défense contre l’attaque simultanée de plusieurs balistiques intermédiaires – il reste bon signe s’agissant d’un système qui est par ailleurs déjà au point. Et rien n’empêcherait les batteries de défense de lancer deux intercepteurs sur chaque assaillant, afin de renforcer la probabilité de succès.

Risque majeur pour la Corée du Nord

Le risque pour Pyongyang, et il est grand, c’est que les États-Unis parviennent à intercepter les quatre missiles. Ce serait pour la dissuasion nord-coréenne un revers très grave et en fait réellement dangereux, avec l’impression que la Corée du Nord est en fait impuissante, ses meilleures armes incapables de percer le bouclier antimissile américain.

Même si elle conserverait en tout état de cause sa capacité à frapper Séoul par barrage d’artillerie, tout comme sa capacité à saturer les défenses antimissile américaines et japonaises sous le nombre des missiles à courte portée, Washington pourrait en conclure que ce n’est en tout état de cause pas son territoire qui est sous le feu, du moins pour l’instant, et le calcul cynique et halluciné « mieux vaut les Coréens voire les Japonais aujourd’hui que nous demain » pourrait-il pousser Trump et son entourage à déclencher une guerre pour empêcher Pyongyang de mettre en service le missile intercontinental qu’il a testé le 4 juillet, acceptant les énormes pertes civiles du fait que ce seraient des alliés qui les subiraient plutôt que les Américains eux-mêmes ?

Certes, si Washington ne réussit pas à intercepter plus d’un ou au maximum deux missiles, ou s’il n’essaie même pas, Pyongyang aura donné une démonstration impressionnante et créé l’impression – pour longtemps ? – que la défense antimissile américaine n’est qu’un tigre de papier. Oui… mais à se baser sur les informations en source ouverte, ce n’est pas l’issue qui paraît la plus probable.
Sachant que la dissuasion est avant tout un effet psychologique qui se construit dans la tête de l’adversaire potentiel, il est surprenant que Kim Jong Un accepte de prendre un tel risque. Faut-il imaginer que le jeune dictateur ait un caractère téméraire ?

Il y a de quoi s’interroger : les responsables du programme balistique nord-coréen n’auraient-ils pas « bourré le mou » du jeune dictateur, en lui décrivant un système plus avancé et imparable qu’il ne l’est en réalité ? Si c’est le cas, ce serait très risqué pour les responsables concernés, Kim Jong Un n’ayant pas le profil d’un dirigeant qui pardonne facilement – l’enjeu pour les fautifs serait au minimum le camp de rééducation… Toutefois, ce ne serait pas sans précédent, les dictateurs ayant tendance à créer autour d’eux une bulle d’admirateurs et de sycophantes assurant leur position non seulement en l’assurant de son génie, mais encore en ne lui donnant que les bonnes nouvelles.

Ou bien savent-ils quelque chose sur les performances de leur missile que les autres ne savent pas, et qui resterait confidentiel ?

Enjeu pour les États-Unis – pourront-ils refuser le défi ?

Ce qui semble clair, c’est que maintenant que le défi a été lancé, aussi publiquement et aussi solennellement que possible, il serait difficile aux États-Unis de le refuser, c’est-à-dire de ne pas faire tout leur possible pour intercepter les missiles.

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Retrouvons-nous sur le pré demain à six heures, Monsieur !

On pourrait imaginer à première vue que les États-Unis se contentent de regarder les missiles s’écraser en mer pas loin de chez eux dans les eaux internationales. Seulement voilà, ils ont des alliés à rassurer, un système antimissile qui est directement mis au défi, donc ils n’ont le le choix qu’entre tenter l’interception – et courir le risque semble-t-il assez petit de tout rater et d’être ridicule – et ne pas la tenter – courant ainsi un risque majeur de convaincre le monde entier qu’ils n’ont pas eux-mêmes confiance dans les performances de la défense antimissile dont ils font tant de cas, et qu’ils proposent si bruyamment à leurs alliés dans la région (Corée du Sud, Japon) comme dans le reste du monde. Ce n’est vraiment pas le message que Washington souhaite envoyer.

D’autre part, le président américain a pour le moins l’orgueil chatouilleux, et il est engagé dans une compétition de provocations verbales avec son homologue nord-coréen. Il lui serait très difficile de refuser de participer à cette sorte d’explication et de duel technologique – missile contre missile, pas de vie humaine en jeu – que tente de lui imposer Kim Jong Un, alors même qu’il vante si volontiers la puissance américaine et la qualité de ses armes. Il semble très probable qu’il choisira d’utiliser les THAAD… sauf si ses généraux lui expliquaient qu’en fait ils seraient dépassés, mais rien dans les informations en source ouverte ne permet de le penser.

Il est surprenant que Kim Jong Un lance un tel défi avec son programme de missiles là où il en est. Mais le vin est maintenant tiré, il faut le boire. Pour la Corée du Nord, comme pour les États-Unis.

Ce sera le tout premier test en vraie grandeur du résultat de plus de trente ans de R&D américaine en défense anti-balistique !

La réaction américaine est pratiquement obligée…

Alexis Toulet

Note du Saker Francophone

A moins aussi que des alliés des Nord-Coréens ne leur aient donné des garanties que les systèmes THAAD seraient inopérants ou inefficaces ce jour-là. Il faut se souvenir comment les Russes ont "éteint" le système Aegis monté sur le Donald Cook en Mer Noire. Un sous-marin pourrait se trouver sur zone opportunément ce jour-là avec un système de contre mesure électronique ou un drone...

Cela pourrait décrédibiliser toute la politique de "défense" de l'US Army au Japon et en Corée du Sud qui vient d'élire un président tentant de bloquer le déploiement du système THAAD en Corée du Sud.

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  1. L’interception d’un missile balistique est pensable lors de ses trois phases de vol : 1) Agir lors de la phase ascensionnelle pose beaucoup de problèmes intrinsèques – le temps de réaction, la possibilité même de rallier à temps l’endroit adéquat – il y a lieu de douter que les États-Unis en aient vraiment la capacité. 2) Le seul système capable de tenter une interception à mi-course est le GBI, lequel est basé en Alaska et en Californie, ce qui ne convient évidemment pas au cas d’un missile visant Guam depuis la Corée du Nord
    3) Mais quant à l’interception en phase terminale – lorsque le missile se rapproche de sa cible depuis l’espace – les États-Unis disposent de deux systèmes supposés en être capables : le SM-3 basé sur croiseur Aegis et surtout le THAAD.
    Or la base militaire de Guam a déjà son propre système THAAD – « Its components include what the Army calls the « world’s most-advanced mobile radar, » three truck-mounted launchers for the ballistic missile interceptors, a cooling and fire control system, as well as a 1.3-megawatt power generator. » Trois lanceurs, cela représente un total de 24 missiles, ce qui est bien assez pour lancer 2 intercepteurs sur chacun des quatre Hwasong-12 nord-coréens, afin de maximiser la probabilité d’interception.
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