Par Daniel Lazare – Le 3 novembre 2016 – Source Consortium News
Au cours de son dernier débat avec Donald Trump, Hillary Clinton a promis que les États-Unis et ses alliés continueraient l’offensive contre Mossoul, occupée par État islamique, et lanceraient une attaque contre le siège d’EI à Raqqa, en Syrie. La semaine dernière, le secrétaire d’État à la Défense Ashton Carter a assuré la presse qu’une offensive était sur le point d’être lancée.
«Elle débutera dans les prochaines semaines, a déclaré Carter. C’est notre plan depuis longtemps et nous serons capables d’assumer les deux offensives», c’est-à-dire sur Mossoul et Raqqa en même temps.
«Nous pensons que c’est le bon moment pour commencer à se tourner vers Raqqa, a ajouté un porte-parole du Pentagone, lundi. «Il est prévu de s’y lancer.»
Sauf que plus l’administration assure au public qu’une attaque est pour bientôt, plus celle-ci semble devenir lointaine. En fait, il apparaît de plus en plus qu’un assaut sur Raqqa ne se produira pas du tout. La raison en est simple. La stratégie est branlante, même selon les normes américaines.
L’effort pour reprendre Mossoul est dangereux dès le départ. Le problème n’est pas la campagne militaire, qui semble faire de bons progrès alors que les troupes irakiennes entrent dans la ville pour la première fois en deux ans. C’est plutôt le cadre politique qui pose problème.
De puissants courants opposés sont à l’œuvre, impliquant l’armée irakienne, la Turquie, les milices chiites soutenues par l’Iran, connues sous le nom de Forces de mobilisation populaires, ou Al-Hashd al-Shaabi et les Peshmergas kurdes. Recep Tayyip Erdogan, le président néo-ottoman de la Turquie, a déstabilisé les Irakiens en affirmant que Mossoul se trouve dans la sphère d’influence traditionnelle de son pays et en jurant de protéger la population sunnite de la ville contre la vengeance d’Al-Hashd pour les atrocités anti-chiites commises par EI.
Malheureusement, les craintes d’Erdogan ne sont pas infondées, puisque Al-Hashd a déjà été accusée d’atrocités à Tikrit et à Fallujah, et qu’au moins un dirigeant de la milice a juré de se venger également à Mossoul. [Voir Consortiumnews.com]
Bien que le gouvernement irakien ait promis que les milices limiteraient leurs activités à la périphérie de la ville, l’armée irakienne est considérée comme à peine moins menaçante, puisque ses drapeaux chiites sont maintenant omniprésents. Les habitants de Mossoul se sentent également menacés par les Kurdes, car ils se souviennent trop bien quand les Peshmergas ont pris le relais après l’invasion des États-Unis en 2003, déclenchant une vague de pillage qui a laissé la ville dépouillée.
Les membres de la milice chiite se rappellent aussi quand ils se sont confrontés aux Kurdes dans la ville irakienne centrale de Tuz Khurma, pas plus loin qu’en avril dernier, et ils se méfient encore de tout contact avec eux.
Des «alliés» se soupçonnant les uns les autres
Ainsi, tout le monde se méfie de tout le monde, ce qui signifie que plus ces forces convergent vers Mossoul, plus le risque est fort que des années de craintes et de haines accumulées atteignent une masse critique et explosent.
Erdogan refuse d’abandonner une tête de pont militaire qu’il maintient dans la petite ville de Bashiqa à quelques kilomètres au nord-est, alors que le Premier ministre irakien Haider al-Abadi menace de détruire la Turquie si elle essaie de monter une «invasion à grande échelle».
« Nous ne voulons pas de guerre avec la Turquie, a déclaré Abadi, et nous ne voulons pas une confrontation avec la Turquie. Mais si une confrontation se produit, nous y sommes prêts. Nous considérerons [la Turquie] comme un ennemi et nous la traiterons comme un ennemi.»
La réponse de la Turquie a été de continuer à rassembler des troupes, des chars et d’autres matériels militaires sur la frontière irakienne, à seulement 150 km au nord. Ce mercredi, le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a demandé à Abadi: «Si vous êtes si fort, pourquoi avez-vous abandonné Mossoul à des organisations terroristes?»
Mais aussi dangereux que cela puisse être, la situation à environ 500 km à l’ouest, autour de Raqqa en Syrie, est encore pire. Alors que les États-Unis tentent d’assembler une force capable de vaincre EI, on y retrouve une liste de prétendants assez étourdissante.
En plus de la Syrie, la Russie et la Turquie, la liste comprend la soi-disant Armée syrienne libre, les Unités de protection du peuple kurde connues sous le nom de YPG [et les unités féminines YPJ, NdT], les sunnites qui ont rejoint les YPG dans une fédération parapluie connue sous le nom de Forces démocratiques syriennes ou FDS; plus les mêmes milices chiites soutenues par l’Iran en Irak, qui ont récemment commencé à menacer de franchir la frontière et se joindre aussi à l’assaut sur Raqqa.
Aussi étourdissantes sont les animosités locales. Alors que la Turquie s’entend bien avec Masoud Barzani, le chef de la zone autonome kurde dans le nord de l’Irak, l’histoire est très différente dans le nord de la Syrie, où les YPG, de gauche, sont dominants. Depuis que l’Union démocratique kurde, union parente des YPG, est associée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui dirige une insurrection à l’intérieur de la Turquie depuis les années 1980, Erdogan considère que la milice n’est pas meilleure qu’État islamique et peut-être même pire.
Les YPG le ressentent de la même manière, décrivant Erdogan et EI comme rien de moins que des frères cachés. Les YPG sont hostiles à l’Armée syrienne libre (ASL), depuis qu’elle a pris part à l’incursion turque de l’été dernier dans le nord de la Syrie, dont l’objectif principal était d’empêcher les unités de milice kurdes dans le nord-est syrien de se joindre à d’autres combattants YPG dans le nord-ouest. L’ASL, en attendant, n’est pas seulement anti-YPG, mais aussi anti-américaine, alors que ses sponsors turcs sont théoriquement pro-américains.
Ainsi, des membres de l’ASL ont entonné des chants anti-américains quand un convoi de commandos américains s’est présenté dans la ville turque d’Al-Rai à la mi-septembre, forçant les Américains à fuir.
«Les chrétiens et les Américains n’ont pas de place parmi nous, a crié un militant. Ils veulent mener une croisade pour occuper la Syrie.» Un autre a crié: «Les collaborateurs de l’Amérique sont des chiens et des cochons. Ils mènent une croisade contre la Syrie et l’islam.»
C’est l’un des groupes que Washington qualifie de «laïque» et «modéré». Pourtant, l’espoir de Washington est que les différentes factions puissent mettre leurs différences de côté assez longtemps pour «libérer» Raqqa. La perspective semble peu probable, d’autant plus que les combats entre l’ASL soutenue par les Turcs et les YPG semblent augmenter.
La Turquie tuant des kurdes
Le 20 octobre, des avions turcs et de l’artillerie ont pilonné des positions YPG-SDF au nord-est d’Alep, tuant ainsi 200 combattants. Depuis lors, les deux groupes – la Turquie et l’Armée syrienne libre d’un côté, les YPG et les Arabes anti-turcs du SDF de l’autre – se sont engagés dans une lutte pour le contrôle d’Al-Bab, occupé par EI, à 40Km au sud de la frontière turque et à peu près à la même distance au nord-est d’Alep.
Si les forces turques-ASL prennent Al-Bab, alors les espoirs kurdes de relier leurs forces dans le nord-est et le nord-ouest de la Syrie auront été brisés. L’ASL serait alors en mesure de pousser vers l’est jusqu’à Raqqa, ce qui signifierait un affrontement à la fois avec le corps principal des YPG et EI. Ou, comme suggère le pertinent site Moon Of Alabama, elle pourrait plutôt tenter de soulager ses camarades salafistes assiégés à Alep.
Cela signifierait une collision frontale avec les forces gouvernementales syriennes et l’exposition aux avions de chasse russes, un point qu’un hélicoptère du gouvernement syrien a déjà montré la semaine dernière, en bombardant les forces turques-ASL engagées dans un combat contre les YPG.
Une telle guerre ne peut qu’être bénéfique à État islamique, un expert incontesté dans l’utilisation des tensions entre ses adversaires à son avantage personnel. C’est pour cela qu’il a pu s’installer en Syrie en premier lieu, parce que les États-Unis étaient trop occupés à renverser Bachar al-Assad pour s’inquiéter d’al-Qaïda, qu’Obama avait qualifié de pas plus dangereux qu’une «équipe d’amateurs».
C’est aussi la raison pour laquelle État islamique a été en mesure d’établir des bases et des lignes d’approvisionnement en Turquie – parce qu’Erdogan était trop préoccupé par la lutte contre Assad et les Kurdes, pour se préoccuper de ce que ses compatriotes sunnites étaient en train de trafiquer. Un paysage syrien et irakien du nord déchiré par des luttes intestines est idéal pour un groupe sunnite-salafiste hyper-violent apte à jouer un groupe contre un autre.
La Maison Blanche a vaguement l’impression qu’elle s’est fourrée dans un guêpier, c’est pourquoi les fonctionnaires deviennent vagues et impénétrables, chaque fois que les journalistes demandent des détails concernant un assaut signalé contre Raqqa. Le problème, comme le pensent les fonctionnaires des États-Unis, c’est qu’Erdogan demeure irréversiblement opposé au YPG-FDS, même si c’est la seule force au sol capable de combattre État islamique. Par conséquent, il est impossible de prendre Raqqa sans s’aliéner un collègue de l’OTAN.
«Nous n’avons pas besoin d’organisations terroristes comme le PYD-YPG», a déclaré Erdogan à Obama lors d’un appel téléphonique le 26 octobre, faisant référence à la milice et à l’Union démocratique kurde. «J’ai dit, venez, libérons Raqqa [d’État islamique] ensemble. Nous allons régler cela avec vous. Nous en avons la force.»
Les États-Unis doutent qu’Erdogan ait cette capacité, pourtant ils sont incapables de dire non. Le résultat en est des négociations, encore des négociations et des retards croissants. Jennifer Cafarella, un expert syrien à l’institut néoconservateur pour l’étude de la guerre, déclare que l’administration «stagne» tandis que, de l’autre côté du débat, les «réalistes» de la politique étrangère se demandent pourquoi l’administration se prépare à une stratégie dont elle sait d’avance qu’elle ne pourra pas fonctionner.
Une analyse sceptique
Dans une analyse sans concession faite pour le magasine conservateur mais souvent sceptique, National Interest, Daniel L. Davis, colonel de l’armée et ancien combattant en afghanistan, souligne que si une armée nationale, des milices bien armées, des forces terrestres et des forces de renseignement des États-Unis et des «voies de réapprovisionnement passant par un territoire ami» sont toutes en place dans le nord de l’Irak, «aucune de ces choses n’existent» pour Raqqa. Les problèmes politiques, ajoute-t-il, sont encore plus redoutables.
Quand, en août, les unités kurdes ont libéré la ville de Manbij, occupée par EI, note Davis, des résidents reconnaissants ont dit aux membres des YPG : «Vous êtes nos enfants, vous êtes nos héros, vous êtes le sang de nos cœurs.» Pourtant, leur récompense fut d’être étiquetés terroristes par Erdogan et sommés de partir par les États-Unis.
«Quelles assurances les États-Unis pourraient-ils donner aux Kurdes, écrit Davis, qu’après la libération réussie de Raqqa, l’armée turque ne va pas se retourner contre eux ? Pourquoi les Turcs bombarderaient-ils les troupes kurdes un jour et travailleraient-ils ensuite avec elles, ou permettraient aux Kurdes de maintenir une présence après avoir libéré Raqqa? Il n’y a pas de logique reconnaissable dans ces espoirs non fondés.»
Davis a raison. Mais alors, il n’y a aucune logique reconnaissable dans l’intervention de l’administration Obama en Syrie en général. Pourquoi insister pour qu’Assad démissionne, par exemple, lorsque le seul effet serait de dégager un chemin direct pour al-Qaïda et État islamique jusqu’au palais présidentiel à Damas ?
Pourquoi soutenir une incursion turque dans le nord de la Syrie, alors que le seul résultat est de rendre furieux les Kurdes qui sont la seule force anti-EI efficace que les États-Unis ont de leur côté ? Pourquoi insister pour vouloir une solution démocratique à la guerre civile syrienne, lorsque les pays qui soutiennent les forces anti-Assad, à savoir l’Arabie saoudite et les autres monarchies pétrolières arabes, sont parmi les sociétés les plus antidémocratiques de la planète ?
Rien de tout cela n’a de sens. Mais depuis que les Israéliens, les Turcs et les Saoudiens veulent tous qu’Assad s’en aille, l’administration Obama estime qu’elle n’a pas d’autre choix que de s’y conformer. Comment peut-elle autrement garder la cohérence de son fragile empire, si ce n’est en répondant à tous les caprices et désirs de ses États client?
Quand les empires sont forts, ils peuvent se permettre de dire non. Mais quand ils sont faibles et sur-étendus, ils font ce qu’on leur dit. C’est pourquoi les États-Unis sont bloqués à l’égard de Raqqa. Ils ne peuvent pas décevoir leurs alliés en annulant l’assaut, et ils ne peuvent pas non plus aller de l’avant avec un plan qui ne colle pas. Alors cela traîne en longueur.
Daniel Lazare
Article original publié sur Consortium News
Traduit par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone.