Par Clifford G. Gaddy – le 7 avril 2016 – Brookings Institute via chroniquesdugrandjeu.com
Note du Saker Francophone Cet article vient de notre ami des chroniquesdugrandjeu.com qui en a traduit des extraits que nous reprenons, en complétant les trous pour vous donner la totalité du texte. Le Brooking Institute est un think tank américain proche des milieux mondialistes, ce qui donne une certaine saveur à ce texte. On est dans le grand jeu, une passe d'arme de haut niveau. A vous de lire entre les lignes.
Les Panama Papers ! Quelqu’un d’autre est-il frappé par l’aspect louche de l’affaire ? Cela ressemble à un mauvais film d’espionnage.
Début 2015, John Doe a envoyé (venant de nulle part) un courriel au journal allemand Süddeutsche Zeitung (SZ), offrant 11.5 millions de documents d’un cabinet d’avocat panaméen relatifs à des compagnies off-shore. SZ les a acceptés. Avec l’aide de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists), quelques 400 journalistes de 80 pays ont passé un an à balayer ces documents. Alors, de façon coordonnée, ils ont présenté leurs premières trouvailles: avec un discours uniforme dans tous les média (jusqu’à la station locale de télévision à Washington sur laquelle je suis tombé cette semaine), ils ont parlé de nouvelles révélations fracassantes de corruption, de blanchiment d’argent et de secrets financiers concernant plus de 140 dirigeants dans le monde.
La plupart des reportages placent le président russe Vladimir Poutine en tête d’affiche, mais cela pourrait en réalité cacher quelque chose de bien plus profond et tordu.
Le chien qui n’aboyait pas
Malgré les titres, il n’y a aucune preuve de l’implication de Poutine – ni dans une société concernée par les révélations et encore moins dans une activité criminelle, de vol ou d’évasion fiscale. Ce sont des documents qui montrent que certains de ses amis auraient transféré «jusqu’à deux milliards de dollars» dans des sociétés-écran panaméennes.
Mais rien dans les Panama Papers ne révèle quelque chose de nouveau sur Poutine. Et, en réalité, c’est bien moins que ce qui a été dit depuis longtemps. Depuis des années existent des suspicions sur son énorme fortune personnelle, que l’on a d’abord prétendue être de 20 milliards, puis de 40, 70 et même 100 milliards… Et maintenant, tout ce que l’on trouve, ce sont deux malheureux milliards appartenant peut-être à un ami.
Un peu de contexte (géo)politique est important ici. Ces dernières années, les média sont devenus un élément clé de la guerre de communication impliquant la Russie et l’Occident pour tenter de discréditer l’adversaire. Tôt cette année, des cercles influents à l’Ouest ont pensé utiliser les média pour répondre à ce qu’ils ont décrit comme une guerre hybride de la Russie, et tout spécialement une guerre de l’information, dans la foulée de l’annexion de la Crimée par la Russie et d’activités annexes. Ils ont identifié que la corruption était un problème sur lequel Vladimir Poutine était assez vulnérable. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les Panama Papers : les journalistes ont ciblé Vladimir Poutine hors de toute proportion avec les preuves avancées.
Dès que l’on creuse sous les titres, c‘est une non-révélation. Un ami de Poutine est lié à des compagnies qui transfèrent deux milliards via des sociétés off-shore. Vraiment ? Pour cacher leur propriétaire ? Mais cacher à qui ? Et vous n’avez pas besoin de société off-shore pour faire cela. Pour éviter les sanctions [occidentales après la crise ukrainienne, NdT] ? C’est une raison crédible, mais cela ne ferait sens que si ces sociétés avaient été enregistrées après 2014 [date des sanctions, NdT]. Est-ce le cas ?
Tout cela ne va faire aucun mal à Poutine. Au contraire, cela lui donne une couverture. Par contre, cela risque de provoquer des scandales à répétition en Occident, sourcilleux sur la corruption. C’est un point dont je vais parler. En clair, les Russes gagnent.
Le principe du cui bono connecte les profits avec les motifs, en se demandant qui a à gagner d’une certaine action. Si ce sont les Russes qui gagnent, n’est-il pas
possible qu’ils soient en quelque sorte derrière au moins une partie de cette histoire?
Qui est John Doe?
L’ICIJ est l’élite auto-proclamée des journalistes d’investigation, mais qu’ont-ils découvert sur la source de tous ces documents? La seule information que nous avons sur John Doe vient de SZ, qui commence son histoire ainsi : «Il y a plus d’un an, une source anonyme a contacté le Süddeutsche Zeitung (SZ) et a présenté des documents internes chiffrés du cabinet d’avocats Mossack Fonseca.» Lorsque le personnel de SZ a questionné John Doe sur ses motivations, il aurait répondu dans un courriel: «Je veux rendre ces crimes publics.»
Mais comment les journalistes et le public peuvent ils être sûrs qu’il est digne de confiance et que ses documents sont réels, complets et intacts? On ne sait pas si John Doe est une personne seule d’abord, ni pourquoi il faudrait lui faire confiance alors qu’il révèle des documents sans se révéler lui-même. Il a eu également accès à un volume assez impressionnant de documents, ce qui suggère qu’une agence de renseignement aurait été impliquée.
En outre, la révélation implique des dommages collatéraux sur le monde légal des affaires et sur des personnes innocentes. N’est-ce pas un souci? À mon avis, aucune personne responsable avec une réelle préoccupation pour l’État de droit ne préconiserait que ce genre de documents si compromettants soit publié. Il pourrait y avoir de nombreuses conséquences imprévues; cela pourrait renverser des régimes, là encore avec des conséquences imprévues. C’est de l’anarchisme pur et naïf, si l’idée était (comme cela semble de l’extérieur) de créer un chaos maximum en espérant voir le système purgé de tous ses maux. En tout état de cause, la possibilité d’utiliser une telle fuite à des fins politiques est immense.
Le potentiel d’utilisation d’une telle fuite à des fins politiques est immense.
Si nous (les États-Unis et l’Occident en général) sommes derrière ces fuites, le motif serait apparemment de mettre Poutine dans l’embarras. Cela participe de la chimère que nous pouvons le vaincre dans une guerre de l’information. Si tel était le motif, alors le résultat est pathétique : aucun dommage réel n’est causé à Poutine, alors qu’il y a des dommages collatéraux pour les alliés des États-Unis.
Si les Russes sont derrière tout cela, l’une des raisons serait de désamorcer la campagne occidentale sur la corruption de Poutine. Mais comme je l’ai expliqué, tout dommage à sa réputation ou à celle de la Russie du fait des Panama Papers est plutôt triviale. En échange de ce léger désagrément, les Russes auront :
- démasqué la corruption des politiciens dans les démocraties occidentales modèles,
- fomenté une véritable déstabilisation dans les pays occidentaux.
La question qui suit est donc : est-ce un coup monté ? Les Russes ont-ils jeté un hameçon que les États-Unis ont gobé ? Les histoires des Panama Papers ruissellent sur Poutine comme l’eau sur le dos d’un canard. Mais ils ont un impact négatif sur la stabilité de l’Ouest.
Les histoires des Panama Papers ruissellent sur Poutine comme l’eau sur le dos d’un canard. Mais ils ont un impact négatif sur la stabilité de l’Ouest.
Disons que le qui soit les Russes, et le pourquoi soit de détourner l’attention et montrer que «tout le monde le fait». Mais comment?
Compte tenu des capacités de piratage tant vantées de la Russie, une unité spéciale de cyberaction au Kremlin peut avoir été en mesure d’obtenir les documents. (Mossack Fonseca maintient que la fuite n’a pas été un travail de l’intérieur.) Mais il est fort probable qu’une telle opération soit montée par un organisme appelé le Service de surveillance financière russe (RFM). RFM est une unité personnelle de Poutine sur l’intelligence financière, qu’il a personnellement créée et qui ne répond qu’à lui. C’est tout à fait légitime et elle est largement reconnue comme la plus puissante agence de cette sorte dans le monde, avec un monopole sur l’information concernant le blanchiment d’argent, les centres offshore, et les questions connexes impliquant la Russie ou des ressortissants russes. Une opération comme celle des Panama Papers, qui ne concerne que l’intelligence financière, devrait être liée au RFM, pas au FSB, et pas non plus à un gang ad hoc au Kremlin. Bien qu’il ne puisse pas (légalement) avoir accès aux secrets détenus par une entreprise comme Mossack Fonseca, il est au courant de beaucoup d’informations financières internationales, par le biais de l’organisme international dont il est un membre de premier plan, le Financial Action Task Force. En bref, les Russes sont mieux équipés que quiconque, plus capables et moins contraints pour pirater des fichiers secrets.
Quant à la façon de faire fuiter les documents, il serait en fait assez ingénieux d’incriminer la Russie d’une manière apparemment sérieuse (avec les manchettes des journaux) sans révéler effectivement des renseignements sensibles. C’est exactement ce que nous avons. Les Panama Papers ne révèlent aucun secret russe, ils n’ajoutent rien aux rumeurs circulant déjà sur la fortune personnelle de Poutine. Mais ils semblent l’accuser et la dernière chose que l’on soupçonnerait, est que c’est une opération russe. De plus, ces révélations qui n’en sont pas ont été avancées par l’ICIJ [l’organisme journalistique financé par Soros et l’USAid, NdT]. Donc, la dernière chose que quiconque pourrait suspecter, c’est que les documents du Panama soient une opération russe.
Un motif russe plus sérieux?
Certes, ce serait une opération complexe, uniquement pour désamorcer la campagne de l’Occident et tourner l’attention vers le kleptocrate Poutine. Mais peut-être y a-t-il un autre motif.
Comme beaucoup l’ont déjà souligné, il est curieux que les Panama Papers ne mentionnent pas les Américains. Mais il est possible qu’ils le font et que le ICIJ n’ait pas révélé cette information. Peut-être, parce que le ICIJ est financé par les Américains, ils ne vont pas mordre la main qui les nourrit. Mais supposons que l’ICIJ n’ait pas d’information sur les Américains. Cela remet en question les données d’origine qui, si elles étaient bien réelles et non censurées, devraient probablement inclure quelque chose sur des Américains. Il y a sans aucun doute beaucoup d’individus et d’entreprises américaines qui ont fait des affaires avec l’équipe de Mossack Fonseco, et il ne serait pas logique que, sur une collection de 11,5 millions de documents portant sur les finances off-shore, les Américains y soient totalement absents. Peut-être alors quelqu’un a-t-il purgé ces références avant que les documents ne soient remis au journal allemand? Le quelqu’un serait, suivant mon hypothèse, les Russes, et l’absence d’informations compromettantes sur les Américains est un indice important de ce que je pense être le but réel de cette fuite.
Les Panama Papers contiennent des informations financières secrètes sur des sociétés, dont certaines, mais pas toutes, révèlent une activité criminelle. Dans les mains d’autorités légales, ces informations pourraient être utilisées pour poursuivre les entreprises et les particuliers; dans les mains d’un tiers, c’est une arme de chantage. Pour que ces informations puissent être efficaces comme arme de chantage, elles doivent être gardées secrètes. Une fois révélées, comme dans le cas de Panama Papers, leurs capacité de chantage est nulle. Leur valeur est détruite.
Par conséquent, je suggère que le but de l’opération Panama Papers peut être celui-ci : c’est un message adressé aux Américains et à d’autres dirigeants politiques occidentaux qui pourraient être mentionnés, mais ne le sont pas. Le message est: «Nous avons aussi des informations sur vos méfaits financiers. Vous savez ce que nous avons. Nous pouvons les garder secrets si vous travaillez avec nous.» En d’autres termes, les personnes mentionnées dans les documents ne sont pas les cibles. Ce sont celles qui ne sont pas mentionnés qui le sont.
Kontrol, la variante russe du contrôle
En somme, ma pensée est que cela aurait pu être une opération du renseignement russe, qui a orchestré une fuite à un haut niveau pour établir la crédibilité totale en impliquant (sans vraiment impliquer) la Russie et en gardant la source cachée. Certains documents seraient utilisés pour des campagnes anti-corruption dans quelques pays pour renverser certains régimes mineurs, détruire quelques carrières et quelques fortunes. D’ici là, en faisant chanter les véritables cibles aux États-Unis et ailleurs (individus non désignés actuellement par la fuite), les maîtres marionnettistes russes vont obtenir kontrol et influence.
Si les Russes sont derrière les Panama Papers, nous savons deux choses qui remontent à Poutine personnellement : d’abord, c’est une opération dirigée par le RFM, ce qui signifie qu’elle est dirigée par Poutine ; deuxièmement, c’est en fin de compte du chantage. Cela signifie que la véritable histoire réside dans l’information qui est cachée, pas dans celle qui est révélée. Vous révélez des secrets afin de détruire; vous les cachez afin de contrôler. Poutine n’est pas un destructeur. C’est un contrôleur.
Clifford G. Gaddy
Clifford G. Gaddy, un économiste spécialisé sur la Russie, est le co-auteur de Piège à ours sur le chemin de la Russie à la modernisation (Routledge, 2013). Ses livres précédents incluent Économie virtuelle de la Russie (Brookings Institution Press, 2002) et La malédiction de la Sibérie (Brookings Institution Press, 2003). Son projet de livre actuel s’intitule Russie Addiction: L’économie politique de la dépendance des ressources, et était prêt à être publié en 2015. Gaddy est aussi le co-auteur de la deuxième édition et a récemment publié M. Poutine: Espion au Kremlin (Brookings Institution Press, 2015).
Traduit par Hervé pour le Saker Francophone
Note du Saker Francophone En plus des chroniquesdugrandjeu.com, le texte a aussi été vu et repris dans une analyse de dedefensa.org. Cette affaire n'est sans doute pas terminée et va continuer à fragiliser les gouvernements occidentaux, ce qui pourrait être un autre objectif caché pour convaincre les Occidentaux de donner le pouvoir à une entité supra-nationale. Mais il y a aussi cette autre vision possible du sujet qui, cette fois, montre que le cui bono vise plutôt les États-Unis : Les États-Unis ont phagocyté la place financiere suisse. Il sera très intéressant de savoir qui va pousser pour avoir les détails et qui va tenter d'enterrer le sujet. Cela devrait nous en dire plus long sur les ressorts cachés de cette affaire.
Ping : Finance mondiale | Pearltrees
Ping : Revue de presse internat. | Pearltrees
Ping : Lunaison du 7 avril au 5 mai 2016 - Astropopote