Entretien avec Sergei Ryabkov, l’adjoint du ministre des affaires étrangères russe.


Par Jacob Heilbrunn – Le 29 mai 2020 – Source National Interest

Sergei Ryabkov

Jacob Heilbrunn : Quelle est votre évaluation de l’état des relations entre les Etats-Unis et la Russie ?

Sergei Ryabkov : L’état actuel de nos relations bilatérales est probablement le pire des précédentes décennies. Je ne veux pas comparer cela avec l’époque de la guerre froide parce que cette époque était différente de celle que nous connaissons aujourd’hui – d’une certaine manière, plus prévisible ; d’une autre manière, plus dangereuse. Du point de vue de Moscou, l’ère Trump est inquiétante parce que nous passons d’un point bas à un autre, et comme l’a dit un jour le célèbre penseur polonais Jerzy Lec : « Nous pensions avoir atteint le fond, et puis quelqu’un a frappé en dessous ».

C’est exactement ainsi que les choses se passent aujourd’hui. Nous nous efforçons d’améliorer la situation par le biais de différentes propositions dans pratiquement tous les domaines de discorde entre Moscou et Washington. Cela n’a servi à rien. Nous reconnaissons que tout ce qui est associé à la politique russe est désormais assez problématique, pour ne pas dire plus, pour la pensée dominante américaine. Mais nous pensons que la seule réponse à cette situation est d’intensifier le dialogue et de chercher des moyens pour que les deux gouvernements, les entreprises – les structures qui ont un impact sur l’humeur générale du public – maintiennent et probablement approfondissent leur interaction et leur discours afin d’éliminer d’éventuels malentendus ou erreurs d’appréciation.

L’un des domaines les plus troublants dans ce tableau très sombre et ennuyeux est bien sûr le contrôle des armes. Nous observons une spirale descendante qui est systématiquement renforcée et intensifiée par le gouvernement américain. Il semble que l’Amérique ne croit pas du tout au contrôle des armements en tant que concept. Au lieu de cela, elle essaie de trouver des prétextes pour s’écarter de tous les traités, accords et contrôle d’armements auxquels la Russie prend part. C’est très regrettable. Mais ne vous y trompez pas : nous ne paierons pas un prix plus élevé que celui que nous payons déjà pour notre propre sécurité dans le but de sauver quelque chose ou de maintenir les États-Unis dans ce système. C’est carrément le choix que le gouvernement américain peut ou, à notre avis, devrait faire – car nous pensons toujours que le maintien de ces accords sert en fin de compte les intérêts nationaux américains.

Heilbrunn : Quel est votre avis sur l’approche de l’administration Trump concernant le traité START ?

Ryabkov : On peut dire que l’approche de l’administration Trump concernant le traité START est assez étrange. Premièrement, nous comprenons les raisons pour lesquelles l’administration Trump veut que la Chine prenne part à tout futur accord ou pourparlers sur le contrôle des armements, bien que nous comprenions également les raisons pour lesquelles la Chine ne veut pas faire partie de ces accords, et nous pensons donc que c’est à Washington de traiter avec Pékin sur cette question. En l’absence d’un consentement très clair, ouvert et réfléchi de l’autre partie – c’est-à-dire de la Chine – il n’y aura pas de pourparlers avec la Chine ou de participation chinoise. C’est une réalité évidente à laquelle nous sommes confrontés.

L’élément suivant de cette logique nous amène donc à la conclusion naturelle qu’il serait dans l’intérêt de tous de simplement étendre ce que nous avons maintenant – c’est-à-dire un nouveau START sous la forme dans laquelle il a été signé et ratifié par la suite – et de reporter à plus tard les questions litigieuses et les problèmes non résolus, y compris celui qui est associé au non-respect de ce traité par les États-Unis. Une éventuelle prolongation du traité pour cinq années supplémentaires donnerait suffisamment de temps à Washington et à Moscou, et éventuellement à d’autres, pour examiner la situation et prendre des décisions, non pas dans la précipitation mais en tenant dûment compte de tous les aspects et de la gravité des défis qui se posent à nous, y compris ceux liés aux nouvelles technologies militaires. Mais là encore, nous ne sommes pas là pour échanger cette approche contre quoi que ce soit du côté américain, pour obtenir quelque chose du côté américain en retour. Je pense que c’est un raisonnement tout à fait logique et naturel dans l’état actuel des choses, c’est pourquoi nous invitons les États-Unis à considérer au pied de la lettre ce que nous leur disons.

Heilbrunn : Traditionnellement, la Russie a bien travaillé avec les administrations républicaines, à commencer par Nixon. Cette époque est-elle terminée ?

Ryabkov : Je ne sais pas. Cela dépend complètement des États-Unis. Nous pensons que quel que soit le parti au pouvoir aux États-Unis, il y a des choix, des opportunités et des possibilités qui devraient au moins être explorées avec la Russie. Je ne sais pas si cette administration considère la Russie comme un parti avec lequel il vaut la peine d’avoir un dialogue sérieux. J’ai tendance à croire que ce n’est pas pour des raisons de politique intérieure, à cause d’approches différentes sur des questions qui sont assez évidentes au moins pour nous, y compris le système international des traités et le droit international en général.
Mais là encore, il se pourrait bien que l’administration républicaine actuelle devienne en fait une ligne de l’histoire dans laquelle un nombre considérable d’instruments internationaux utiles ont été abrogés et que l’Amérique s’en soit retirée dans l’attente que cette approche serve mieux les intérêts américains.

Cela étant dit, je ne dirai jamais ou ne suggérerai jamais que c’était mieux pour nous – du moins au milieu des années 2010 – avec l’administration précédente.
C’est sous la précédente administration Obama que d’interminables séries de sanctions ont été imposées à la Russie. Cela s’est poursuivi sous Trump. Le prétexte de cette politique est totalement rejeté par la Russie, qui le considère comme invalide et illégal. L’administration précédente, quelques semaines avant son départ, a volé des biens russes qui étaient protégés par l’immunité diplomatique, et nous sommes toujours privés de ces biens par l’administration Trump. Nous avons envoyé 350 notes diplomatiques aux administrations Obama et Trump pour exiger la restitution de cette propriété, mais nous avons essuyé une série interminable de refus. C’est l’un des exemples les plus frappants et les plus évidents de la situation dans laquelle nous nous trouvons dans nos relations.

Il n’existe pas de « quelle administration étasunienne est la meilleure pour la Russie ? » Les deux sont mauvaises, et c’est notre conclusion après plus d’une décennie de discussions avec Washington sur différents sujets.

Heilbrunn : Compte tenu de la situation désastreuse que vous décrivez, pensez-vous que l’Amérique est devenue un État voyou ?

Ryabkov : Je ne dirais pas cela, ce n’est pas notre conclusion. Mais les États-Unis sont clairement une entité qui ne pense qu’à elle et crée de l’incertitude pour le monde. L’Amérique est une source de problèmes pour de nombreux acteurs internationaux. Ils essaient de trouver des moyens de se protéger et de se défendre contre cette politique malveillante et perverse de l’Amérique, politique dont beaucoup de gens dans le monde pensent qu’elle devrait prendre fin, dans un avenir proche, espérons-le.

Heilbrunn : Si le président Trump devait répondre à votre dernier point, il pourrait dire : « Qu’est-ce qui ne va pas avec l’incertitude du point de vue américain ? Qu’y a-t-il de mal à maintenir vos adversaires en déséquilibre ? Pourquoi les États-Unis devraient-ils être une puissance prévisible ? » Quelle serait votre réponse à cela ?

Ryabkov : Ma réponse à cela serait que nous ne demandons pas aux États-Unis d’être un partenaire responsable et prévisible parce que nous ne pensons pas que ce soit possible de sitôt. Nous disons que c’est une réalité à laquelle nous sommes tous confrontés, et donc que nous ne faisons qu’ajuster notre propre réaction et notre propre réponse à cette réalité en essayant de protéger au mieux nos propres intérêts.

Heilbrunn : Dans le même ordre d’idées, et à propos du traité START, un fonctionnaire du département d’État de l’administration Trump a récemment annoncé que les États-Unis étaient prêts, pour l’essentiel, à enterrer la Russie, à la couler dans une nouvelle course aux armements comme elle l’avait fait dans les années 1980.

Ryabkov : A la faire tomber aux oubliettes.

Heilbrunn : Oui. Quelle est votre réponse à ce genre de menaces ?

Ryabkov : Il n’y a pas de réponse. Nous nous contentons d’en prendre note et de tirer les leçons du passé. Nous ne laisserons jamais, jamais personne nous entraîner dans une course aux armements qui dépasserait nos propres capacités. Mais nous trouverons les moyens de résister à cette pression, tant en termes de rhétorique que d’actions possibles.

Heilbrunn : Qu’est-ce que ce genre de rhétorique implique pour l’avenir d’une extension du traité START ? Cela ne suggère-t-il pas que le traité est peut-être déjà condamné et que l’administration Trump utilise la Chine comme une pilule empoisonnée pour tuer le traité ?

Ryabkov : En ce qui concerne la Chine, je pense que l’administration américaine est obsédée par cette question, et qu’elle essaie d’introduire le « sujet de la Chine » dans chaque question internationale qui se présente à la table des négociations. Il ne s’agit donc pas du traité START. C’est beaucoup plus large, plus profond, et il comporte beaucoup plus de facettes que tout ce qui concerne le contrôle des armements en tant que tel. À mon avis, les chances que le traité START soit maintenu sont proches de zéro, et je pense que le 5 février 2021, ce traité deviendra caduc et prendra fin. Nous n’aurons plus de START à partir du 6 février 2021.

Heilbrunn : Pensez-vous que la position américaine vis-à-vis de la Russie contribue involontairement à promouvoir un rapprochement entre la Russie et la Chine qui n’est en fait pas dans l’intérêt de Washington ?

Ryabkov : Nous n’agissons pas en partant du principe qu’une pression ou un impact extérieur sur nous, fasse évoluer nos priorités ou notre approches envers la Chine ou envers qui que ce soit d’autre. Nous ne pensons pas que les États-Unis, dans leur forme actuelle, soient une contrepartie fiable, donc nous n’avons aucune confiance, aucune confiance du tout. Nos propres calculs et conclusions sont donc moins liés à ce que fait l’Amérique qu’à beaucoup, beaucoup d’autres choses. Et nous chérissons nos relations étroites et amicales avec la Chine. Nous les considérons comme un partenariat stratégique global dans différents domaines, et nous avons l’intention de les développer davantage.

Heilbrunn : Les États-Unis poussent très fort contre la Chine en ce moment, au moins rhétoriquement. La Chine s’est jurée d’anéantir tout mouvement taïwanais vers l’indépendance et semble également vouloir sévir à Hong Kong. Pensez-vous qu’il s’agit là d’un autre exemple où le bellicisme manifeste des États-Unis finit par faire boule de neige et pousser ses adversaires à prendre des mesures plus drastiques ?

Ryabkov : Bien sûr, il ne m’est pas possible de juger ce que la Chine fera dans ces cas-là ou dans ces circonstances, mais je pense que les États-Unis croient qu’il y a une possibilité de faire pression sur la Chine et que c’est actuellement le cas de la manière la plus pressante et énergique. Je pense que cela entraîne clairement une nouvelle augmentation de l’incertitude dans les relations internationales. J’espère néanmoins qu’à un moment donné, l’instinct naturel de parler, de se mettre d’accord et de conclure des accords l’emportera sur cet effort permanent visant à soutirer quelque chose aux autres – non seulement à la Chine, mais aussi à la Russie et à d’autres pays qui ont tendance à suivre une politique indépendante des États-Unis.

Heilbrunn : À cet égard, lorsqu’il s’agit de la Russie – parce que vous considérez que les États-Unis tentent également d’accroître la pression sur la Russie – faites-vous une distinction entre le président Trump et son administration, ou les considérez-vous comme alignés dans leur approche vis-à-vis de la Russie ? Parce que pendant la campagne électorale de 2016, Trump a explicitement essayé de relancer les relations entre les États-Unis et la Russie.

Ryabkov : Non, je ne vois aucune ligne nulle part. Je ne vois aucune distinction comme vous l’avez décrite. De plus, je ne vois aucune différence entre l’administration précédente et celle-ci.

Heilbrunn : Permettez-moi de le dire autrement : qu’en est-il des différences entre Trump et ses propres conseillers ? Pensez-vous que Trump lui-même est enclin à prendre une voie plus diplomatique, ou pensez-vous que la politique américano-russe est menée par lui ?

Ryabkov : Je ne sais pas qui dirige la politique américaine envers la Russie. Nous accueillons favorablement tout signal des Américains, y compris du président lui-même, en faveur d’une amélioration, en faveur de la poursuite de la politique, et nous sommes prêts à assumer notre part de responsabilité. Mais malheureusement, cela ne fonctionne pas. Et je pense que c’est aussi ma propre honte que, dans ma modeste position, je n’ai pas pu offrir quoi que ce soit à mes patrons qui puisse aider à améliorer les choses.

Heilbrunn : Dernière question : pensez-vous que les choses, au moins dans le domaine du contrôle des armements, changeraient sous une présidence Biden ? Parce que les Démocrates sont beaucoup plus favorables aux accords de contrôle des armements que les Républicains semblent l’être actuellement. Quelle est votre opinion ?

Ryabkov : Je n’ai aucune idée de la façon dont les choses vont se dérouler par rapport aux prochaines élections aux États-Unis. Je pense cependant qu’il sera trop tard dans le processus, quelque-soit l’administration – y compris la deuxième administration Trump si elle est réélue – pour traiter la question d’une nouvelle prolongation du START après le jour des élections aux États-Unis. Je pense plus généralement que l’actuel consensus anti-russe, à cent pour cent bipartite aux États-Unis, ne promet pas grand-chose de bon pour cette relation à l’avenir, quel que soit le vainqueur des prochaines élections. C’est ce que nous allons voir.

Nous travaillerons sans relâche pour essayer de trouver des solutions alternatives, hélas nous n’avons pas de partenaire du côté américain.

Sergei Ryabkov

Traduit par Wayan, relu par Kira pour le Saker Francophone

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