Une provocation dans l’enceinte d’al-Aqsa par l’une ou l’autre des sectes extrémistes de colons n’est pas probable – elle est inévitable.
Par Alastair Crooke − Le 7 juin 2021 − Source Strategic Culture
L’iceberg politique de l’après-guerre – comme celui de la calotte glaciaire – est peut-être encore solide, mais tout juste. Et, comme la véritable calotte glaciaire, il est lui aussi en train de se désintégrer. Il n’est plus utile à nos oligarques internationalistes. Des morceaux s’effritent ; certains sont délibérément offerts (par exemple, Gates/Fauci). Cependant, pour étendre cette métaphore à la géopolitique, il faudrait dire que nous sommes peut-être à l’aube d’une succession de bouleversements multiples des certitudes politiques supposément « éternelles » d’après-guerre – certains voulus, beaucoup non voulus, mais tous perturbateurs.
D’une part, l’establishment militaire hypertrophié des États-Unis exige une nouvelle raison d’être, au moment même où la Russie et la Chine dévoilent leurs nouvelles armes intelligentes. D’autre part, l’aspect le plus important est que la décadence sociale qui ronge le tissu de l’Amérique est devenue trop visible – et préjudiciable à la refonte souhaitée de la mission américaine (Green-washing et maintenant LBGTQ « washing » – comme mécanismes pour d’abord perturber, puis réinitialiser, la politique et la géo-finance).
La « compétition » belliqueuse avec la Chine est renforcée comme moyen de réunifier cette Amérique fragmentée. Pourtant, même si Washington continue de pousser l’Europe et le Japon à se découpler de la Chine et de la Russie, une guerre froide 2.0 sur deux fronts simultanés a très peu de partisans. Les provocations (autodestructrices) de l’UE à l’égard de la Chine et de la Russie au sujet du Bélarus ou des Ouïghours – aussi naïvement éveillées soient-elles – ne sont toutefois pas le fruit du hasard.
Elles sont intentionnellement déstabilisantes. Alors que les États-Unis s’inclinent devant l’inévitable – et acceptent la réalité de la primauté de la Russie, de la Chine et de l’Iran en Asie centrale – l’équipe Biden prévoit de se retirer, tant bien que mal, de la région au profit de la Chine, laissant l’UE s’occuper de maintenir la Russie en déséquilibre et isolée.
Il n’est pas difficile pour la grande finance mondiale d’imaginer des politiques européennes bizarres : l’UE a commencé comme un cartel (et compte aujourd’hui deux fois plus de lobbyistes d’entreprise que « K street » à Washington). Dans son édition actuelle, la queue de l’UE formée par les petits États anti-russes peut facilement être incitée à agir comme « la queue qui remue le chien de l’UE » – d’autant plus que cela permet à l’euro-bureaucratie de jouer la queue contre les plus grands États de l’UE – et ainsi de faire avancer leur propre « idéologie de Bruxelles », celui d’un empire centralisé.
Ce que l’on remarque moins, au milieu de tout ce bruit et de ce théâtre, c’est que le Moyen-Orient est peut-être proche de son propre « moment décisif ». En un mot, alors que l’Iran a surpris le monde en construisant une véritable dissuasion – avec des dizaines de milliers de missiles intelligents profondément enterrés, plutôt que des « armes nucléaires », encerclant Israël – ce dernier est confronté à l’effondrement absolu des « certitudes » de Netanyahou.
En d’autres termes, « l’effondrement » est celui du mème selon lequel la question palestinienne a été mise en sommeil, que « le monde » est « passé à autre chose » et que les Palestiniens « vaincus » doivent finalement se réconcilier (et se réconcilieront) avec la domination militaire d’Israël, que Gaza sera domestiquée, la Cisjordanie bantoustanisée, Jérusalem encerclée de l’extérieur et dé-palestinisée de l’intérieur, et que les droits des réfugiés palestiniens seront effacés avec l’aide des États du Golfe coopératifs.
C’est effectivement le récit de la « mission accomplie » de Netanyahou. Et Kushner a joué son rôle, en tant que principal facilitateur.
Ce grand récit s’est effondré avec les récents affrontements à Jérusalem, à Gaza et à l’intérieur de la ligne verte. Pas d’une manière simple, mais d’une manière beaucoup plus profonde que ce que la plupart des gens de la sphère occidentale semblent prêts à reconnaître. (Il n’est pas surprenant que Netanyahou ait désespérément essayé de relancer le récit de la « menace iranienne », pour détourner l’attention de la crise à long terme plus fondamentale à laquelle les Israéliens sont confrontés).
De même que la nature même et la dimension de l’État de guerre américain provoquent directement l’entropie en Amérique – de même le mantra de la « mission accomplie » a entraîné une entropie significative en Israël : ses citoyens se sont endormis, les yeux bandés par des années d’une telle propagande. La classe politique juive israélienne – du centre-gauche à la droite dure – l’a avalée tout entière. Cela représente un phénomène qui dure depuis de nombreuses années, mais qui a été accéléré, et placé sous stéroïdes pendant l’ère Trump, lorsque le pouvoir et la plateforme du gouvernement américain sont devenus la chambre d’écho de la droite israélienne.
Où veut-on en venir ? Une enquête menée en Israël, a révélé que 72% des Israéliens ne voulaient pas qu’Israël négocie un cessez-le-feu – ils voulaient que les attaques continuent. Mais pourquoi cela devrait-il être si significatif ?
Non seulement parce qu’il montre à quel point le mème de la « mission accomplie » de Netanyahou a été intériorisé (la défaite doit être gravée dans la psyché palestinienne à travers les décombres que les Forces de défense israéliennes ont semées à Gaza), mais aussi parce que ce sondage montre la vraie nature du « coin » dans lequel les Israéliens ont été acculés par Netanyahou et Kushner.
Ce qui s’est passé, comme le souligne Shir Hever, c’est que « les citoyens palestiniens d’Israël [souvent appelés Palestiniens de 1948] se sont mis en grève. C’était la première fois depuis les années 30 qu’il y avait une grève en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et à l’intérieur des frontières d’Israël – [Cela] a démontré un niveau d’unité et de solidarité que nous n’avions jamais vu auparavant. Cela a suscité beaucoup de peur dans la société juive israélienne – de voir les Palestiniens unis plus que jamais auparavant… Cette unité leur a coûté cher. Des milliers de Palestiniens ont été licenciés pour avoir fait cette grève ».
Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Ce qui s’est passé, c’est que « le message libéral des sionistes libéraux s’est complètement effondré. Il y avait cette sorte de promesse, qui est un mirage, que si les Palestiniens sont de bons citoyens, s’ils sont loyaux, s’ils ne parlent pas trop de politique, ils seraient finalement autorisés à s’intégrer dans la société israélienne – et à avoir de meilleurs services publics et de meilleures opportunités d’emploi et ainsi de suite ».
« Tenez bon : dans une ou deux générations, tout ira bien ». C’était un mensonge, bien sûr – pour l’instant, il est très clair que c’était un mensonge, et la raison pour laquelle c’est si clair, c’est que le gouvernement Netanyahou n’a fait aucunement semblant d’œuvrer en faveur de l’égalité, mais était plutôt déterminé à asphyxier la question palestinienne en mode : le « monde est passé à autre chose ».
La droite israélienne est toujours aussi claire : elle dit qu’il s’agit d’un État où seuls les Juifs peuvent avoir des droits égaux et complets – seulement les Juifs. Donc si vous n’êtes pas juif, vous n’avez aucun espoir d’égalité dans cet État. Ce qui signifie que les citoyens palestiniens d’Israël comprennent qu’ils doivent eux aussi résister.
La population palestinienne à l’intérieur d’Israël est depuis longtemps confrontée à une discrimination structurelle, mais cette discrimination a maintenant été institutionnalisée dans la loi (avec la loi sur l’État-nation de 2018), ce qui a conduit la principale organisation israélienne de défense des droits de l’homme, B’Tselem, ainsi que Human Rights Watch, à désigner Israël et les territoires qu’il contrôle (occupe) comme étant coupables du crime d’apartheid en vertu du droit international.
La réaction à de telles déclarations identifiant l’apartheid « est très, très violente, agressive » (Shir Hever à nouveau), « et nous le voyons [à nouveau] … chaque fois qu’il y a un bombardement de Gaza. Il y a quelques manifestations anti-guerre en Israël. Certains juifs de gauche organisent des manifestations, par exemple, à Jérusalem, non loin de l’endroit où j’habitais, sur la place de Paris, où les « Femmes en noir » se tenaient tous les vendredis, pour protester contre l’occupation ».
« La semaine dernière, un groupe d’Israéliens de gauche a organisé une manifestation contre le bombardement de Gaza, sur la place de Paris, et la police s’est approchée d’eux et leur a dit qu’un millier d’Israéliens de droite armés arrivaient par ici. Ils vont être là dans quelques minutes. Nous n’allons pas vous protéger. Si vous voulez rester, faites ce que vous voulez. La police est partie, et bien sûr, les manifestants ne sont pas restés. Cela aurait été un massacre. Et cela ne s’est jamais produit auparavant ».
« Je pense que ce que nous voyons maintenant est une société post-traumatique qui réagit avec une peur extrême, de la violence et du racisme envers les Palestiniens surtout, mais pas seulement envers les Palestiniens. Il y a aussi beaucoup de haine entre les différents groupes de la société israélienne. Il n’y a pas que les orthodoxes et les laïcs, il y a aussi les orthodoxes nationaux et les ultra-orthodoxes, les ultra-orthodoxes sionistes et les ultra-orthodoxes antisionistes. Les tensions sont très fortes », prévient Shir Hever.
La plupart des Israéliens (c’est-à-dire les 72%) ont-ils compris ce qui a déclenché les affrontements avec le Hamas ?
Je pense qu’ils le comprennent à un niveau beaucoup plus profond. Jérusalem a été choisie par Netanyahou pour commencer cette [chaîne d’événements qui a débuté par des tirs de roquettes sur Jérusalem], parce que Netanyahou savait qu’il avait jusqu’à une certaine date pour former un gouvernement [mais il n’a pas pu le faire]. La possibilité de former un gouvernement a donc été transmise à son principal adversaire, Yair Lapid, de l’opposition.
A ce moment-là, Netanyahou savait que s’il déclenchait une sorte de crise sécuritaire, les discussions de coalition allaient s’effondrer. Lapid ne sera pas en mesure de former sa coalition. Et cela signifie qu’il y aura une autre élection, une cinquième élection en l’espace de deux ans. Et Netanyahou restera à nouveau le premier ministre par intérim – et tant qu’il fera cela, il ne pourra pas aller en prison. Et il fait l’objet d’un procès très sérieux pour corruption. Donc tout le monde comprend cela. Ce qui est étonnant, c’est que vous avez des partis politiques qui essaient de former une coalition. Ils ont eu des discussions sur la coalition. Ils savaient qu’ils avaient une majorité. Ils étaient juste en train de régler les détails. Et puis la police est entrée à Sheikh Jarrah, puis la police est entrée à Al-Aqsa, et ils savaient exactement ce qui se passait. Ils ont compris exactement ce que Netanyahou faisait, mais ils n’ont pas osé dire un mot. Pas un seul d’entre eux n’a dit : « Oh, c’est juste une manœuvre politique, cynique, de Netanyahou pour nous empêcher de former un gouvernement », parce que s’ils avaient dit cela, ils se seraient fait passer pour des gauchistes. Et vous ne pouvez pas avoir pire étiquette en Israël que celle d’être un gauchiste maintenant – c’est comme être traité de communiste dans les années 50.
Ce qu’il faut retenir, c’est que c’est la nouvelle « réalité » que Netanyahou a construite et qu’elle lui survivra. De toute évidence, les Palestiniens – à eux seuls – ne représentent pas une menace existentielle pour les Juifs d’Israël. (De nombreux efforts sont cependant déployés pour persuader les gens qu’ils représentent précisément une telle menace).
Les Palestiniens représentent toutefois une menace réelle et existentielle pour l’apartheid : « Je pense que la peur vient d’une société coloniale dans laquelle vous savez que vous faites peut-être partie de ce groupe hégémonique au sein de cette société, mais qu’en réalité vous êtes la minorité. Les Juifs sont en minorité dans toute la région d’Israël et de la Palestine, et ils [les Juifs] le savent. Et ils savent que si les Palestiniens s’unifient, ils risquent de perdre tous leurs privilèges. C’est donc un autre type de peur. Et c’est une peur paralysante… Et la seule chose qui a permis à Israël de rester en quelque sorte soudé, c’est le populisme de Netanyahou ».
Maintenant, la bulle « mission accomplie » de Netanyahou – y compris la partie de l’intrigue selon laquelle les Arabes à l’intérieur d’Israël subissaient un processus d’israélisation, dissocié de toute identité palestinienne – a été crevée par le Hamas le mois dernier. Israël doit donc faire face à ses propres démons internes. Et la vérité de ces démons est troublante – comme le reconnaît Zvi Bar’el dans Haaretz :
La « colle » qui maintient Israël assemblé est en train de se décomposer en raison de profondes animosités internes. L’État se transforme progressivement en une entité dans laquelle les organisations, les religions, les minorités ethniques et les gangs deviennent les véritables dirigeants du pays. Le territoire physique et légal contrôlé par le gouvernement israélien ne couvre que des portions sélectionnées. Chacune des communautés possède un système d’auto-gestion. Un système qui retire une fortune des coffres de l’État, mais qui est autorisé à en faire ce qu’il veut – et à décréter ses propres règles et règlements.
La crise, cependant, est bien plus importante que la désintégration de la politique du corps israélien – C’est une crise qu’Israël commence tout juste à comprendre, à mesure que le charme de Netanyahou s’estompe. Le nœud du problème est qu’il n’y a pas de solution.
Les Juifs sont une minorité entre « le fleuve et la mer ». Les perspectives d’une solution à deux États sont détruites : les principaux piliers d’Oslo – que la démographie seule contraindrait Israël à mettre en œuvre une solution à deux États, que la coopération palestinienne en matière de sécurité permettrait d’apaiser les hésitations israéliennes à approuver un État palestinien et, enfin, qu’un État palestinien mettrait fin à l’occupation – toutes ces hypothèses clés se sont avérées fausses, au cours des deux dernières décennies et plus.
Et la solution à un seul État a été entravée par le récit de la victoire de la nouvelle droite, et par le renforcement de la violence raciste de droite au niveau de la rue parmi les Juifs israéliens (sur laquelle les autorités ferment les yeux), en particulier avec Netanyahou qui a encouragé et assuré l’entrée des kahanistes et d’Otzma Yehudit à la Knesset après les dernières élections. Les Palestiniens de 1948 aliénés font maintenant front commun avec le Hamas. Une solution à un seul État, en théorie, pourrait voir l’État unitaire gouverné par le Hamas.
Tout cela nous ramène à notre point de départ, et à l’histoire plus régional, à savoir que l’Iran pourrait être à l’aube d’un changement de direction capital. Nous pouvons voir cela comme faisant partie d’un renforcement progressif de l’Arc de la résistance qui relie l’Iran, les Unités de mobilisation populaire en Irak à la Syrie, au Hezbollah, aux Houthis au Yémen – et, maintenant, à une Palestine plus unifiée. Ou bien, nous pouvons l’observer à travers la lentille d’un Israël qui se décompose en une crise existentielle, sans solution au dilemme dont il ( Netanyahou et Trump) peut être considéré comme l’auteur.
La stratégie du Hamas au cours du récent épisode était rigoureusement coordonnée avec le CGRI et le Hezbollah. Son objectif était d’imposer de nouvelles règles d’engagement à Israël, en allant au-delà des objectifs tactiques relatifs à Gaza. Le but était de créer un effet dissuasif sur les actions israéliennes – sur l’ensemble du spectre palestinien – et, en outre, de faire du Hamas le protecteur d’al-Aqsa et de la ville sainte, Jérusalem. Il représente la « solution » de la Résistance, pour ainsi dire.
Sayed Hassan Nasrallah, qui s’exprime souvent comme la voix autorisée de l’Axe de la Résistance, s’est adressé à Israël. Il a averti : « Vous devez savoir que la violation d’Al-Quds et de la mosquée Al-Aqsa est différente de toutes les autres violations que vous pratiquez … Les dirigeants de l’ennemi doivent revoir leurs calculs après la guerre contre Gaza … et toute violation d’Al-Aqsa ou des sanctuaires islamiques en général, ne sera pas combattue par la résistance à Gaza, seule. La nouvelle équation sera plutôt la guerre régionale pour Al-Quds ». Il a souligné que « si les sanctuaires islamiques et chrétiens sont menacés, il n’y aura pas de ligne rouge ».
Une provocation dans l’enceinte d’al-Aqsa par l’une ou l’autre des sectes extrémistes de colons n’est pas probable – elle est inévitable.
Ainsi, nous sommes peut-être à l’aube d’un changement capital qui, d’une manière ou d’une autre, pourrait bouleverser toutes les certitudes régionales.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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