En temps de crise, on ne raconte pas toujours toute l’histoire


Comment, après la chute de Lehman Brothers, nous nous sommes approchés d’un « bank run » de grande envergure


Par John Authers – Le 8 septembre 2018 – Source Financial Times

En septembre 2008, une faillite d’AIG, selon beaucoup, aurait signifié un effondrement instantané du système bancaire européen, qui détenait du crédit américain très dégradé © Bloomberg

Il est temps d’admettre qu’un jour j’ai délibérément caché des informations importantes aux lecteurs. C’était il y a dix ans, la crise financière était à son comble, et je pense avoir fait ce qu’il fallait. Mais dix ans après la crise de 2008 (nos premières pages de la période sont sur ft.com/financialcrisisis), j’ai besoin d’en parler.

Le moment clé a été le 17 septembre, deux jours après la faillite de Lehman. Ce mercredi là a été – pour moi – le jour le plus effrayant de la crise, lorsque la finance mondiale s’est approchée le plus de la faillite totale. Mais je ne l’ai pas écrit ainsi dans le FT.


Deux nouvelles cruciales avaient été diffusées le mardi soir. Tout d’abord, AIG avait reçu 85 milliards de dollars de renflouement. Elle en avait besoin parce qu’elle devait payer des opérations de swaps sur défaillance qu’elle avait garanties. Sans ces garanties, les obligations figurant au bilan des banques et considérées comme sans risque auraient plutôt été considérées comme sans valeur. Cela aurait rendu instantanément techniquement insolvables de nombreuses banques les détenant. Une faillite d’AIG, de l’avis de beaucoup, aurait signifié un effondrement instantané du système bancaire européen, qui détenait du crédit américain très dégradé. Le fait que les États-Unis aient craché tant d’argent suggère que les garanties d’AIG n’étaient pas dignes de confiance – alors quelle garantie pourrait être bonne pour un prêt ?

Entre-temps, le Reserve Fund, le plus important fonds commun de placement indépendant du marché monétaire américain, a annoncé une perte sur ses avoirs en obligations Lehman. Par conséquent, leur prix était tombé en dessous de 1 $ l’action. C’était terrifiant parce que les fonds du marché monétaire, détenant des obligations à court terme, étaient considérés comme des garanties. Aucun fonds du marché monétaire n’avait jamais « cassé la barre du dollar » (c’est-à-dire n’était tombé en dessous d’un prix de 1 $). Les fonds étaient des clients essentiels pour la dette à court terme. Sans eux, comment les banques ou les grandes entreprises pourraient-elles se financer elles-mêmes ? Les investisseurs se sont précipités pour retirer de l’argent des fonds monétaires, tandis que les gestionnaires des fonds ont abandonné les obligations de sociétés pour la sécurité des bons du Trésor.

C’était une course à la banque. La solvabilité des plus grandes banques de Wall Street était en cause. Dans le chaos, le rendement des bons du Trésor est tombé à son plus bas niveau depuis Pearl Harbor. Les gens désespérés avaient besoin de sécurité ; les taux d’intérêt n’avaient pas d’importance. Contrairement à ce qui s’était passé en 2007 autour de la banque Northern Rock au Royaume-Uni, rien de tout cela n’était visible. Il n’y a pas eu de file d’attente autour du pâté de maisons pour acheter des bons du Trésor. Mais les « Wall-Streeters », à qui j’ai parlé, pensaient que le système bancaire risquait la faillite.

En fait, j’avais beaucoup d’argent en dépôt sur mon compte bancaire, à la CitiBank. J’étais au-dessus de la limite couverte par l’assurance-dépôts américaine, donc si CitiBank faisait faillite, un événement autrefois inconcevable que je pouvais maintenant imaginer, je perdais de l’argent pour de bon. À l’heure du déjeuner, je me suis dirigé vers mon agence de CitiBank, prévoyant de retirer la moitié de mon argent et de le mettre sur un compte à la succursale de la Chase Manhattan à côté. Cela doublerait l’argent que j’avais assuré.

Nous étions dans le centre de Manhattan, entourés de bureaux de banques d’investissements. Chez CitiBank, j’ai trouvé une longue file d’attente, tous des « Wall-Streeters » bien habillés. Ils faisaient la même chose que moi. À côté, l’agence de la Chase Manhattan était aussi pleine de banquiers anxieux. Une fois que j’ai eu pu parler avec un agent de la banque, qui a été formidable, elle m’a dit qu’elle et son homologue de la Chase Manhattan avaient convenu d’un plan d’action. Je n’avais pas besoin d’ouvrir un compte dans une autre banque.

À l’aide d’un questionnaire, elle m’a demandé si j’étais marié et si j’avais des enfants. Puis elle a ouvert des comptes en fiducie pour chacun de mes enfants et un compte conjoint avec ma femme. En quelques minutes, j’avais quadruplé ma couverture d’assurance-dépôts. J’étais maintenant exposé à l’Oncle Sam, pas à la CitiBank. Avec un sourire, elle m’a dit qu’elle avait fait ça toute la matinée. Ni elle ni son amie à la Chase n’avaient jamais eu de demandes pour faire cela jusqu’à cette semaine.

J’avais un peu de mal à respirer. Il y a eu une ruée vers les banques… dans le quartier financier de New York. Les gens qui paniquaient étaient les « Wall-Streeters » qui comprenaient le mieux ce qui se passait. Tout ce j’avais à faire, c’était d’avoir un photographe pour prendre quelques photos des banquiers bien habillés qui faisaient la queue pour sauver leur argent, et d’écrire une légende pour l’expliquer. Nous n’avons pas fait cela. Une telle histoire en première page du FT aurait pu suffire à faire dérailler le système. Nos lecteurs n’ont pas été avertis, et le système est passé au travers sans finir par paniquer.

Était-ce la bonne décision ? Je pense que oui. Tous nos concurrents ont également évité de faire des photos des succursales des banques à Manhattan. Le droit à la liberté d’expression ne nous donne pas le droit de crier au feu dans un cinéma bondé ; il y avait le risque d’un incendie, et nous aurions pu allumer l’étincelle en criant à ce sujet.

Quelques semaines plus tard, la limite de protection des dépôts a été portée de 100 000 $ à 250 000 $ par un projet de loi de stabilisation économique d’urgence adopté par le Congrès. Dix ans plus tard, les banques américaines sont pratiquement les seuls acteurs du monde financier à être nettement plus sûrs qu’auparavant. Elles ont livré et accumulé du capital, et le risque d’un effondrement soudain est maintenant beaucoup plus lointain.

Le problème aujourd’hui, c’est que l’élimination de ce risque a entravé la réduction des autres risques. Aujourd’hui, les risques résident dans le gonflement des prix des actifs, dans les investissements à effet de levier et dans les fonds de pension qui les détiennent. La prochaine crise ne concernera pas les banques, mais un danger insidieux existe que les fonds de pension se dégonflent, laissant une génération sans assez d’argent pour leur retraite.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’il s’agit d’une crise dont la solution peut toujours attendre le lendemain. Les politiciens peuvent l’ignorer. La bonne nouvelle : je n’ai pas besoin de me taire cette fois-ci.

John Authers

Note du Saker Francophone

Ce texte édifiant a été remonté par Charles Sannat dans un récent édito. Comme le dit Ugo Bardi, les élites vont nous trahir.

Autre article : Jacques Sapir : Lehman Brothers, 10 ans après

Jacques Sapir parle dans cet article d'un témoignage qui considère le « néo-libéralisme comme une totalité qui fait système ». Il utilise aussi la méthodologie de l'Art de la Guerre pour comprendre comment fonctionne ce système qui a militarisé la financiarisation contre les peuples.

Traduit par Hervé, relu par Cat pour le Saker Francophone

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