Le 15 aout 2020 – Source Peter Turchin
Aujourd’hui, la République islamique d’Afghanistan s’est effondrée. Les hauts responsables, du président Ashraf Ghani jusqu’au plus bas, ont pris la fuite. L’armée a en partie fondu et en partie fait défection au profit des Talibans. Des pillages ont été signalés à Kaboul, les policiers ayant déserté leurs postes. Il s’agit d’un effondrement classique de l’État, même s’il est clair que le vide sera comblé assez rapidement par les Talibans, qui, selon les rapports, prévoient d’annoncer leur propre État depuis le palais présidentiel de Kaboul dans quelques jours.
Il y a beaucoup d’ironies dans cette situation, mais pour moi, la principale est qu’Ashraf Ghani a commencé par être un universitaire qui étudiait l’effondrement des États et la construction de nations. En 2008, j’ai passé en revue, pour Nature, le livre écrit par Ghani et Clare Lockhart, « Fixing Failed States / Réparer les états faillis ». Ma critique n’était pas tendre. L’un de mes commentaires était que les auteurs
passent en revue quatre exemples – l’Europe d’après-guerre, Singapour, le sud des États-Unis et l’Irlande – qui, selon eux, prouvent que des pays confrontés à la dévastation, au chaos et à une pauvreté bien ancrée peuvent se transformer en membres prospères et stables de la communauté mondiale. À l’exception de Singapour, il ne s’agit toutefois pas d’exemples d’effondrement d’un État. En 1945, l’Europe était dévastée par une guerre interétatique ; l’Irlande était pauvre avant son miracle économique mais n’était pas un État effondré ; et rares sont ceux qui considéreraient les États-Unis comme faibles.
Je leur ai également reproché de ne pas être au courant de la littérature actuelle sur l’effondrement des États. Notamment, ils n’ont apparemment jamais entendu parler de la théorie structurelle-démographique (entre autres développements théoriques importants). Ils auraient dû lire et prêter attention à Ibn Khaldoun (plus d’informations à ce sujet ci-dessous).
Et j’ai trouvé que leurs propositions spécifiques manquaient, eh bien, de spécificités :
Ghani et Lockhart proposent un programme de construction de l’État, mais la faiblesse de leur analyse nuit à sa crédibilité. Ils suggèrent une « stratégie de souveraineté » qui implique la formulation d’une stratégie, puis la définition des objectifs et des règles du jeu, la mobilisation des ressources, la répartition des tâches essentielles et, enfin, le suivi de la mise en œuvre de la stratégie. Cette approche générique ne suggère pas de politiques concrètes. Par exemple, le livre décrit comment une stratégie formulée dans l’État indien de l’Andhra Pradesh « a imposé une lecture sobre des conditions : corruption, utilisation inefficace des ressources de l’État, planification à court terme et mauvaises infrastructures. Cette lecture du contexte a permis aux participants d’adhérer au changement et aux dirigeants de définir une orientation claire. » Compte tenu d’une adhésion aussi facile, on peut se demander pourquoi cette approche n’a pas permis à davantage de parties, telles que les chrétiens maronites et les musulmans chiites et sunnites du Liban, de faire la paix, étant donné les nombreuses occasions qu’elles ont eues d' »embrasser le changement ».
Mon analyse a conclu que « Fixing Failed States » avait échoué en tant qu’ouvrage universitaire. Maintenant, Ghani a échoué en tant que chef d’État, ainsi que l’État dont il était le chef.
Pour être juste, Ghani s’est attelé à une tâche très difficile, voire impossible. Tout ce que je sais de la construction d’une nation le suggère.
Alors, la construction d’une nation est-elle impossible ? Bien sûr que non, sinon nous n’aurions pas de nations. Mais les cas réussis de construction d’une nation sont toujours le résultat de l’auto-assistance des populations nationales et des élites elles-mêmes (si les lecteurs de ce blog ont des suggestions de contre-exemples, j’aimerais les entendre).
Alors, comment ferais-je pour construire un État performant en Afghanistan ? (Non pas que je n’accepterais jamais de me charger de cette tâche sale et dangereuse, pour laquelle je n’ai aucune expérience pratique). En fait, j’en ai parlé un peu dans ma revue. Par exemple, l’un des éléments importants que j’ai abordé est l’exemple de la Chine :
l’histoire suggère que la pression externe appliquée à une société peut accroître la cohésion interne et la coopération. L’humiliation nationale de la Chine, d’abord par les grandes puissances européennes au XIXe siècle, puis par l’occupation japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, a joué un rôle important dans sa réunification après la guerre, par exemple.
Les implications politiques des résultats historiques sont douteuses. Nous pouvons difficilement soumettre délibérément des sociétés à des stress horribles.
Mais l’Afghanistan a été soumis à un tel stress externe, et de la part de l’hégémonie mondiale, rien de moins. Une condition est donc remplie.
Un autre problème potentiel qui doit être résolu est la surproduction des élites. Les talibans s’en occupent également. Quelques-uns des partisans de l’ancien régime ont été exécutés, selon les rapports. Les principaux chefs se sont enfuis. Les autres seront rétrogradés et remplacés par les cadres talibans.
En d’autres termes, les États-Unis construisent une nation en Afghanistan depuis près de 20 ans, mais pas tout à fait de la manière prévue. Les nouvelles élites dirigeantes, en particulier les plus jeunes qui ont combattu sur le terrain, plutôt que de diriger les choses depuis le Pakistan, partagent une grande asabiya (terme d’Ibn Khaldoun pour la solidarité de groupe). Elles sont également consolidées par leur religion (qui est un autre facteur important, selon Ibn Khaldoun et les sciences sociales modernes). Le régime précédent, dirigé par Karzai et Ghani, a été totalement discrédité car il était corrompu et dysfonctionnel. Enfin, n’oublions pas le facteur de la fatigue de la guerre. Après 20 ans d’instabilité sociale et politique, l’écrasante majorité de la population souhaite simplement que cela cesse, même si beaucoup n’apprécient pas la version sévère de l’islam que les talibans vont imposer. Cela explique clairement pourquoi la prise de pouvoir par les talibans a été si rapide et, dans une large mesure, avec si peu de résistance. En résumé, je m’attends à ce que les talibans parviennent à construire le nouvel État afghan. Cela ne nous plaira peut-être pas, mais nous devrons vivre avec.
Peter Turchin
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone