Dmitry Orlov :
L’anarchie qui nous attend avec l’esclavage de la dette


Par Dmitry Orlov – Le 24 mars 2015 – Source http://cluborlov.blogspot.fr


Il était une fois, et c’était il y a vraiment longtemps, où les parties les plus densément peuplées du monde étaient organisées par quelque chose appelé la féodalité. C’était une forme d’organisation hiérarchique de la société. En règle générale, tout en haut il y avait un souverain (roi, prince, empereur, pharaon, avec quelques grands prêtres). En-dessous du souverain, il y avait plusieurs rangs de nobles, avec des titres héréditaires. Puis venaient les roturiers, qui avaient eux-même en quelque sorte hérité de leur place dans la vie, que ce soit en étant liés à un lopin de terre sur lequel ils travaillaient, ou en étant garantis du droit d’exercer un certain type de production ou de commerce, dans le cas des artisans et des marchands. Tout le monde était verrouillé dans sa position grâce à des relations permanentes d’allégeances et d’hommages coutumiers : hommages et droits coutumiers montaient depuis la base, tandis que des faveurs, des privilèges et la protection descendaient en sens inverse.


C’était, un système remarquablement résilient, auto-entretenu, basé en grande partie sur l’utilisation des terres et autres ressources renouvelables, tout étant en fin de compte alimenté par la lumière du soleil. La richesse provenait principalement de la terre et des différentes utilisations des terres. Voici un organigramme simplifié montrant la hiérarchie d’une société médiévale.

La féodalité était essentiellement un système stable. Les pressions démographiques ont été soulagées principalement par l’émigration, la guerre, la peste et, par dessus tout, des famines périodiques. Les guerres de conquête ont parfois ouvert de nouveaux lieux temporaires pour la croissance économique, mais comme la terre et la lumière du soleil sont limitées, cela revient à un jeu à somme nulle.

Mais tout cela a changé quand la féodalité a été remplacée par le capitalisme. Ce qui a rendu possible le changement était l’exploitation des ressources non renouvelables, la plus importante était l’énergie provenant de la combustion des hydrocarbures fossiles : d’abord la tourbe et le charbon, puis le pétrole et le gaz naturel. Soudain, la capacité de production a été découplée de la disponibilité des terres et de la lumière du soleil, et a pu monter presque, mais pas tout à fait, à l’infini, tout simplement en brûlant plus d’hydrocarbures. L’utilisation de l’énergie, l’industrie et la population ont tous commencé à augmenter de façon exponentielle. Un nouveau système de relations économiques a été mis en place, basé sur l’argent qui pouvait être généré à volonté, sous la forme de dette, qui pouvait être remboursée avec intérêts utilisant de plus en plus la production future. En comparaison avec le système précédent très stable, ce changement équivalait à une hypothèse implicite : que l’avenir serait toujours plus grand et plus riche, assez riche pour permettre de rembourser le capital et les intérêts.

Avec cette nouvelle organisation capitaliste, les vieilles relations et coutumes féodales sont tombées en désuétude, remplacées par un nouveau système dans lequel les propriétaires du capital toujours plus riches affrontent les travailleurs toujours plus dépossédés. Le mouvement syndical et la négociation collective ont permis de pouvoir travailler pour soi pendant un certain temps, mais finalement un certain nombre de facteurs, tels que l’automatisation et la mondialisation, ont miné le mouvement des travailleurs, laissant les propriétaires du capital avec tous les leviers dont ils pouvaient avoir besoin pour dominer une population démoralisée et en excédent d’anciens travailleurs de l’industrie. En attendant, les propriétaires du capital ont formé leur propre pseudo-aristocratie, mais sans les titres ou les droits et privilèges héréditaires. Leur nouvel ordre hiérarchique reposait sur une seule chose : la valeur nette. Combien de dollars quelqu’un peut-il mettre à côté de son nom est tout ce qui est nécessaire pour déterminer sa position dans la société.

Mais finalement presque toutes les matières premières et les sources locales d’énergie à base d’hydrocarbures ont été épuisées, et ont dû être remplacées en utilisant celles de moindre qualité, plus éloignées, plus difficiles à produire, plus coûteuses. Cela a pris une grosse part de la croissance économique, car chaque année qui passe, de plus en plus de celle-ci est absorbé dans la production de l’énergie nécessaire pour simplement maintenir le système, sans parler de sa croissance. Dans le même temps, l’industrie a produit un grand nombre de sous-produits désagréables : la pollution et la dégradation de l’environnement, la déstabilisation du climat et d’autres externalités. Finalement, ces désagréments ont commencé à apparaître avec des primes d’assurance et des coûts d’assainissement élevés pour les catastrophes naturelles et d’origine humaine, et ceux-ci mettent aussi un frein à la croissance économique.

La croissance de la population a aussi ses revers. En effet, de plus grandes populations se traduisent par de plus grands centres de population, et les résultats de la recherche montrent que plus la ville est grande, plus grande est sa consommation d’énergie par habitant. Contrairement aux organismes biologiques, où plus l’animal est grand, plus lent est son métabolisme, l’intensité de l’activité nécessaire pour maintenir un centre de population augmente avec sa population. Observez que dans les grandes villes les gens parlent plus vite, marchent plus vite, ont généralement à vivre plus intensément et ont besoin de gérer un cadencement plus serré pour juste rester en vie. Toute cette activité trépidante détourne l’énergie loin de la construction d’un avenir plus riche. Oui, l’avenir peut être un monde de plus en plus peuplé (pour l’instant), mais la forme humaine d’occupation de l’espace sur la planète basée sur une croissance toujours plus rapide, est le bidonville manquant de services sociaux, d’assainissement, en proie à la criminalité et généralement dangereux.

Ce que tout cela signifie, c’est que la croissance est auto-limitante. Ensuite, observons que nous avons déjà atteint ces limites, et que dans certains cas, nous les avons dépassées largement. L’engouement du moment pour la fracturation hydraulique des gisements de schiste et pour le pétrole extrait des sables bitumineux est une indication de l’état avancé d’épuisement des sources de combustibles fossiles. La déstabilisation du climat produit des tempêtes de plus en plus violentes, des sécheresses toujours plus sévères (la Californie a maintenant juste assez d’eau en réserve pour un an) et il est prévu de voir des pays entiers disparaître de la carte en raison de la hausse du niveau des océans à cause d’anomalies dans la saison de la mousson et de la diminution de l’eau d’irrigation provenant de la fonte des glaciers. La pollution a également atteint ses limites dans de nombreux domaines : le smog urbain, que ce soit à Paris, Pékin, Moscou ou Téhéran, est devenu si dangereux que les activités industrielles sont réduites simplement pour que les gens puissent respirer. La radioactivité des réacteurs nucléaires de Fukushima au Japon qui ont fondu, se retrouve dans des poissons capturés de l’autre côté de l’océan Pacifique.

Tous ces problèmes sont à l’origine d’une chose très étrange qui arrive à l’argent. Dans la phase de croissance précédente du capitalisme, l’argent a été créé et emprunté afin de soutenir la consommation et ce faisant, de stimuler la croissance économique. Mais il y a quelques années un seuil a été atteint aux États-Unis, qui était à l’époque encore l’épicentre de l’activité économique mondiale (depuis éclipsé par la Chine), où une unité de nouvelle dette produit moins d’une unité de croissance économique [on peut parler de rendement décroissant, NdT]. Cela a rendu impossible les emprunts avec intérêt sur l’avenir.

Alors qu’avant l’argent était emprunté pour produire de la croissance, maintenant il doit être emprunté, en quantités toujours plus grandes, simplement pour éviter l’effondrement financier et industriel. Par conséquent, les taux d’intérêt sur les nouvelles dettes ont été réduits à zéro, par quelque chose qui est nommé ZIRP (Zero Interest Rate Policy). Pour rendre cette politique encore plus douce, les banques centrales acceptent l’argent qu’elles ont prêté à 0% d’intérêt comme dépôts, qui sont rémunérés très légèrement, permettant aux banques de faire un profit en ne faisant absolument rien.

Sans surprise, ne faire absolument rien s’est avéré plutôt inefficace, et autour du monde, les économies ont commencé à rétrécir. Beaucoup de pays ont eu recours au tripatouillage de leurs statistiques afin de brosser un tableau plus rose, mais il y a une statistique qui ne ment pas, c’est la consommation d’énergie. Elle est révélatrice du niveau global de l’activité économique, et elle est en baisse dans le monde entier. Une surabondance de pétrole à un prix beaucoup plus bas, c’est la conséquence de ce à quoi nous assistons actuellement. Un autre indicateur qui ne trompe pas, c’est le Baltic Dry Index, qui suit le niveau d’activité du transport maritime, et il a chuté aussi.

Et la politique de ZIRP a préparé le terrain pour le dernier développement, le plus fou : les taux d’intérêt ont commencé à devenir négatifs, à la fois sur les prêts et les dépôts. Au revoir, ZIRP, bonjour, NIRP! (Negative Interest Rate Policy) Les banques centrales du monde entier commencent à faire des prêts à faibles taux d’intérêt négatifs. C’est bien vrai, certaines banques centrales payent maintenant des institutions financières pour emprunter de l’argent ! Dans le même temps, les taux d’intérêt sur les dépôts bancaires sont devenus négatifs: garder votre argent à la banque est maintenant un privilège, pour lequel il faut payer.

Mais les taux d’intérêt ne sont certainement pas négatifs pour tout le monde. L’accès à l’argent gratuit est un privilège, et ceux qui sont privilégiés sont les banquiers et les industriels qu’ils financent. Ceux qui doivent emprunter pour financer leur logement sont moins privilégiés ; ceux qui empruntent pour payer leur éducation encore moins. Ceux qui ne sont pas privilégiés du tout sont ceux qui sont obligés d’acheter des aliments en utilisant des cartes de crédit, ou de prendre des prêts sur salaire pour payer leur loyer.

Les fonctions utiles de l’emprunt dans les économies capitalistes ont été pratiquement abandonnées. Il était une fois l’idée que l’accès au capital pourrait être obtenu sur la base d’un bon business plan, et que cela permettrait à l’esprit d’entreprise de s’épanouir et à de nombreuses nouvelles entreprises de se développer. Lorsque n’importe qui, et pas seulement les privilégiés, pouvait obtenir un prêt et démarrer une entreprise, cela signifiait que la réussite économique dépendait, au moins dans une certaine mesure, du mérite. Mais maintenant, la création d’entreprises est en baisse, avec beaucoup plus d’entreprises en faillite que d’entreprises nouvelles, et la mobilité sociale est devenue en grande partie une chose du passé. Ce qui reste est une société rigide et stratifiée, avec des distributions de privilèges basées sur la richesse héréditaire : ceux d’en haut se font payer pour emprunter, et apprennent à surfer sur une vague d’argent gratuit, tandis que ceux d’en bas sont entraînés toujours plus loin dans la servitude de la dette et la misère.

La NIRP peut-elle soutenir une nouvelle féodalité ? Elle ne peut certainement pas inverser la tendance à la baisse, parce que les facteurs qui mettent des limites à la croissance ne se prêtent pas à la manipulation financière, étant de nature physique. En effet, aucun montant d’argent gratuit ne peut créer de nouvelles ressources naturelles. Ce qui peut être fait, cependant, c’est de figer la hiérarchie sociale entre les propriétaires du capital, pendant un certain temps, mais pas pour toujours.

Partout où vous posez votre regard, l’économie se rétrécit sans cesse et cela finit par provoquer une révolte populiste, la guerre et la faillite nationale. Cela implique que la monnaie n’est plus utilisable de façon normale. Il y a généralement la dévaluation, les faillites bancaires, l’incapacité à financer les importations, et la disparition des pensions et du secteur public. Le désir de survivre pousse les gens à se concentrer sur l’obtention d’un accès direct aux ressources physiques pour les répartir entre leurs amis et leur famille.

À son tour, cela provoque des mécanismes de marché qui deviennent extrêmement opaques et déformés, et souvent s’arrêtent même complètement de fonctionner. Dans ces conditions, savoir combien de dollars quelqu’un peut aligner devient un point négligeable, et nous devrions nous attendre à voir la hiérarchie sociale des propriétaires du capital devenir instable et chavirer. Quelques-uns d’entre eux ont les talents pour devenir des seigneurs de la guerre, et ceux là rançonneront le reste de la population. Mais dans l’ensemble, dans une situation où les institutions financières auront échoué, où les usines et autres entreprises ne fonctionneront plus, et où les biens immobiliers auront été envahis par des bandes incontrôlées et/ou par des squatters, la valeur nette deviendra assez difficile à calculer. Et donc nous devrions nous attendre à un organigramme de société post-capitaliste, en termes de feuille de calcul, qui pourrait ressembler à ceci. (« #REF! » est ce qu’Excel affiche quand il rencontre une référence de cellule invalide dans une formule.)

Un terme bien précis pour décrire cet état de fait est anarchie. Une fois qu’un nouvel état de subsistance en équilibre, même faible, est atteint, le processus de formation aristocratique peut recommencer. Mais à moins qu’une nouvelle source de combustibles fossiles bon marché ne soit découverte comme par magie, ce processus devrait se remettre en place selon les codes féodaux traditionnels.

Dmitry Orlov

A lire : Ukraine, la guerre oligarchique par Xavier Moreau

Traduit par Hervé, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone.

   Envoyer l'article en PDF