Dénaturer le fascisme pour aseptiser le capitalisme

Par Ismael Hossein-Zadeh – Le 17 juin 2016 – Source CounterPunch

L’usage facile et indiscriminé du terme fascisme a conduit à un malentendu largement répandu et à un mésusage de sa signification. Interrogés sur la définition du fascisme, la plupart des gens répondent en termes de dictature, antisémitisme, hystérie de masse, machine de propagande efficace, style oratoire hypnotisant d’un dirigeant psychopathe, et ce genre de choses.

Une incompréhension aussi généralisée de la signification du terme fascisme n’est pas totalement fortuite. C’est largement dû à une perception erronée utilitariste du terme. Le fascisme est délibérément brouillé dans le but d’aseptiser le capitalisme. Les idéologues, les théoriciens et les faiseurs d’opinion du capitalisme ont systématiquement transformé les péchés systémiques du fascisme provenant des échecs du marché capitaliste en échecs individuels ou personnels.

Ainsi, les origines, la montée et les ravages du fascisme européen classique sont largement imputés à Adolf Hitler et Benito Mussolini, et non aux circonstances socio-économiques qui ont donné naissance à ces personnalités utiles en tant qu’instruments. Un défaut évident de cette interprétation du fascisme est qu’elle ne peut pas expliquer ses manifestations récentes : puisque l’archétype du fascisme est attribué à Hitler et Mussolini, la disparition de ces derniers devrait logiquement avoir signifié la fin du fascisme. Pourtant, des manifestations du fascisme ont été un phénomène récurrent caractéristique des périodes de crise capitaliste, comme en témoignent aujourd’hui les expressions de tendances fascistes dans la plupart des pays centraux du capitalisme.

Ces développements inquiétants témoignent du fait que les germes du fascisme sont consubstantiels au capitalisme, comme le sont les crises économiques périodiques. En tant que tel, il est destiné à refaire surface périodiquement puisque le capitalisme continue à être le mode de production socio-économique dominant.

Exactement comme le fascisme européen était imputé à Hitler et Mussolini, la présentation actuelle de tendances fascistes les attribuent à des personnalités telles que Donald Trump (aux États-Unis), Marine Le Pen (en France), Norbert Hofer (en Autriche), Alexander Gauland (en Allemagne), et ainsi de suite. Le vrai coupable, cependant, a été l’échec du marché et l’insécurité économique, aujourd’hui et naguère.

En plus de l’absolution voulue du capitalisme des péchés du fascisme, sa falsification utilitaire a l’avantage politique de diaboliser opportunément comme fasciste tout politicien hostile ou État voyou. Comme Jean Bricmont l’a récemment publié sur ce site : «De nouveaux Hitler poussent dans l’imaginaire occidental comme des champignons dans les bois en automne : Milosevic, Le Pen, Poutine, Khadhafi, Saddam Hussein, Assad ont tous eu droit à ce genre de comparaisons.» En effet, un certain nombre de dirigeants nationalistes réticents comme Saddam Hussein et Kadhafi ont été d’abord qualifiés de fascistes avant d’être renversés et assassinés.

La fausse représentation du fascisme est destinée à absoudre le capitalisme de ses responsabilités de deux manières principales. D’abord, elle accuse l’agent actif du fascisme (par exemple Hitler) pour la montée et les crimes du fascisme. Ensuite, l’agent actif, à son tour, transfère la mise en accusation du système, ou de la structure socio-économique, sur des boucs émissaires comme les migrants, les minorités ethniques, raciales ou religieuses.

Le fascisme ne peut pas être défini de manière arbitraire. Il ne peut pas être réduit aux crimes des dirigeants individuels de l’Allemagne nazie, ou aux problèmes pathologiques de l’esprit de Hitler, ou aux dirigeants nationalistes hostiles qui désobéissent à l’agenda impérialiste de la guerre et du militarisme. Alors que les jugements obscurcissants de ce genre peuvent réussir à à faire porter l’uniforme d’Adolf Hitler aux actes épouvantables que le système capitaliste peut occasionnellement perpétrer, ces jugements réducteurs ne seront pas très utiles pour éviter les conditions sociales qui peuvent conduire à la réapparition du fascisme.

Le fascisme est une catégorie historique spécifique qui provient de circonstances socio-économiques particulières. Il pousse dans des conditions de graves détresse économique et de profond mécontentement social. Comme ces circonstances tendent à faire croitre les manifestations de protestation et les revendications radicales des travailleurs et des autres éléments de la gauche, elles contrebalancent rapidement les forces sociales de droite. En d’autres termes, le fascisme est fondamentalement une stratégie contre-révolutionnaire pour empêcher des développements révolutionnaires.

Cela signifie qu’à la base, le fascisme est une stratégie socio-politique ou un instrument employé par les grandes entreprises ou la classe dirigeante capitaliste pour simultanément apaiser l’opinion publique mécontente et contenir les développements radicaux, socialistes. Cela signifie aussi que, quoique antinomiques, le fascisme et le socialisme sont des épisodes latents dans des structures capitalistes relativement avancées – un cas d’unité des contraires.

Au cours des cycles d’expansion économique et de niveaux de chômage et de pauvreté relativement bas, ces manifestations potentielles restent en sommeil. En revanche, pendant les cycles profonds et prolongés de signes et de symboles de contraction économique, les signes et les symboles des deux recommencent à émerger. En général, les signes et les symboles fascistes restent en sommeil tant que les manifestations socialistes le restent aussi, puisque les premiers apparaissent souvent en réactions aux secondes.

Le développement et la brutalité du fascisme sont proportionnels au degré de dureté de la lutte de classe. Par exemple, l’intensité de la crise socio-économique de 1930 en Europe et la force des mouvements et des organisations socialistes, en particulier en Allemagne, ont joué un rôle crucial dans la propulsion des forces nazies au pouvoir et en hâtant le régime cruel du fascisme.

En revanche, comme les dirigeants syndicaux bureaucrates dans les élections présidentielles actuelles (2016) choisissent de soutenir la candidate du statu quo, Hillary Clinton, et comme la campagne de Bernie Sanders s’est arrêtée en deçà d’un véritable programme socialiste, les manifestations fascistes de Donald Trump sont restées principalement sporadiques et assez modérées. Si les grands dirigeants syndicaux collaborateurs de classe (les lieutenants ouvriers du capitalisme, comme disait le défunt Léon Trotsky) avaient organisé une campagne populaire indépendante et demandé une révolution socio-économique importante, au lieu de la révolution politique creuse de Sanders, les tendances ou les manifestations fascistes de la campagne de Trump auraient augmenté à des niveaux dangereux.

Il faut souligner en passant que la classe dirigeante capitaliste (en particulier l’establishment clairvoyant, non partisan, des grandes entreprises) n’emploierait des méthodes de contrôle fascistes qu’en dernier recours. Tant qu’il n’y a pas de menace populaire sérieuse au statu quo, il préfère atténuer la détresse économique et sociale au moyen de réformes minimales et des mesures démocratiques habituelles. Ce n’est que lorsque de telles mesures échouent à pacifier les masses de travailleurs et d’autres couches populaires agitées et rebelles, c’est-à-dire seulement lorsque la classe dirigeante se retrouve elle-même incapable de diriger à l’aide des mécanismes démocratiques, qu’elle emploiera des moyens de contrôle fascistes.

Il faut aussi relever qu’on peut déceler un lien direct entre la montée récente de tendances fascistes dans la plupart des pays capitalistes centraux, d’une part, et l’augmentation ou le règne du capital financier parasite dans ces pays, d’autre part. Comme le secteur financier improductif et pillard a systématiquement décharné le secteur productif réel, la stagnation chronique est devenue une caractéristique durable de leurs marchés.

Par conséquent, des niveaux élevés de chômage, de pauvreté et d’inégalité sont aussi devenus des caractéristiques dominantes de ces sociétés. Comme ces évolutions inquiétantes ont fait croître le mécontentement populaire et le militantisme ouvrier dans ces pays, ils ont aussi fait monter les expressions du fascisme. Et comme les crises économiques tendent à se reproduire plus fréquemment à l’ère de la domination du capital financier parasite, le spectre de la guerre et le militarisme à l’étranger, parallèlement aux risques de répression et d’État policier dans le pays, tendent à devenir plus menaçants.

Il découle de cette brève analyse que les situations de crise présentent à la fois des chances et des risques, à la fois des occasions révolutionnaires socialistes et des perspectives contre-révolutionnaires fascistes. Ce genre de périodes socio-économiques aux développements contradictoires a amené la regrettée révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg à déclarer : socialisme ou barbarie. La question de savoir qui, du socialisme ou de la barbarie, prévaudra dépend fondamentalement de l’équilibre du pouvoir politique ou du résultat de la lutte de classe.

De nombreux radicaux ont abandonné une politique de classe exactement au moment où elle était la plus nécessaire. La vision de Rosa Luxembourg que le socialisme est la seule alternative humaine à la barbarie capitaliste est aussi pertinente aujourd’hui que lorsqu’elle l’a formulée (pendant le carnage de la Première Guerre mondiale). La barbarie nous regarde dans les yeux sous de nombreux déguisements. Pourtant, une grande partie de la gauche aujourd’hui répugne à utiliser des mots comme lutte de classe, organisation, ou à parler du rôle fondamental des travailleurs dans le changement social et économique.

Bien que la participation de toutes les couches populaires soit essentielle au succès de la lutte pour une civilisation supérieure à celle qui prévaut sous le capitalisme, le rôle de la classe ouvrière dans la coalition au service des masses est fondamental. Seule la classe ouvrière – classe ouvrière dans le sens le plus large du terme, qui inclut tant ce qu’on appelle les cols bleus que les cols blancs – peut mettre un terme à la domination du capital et, de cette façon, aux menaces permanentes de crises économiques, de fascisme, de pauvreté et d’un État policier dans le pays, et de la guerre et du militarisme à l’étranger.

Transformer l’économie mondiale dans l’intérêt de la majorité n’est bien sûr pas facile. Cela ne peut certainement pas être réalisé d’un coup ou par un soulèvement du jour au lendemain. Cela ne peut survenir que comme résultat cumulatif de nombreuses étapes sur le chemin d’un voyage long et difficile de changements sociaux et économiques continu. Personne ne peut dire à priori combien de temps et quelle forme prendront ces étapes ou ces phases transitoires. Il est cependant clair que changer l’économie du monde dans l’intérêt de la majorité de ses habitants nécessitera une nouvelle politique et de nouvelles organisations pour exprimer la lutte pour le changement.

Cela nécessite un nouveau mouvement ouvrier, avec une politique et une ou des organisations indépendantes. Quel que soit le nom que porte la nouvelle organisation de la classe ouvrière, elle doit être différente non seulement du modèle syndical par branche des États-Unis mais aussi du modèle social-démocrate en vigueur en Europe, syndicats + parti. Cela signifie que le nouveau mouvement et/ou organisation ouvrier doit représenter les intérêts de la classe ouvrière tout entière, et pas seulement la main d’œuvre industrielle, pas seulement ses intérêts économiques particuliers. En plus, il doit viser à défendre les intérêts de tous ceux qui contestent la logique des mécanismes du marché guidé par le profit. La classe ouvrière peut influencer, façonner et finalement diriger l’économie mondiale si elle relève le défi a) au niveau international et b) dans le contexte de coalitions et d’alliances plus larges avec d’autres couches sociales qui luttent aussi pour l’égalité, la protection de l’environnement et les droits humains.

Ismael Hossein-zadeh est professeur émérite d’économie à la Drake University. Il est l’auteur de Beyond Mainstream Explanations of the Financial Crisis (Routledge 2014), The Political Economy of U.S. Militarism (Palgrave–Macmillan 2007), et  Soviet Non-capitalist Development: The Case of Nasser’s Egypt (Praeger Publishers 1989). Il a aussi contribué à Hopeless: Barack Obama and the Politics of Illusion.

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker francophone

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