Par Valérie Bugault et Jean Remy − 11 juillet 2017
Alors que les économistes, formés pour être les gardiens du temple financier actuel, sont unanimes pour dire que la monnaie est, notamment mais essentiellement, un instrument de stockage de la valeur, Jean Remy et moi-même avons démontré dans notre ouvrage intitulé Du nouvel esprit des lois et de la monnaie (publié en juin 2017 aux éditions Sigest) que la monnaie est, de façon bien plus fondamentale, un service rendu à la collectivité par une puissance publique légitime. La monnaie n’est en aucun cas une marchandise dotée d’une valeur intrinsèque, et n’est donc pas non plus, contrairement à ce que d’aucuns affirment, un instrument de stockage de la valeur. En décider autrement revient à justifier tout l’édifice financiariste et dogmatique actuel, c’est-à-dire, in fine, à justifier le contrôle des monnaies par quelques banquiers anonymes, par le biais du jeu séculaire des banques centrales et des marchés subséquents de taux de change et d’intérêt.
La conception d’une monnaie-marchandise est, de façon structurelle, un empêchement rédhibitoire à ce que la monnaie joue pleinement le rôle pour lequel elle a été créée : celui de faciliter les échanges. En effet, une monnaie-marchandise a pour principale caractéristique d’être accaparée ; il en résulte, de façon mécanique, le fait que la gestion monétaire devient, à terme, réalisée par des intérêts privés, exactement contraires à l’objectif d’intérêt général auquel le concept de monnaie répond. Un pas plus loin, nous avons démontré dans notre ouvrage que pour être pleinement efficace, une monnaie doit être émise par des instances politiques légitimes, c’est-à-dire des instances politiques dont le rôle est effectivement de garantir l’intérêt général.
Pour comprendre ce qu’est la monnaie, il faut se référer aux temps les plus anciens qui ont vu sa naissance et ses premiers développements, c’est-à-dire s’ouvrir aux découvertes de l’archéologie. Il faut également se référer à la sémantique et à la nature réelle des choses, et non pas rester dans la scolastique. Les apparences actuelles de la monnaie, en tant qu’instrument de réserve de valeur (autrement dit une « monnaie-marchandise »), reposent sur des analyses qui ont été entièrement élaborées et renouvelées depuis quatre siècles par des individus intéressés à faire croire que la monnaie était foncièrement un bien, c’est-à-dire une réserve de valeur, de façon à justifier la conservation du contrôle de cette dernière par des banquiers tout-puissants.
Dans ce contexte, il est tout à fait essentiel de comprendre que les crypto-monnaies qui émergent actuellement et reposent sur la technologie des blockchains (le bitcoin étant la plus connue), dont tout un chacun parle beaucoup sans les connaître vraiment, ne diffèrent aucunement de la monnaie-marchandise telle qu’actuellement, généralement et frauduleusement, conçue. Ces crypto-monnaies sont en effet structurellement tout à la fois un instrument de circulation des biens et une réserve de valeur. Techniquement, la valeur de ces monnaies dématérialisées est entre les mains des « mineurs » qui réalisent de facto et dans le même temps une communauté d’utilisateurs. Quelle que soit la dénomination de la crypto-monnaie (bitcoin ou autres) ces « mineurs » peuvent ou non se connaître et peuvent ou non réaliser une collusion d’intérêts. Dans l’hypothèse où ces « mineurs » se connaîtraient préalablement, ils réaliseraient une société de fait dont chacun d’eux détiendraient une part du capital. Dans tous les cas, les émetteurs des premières quantités d’une crypto-monnaie sont obligatoirement des « mineurs » de leur propre monnaie. La façon dont ils conçoivent la comptabilisation de cette monnaie ainsi créée est d’ailleurs très révélatrice : elle rentre dans leur capital ; ils pourront ainsi profiter d’une façon continue de l’accroissement de sa valorisation. S’il semble excessif a priori d’estimer que d’une façon générale en matière de blockchain tous les « mineurs » d’une crypto-monnaie particulière réalisent et génèrent une collusion d’intérêt dans l’objectif de contrôler ladite monnaie, il est en revanche des points obscurs du concept de blockchain que l’on ne peut pas, sous prétexte de naïveté, passer sous silence.
Premièrement, ce concept de monnaie dématérialisée (crypto-monnaie) est apparu fort opportunément en 2009 à la suite de la crise financière de 2007 elle-même organisée par les plus hautes instances bancaires en partenariat étroit avec les instances politiques américaines qui ont organisé et géré la dérégulation financière au niveau mondial. Il semble inutile ici de revenir sur toute la construction de l’édifice monétaire et financier que nous avons décrit par ailleurs.
Deuxièmement, l’actuelle demande pour les bitcoins a été considérablement accrue par le fait d’actes de piratages informatiques, les rançons réclamées par lesdits pirates devant être libellées en bitcoins.
Troisièmement, l’existence de ces crypto-monnaies réalise la création de circuits financiers parallèles, que l’on pourrait appeler « de l’ombre », en complète infraction avec toutes les règles péniblement édictées afin de réguler un tant soit peu la circulation des monnaies officielles.
Pour résumer, en tant que « monnaie-marchandises », toutes les crypto-monnaies issues de la technologie blockchain sont, de façon structurelle, susceptibles d’accaparement ; elles sont même précisément « une invitation à l’accaparement », tout comme l’or l’a été en son temps. Par ailleurs, toutes ces nouvelles crypto-monnaies échappent, de façon fonctionnelle et structurelle, à tout contrôle public et citoyen.
La caractéristique de monnaie-marchandise rend, de fait, extrêmement suspectes les crypto-monnaies, tout comme le sont les monnaies classiques actuelles. L’histoire nous apprend que de l’accaparement des monnaies-marchandises a résulté la domination économique et politique par une petite minorité d’individus qui se sont rendus maîtres « du fait monétaire ». Il résulte de l’application de ce schéma une disparition du sens de ce qu’est la politique par une domination intégrale du « fait politique » par le « fait économique ».
Ne rééditons pas avec des crypto-monnaies l’erreur historique ayant consisté à considérer la monnaie comme une marchandise ; peu importe le support, matériel ou dématérialisé de la monnaie, seule compte sa raison d’être qui est, de façon conceptuelle, un service rendu à la collectivité, celui de fluidifier les échanges. Nous vivons actuellement une ère d’imposture universelle dont la seule façon de sortir est d’analyser sans concession les fondamentaux historiques de toutes les constructions humaines, dont la monnaie ainsi que le « fait politique » font essentiellement partie.
Valérie Bugault et Jean Rémy
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