Par Fyodor A. Lukyanov – Le 1er Janvier 2024 – Source Russia in Global Affairs
Une année remplie d’élections à fort enjeu en plein milieu de transformations internationales majeures, cela promet un jeu palpitant. Les processus politiques nationaux sont depuis longtemps inextricablement liés à ceux de la politique étrangère ; après tout, c’est ce qu’on appelait la mondialisation – effacer les frontières. Aujourd’hui, cependant, la question est de savoir ce qui joue le plus grand rôle : les dynamiques domestiques des grands pays qui ont un impact sur les affaires mondiales ou l’inverse. Cela peut être l’un ou l’autre. Une chose est sûre : la théorie des relations internationales est désormais impuissante sans la perspective sociologique. Il est impossible de prédire l’état du « grand échiquier » sans comprendre les sentiments de l’opinion publique dans chaque case.
La résilience des systèmes nationaux devient critique dans un contexte d’instabilité mondiale. Elle dépend de la capacité des autorités à faire reconnaître par le public leur droit à gouverner, c’est-à-dire à assurer leur légitimité. Historiquement, cela s’est fait de différentes manières : par la force, la hiérarchie successorale, la tradition dynastique et enfin les élections, qui ont progressivement impliqué de plus en plus de personnes. À la fin du 20e siècle, le système démocratique libéral avec des élections compétitives est devenu la norme, évinçant la « démocratie populaire » de type soviétique de l’arène politique. Les dictatures plus ou moins rigides, qui ne surprenaient personne au siècle dernier, sont devenues un anachronisme indécent. La création, ou au moins l’imitation, d’institutions démocratiques est devenue la chose à faire.
On ne peut pas dire que cette époque soit révolue : les droits démocratiques acquis par les masses ne peuvent pas être retirés.
Mais la démocratie est-elle toujours la forme de gouvernement la plus efficace pour garantir la prospérité et la stabilité ? Les pays qui n’ont ni aspiré à des changements démocratiques ni introduit un quelconque pluralisme – la Chine et les monarchies du Golfe – sont aujourd’hui considérés comme les États les plus prometteurs et les plus influents. La récente série de coups d’État militaires en Afrique ne provoque pas d’augmentation notable des tensions publiques. La raison évidente en est la déception à l’égard des institutions démocratiques qui n’ont pas réussi à améliorer la situation.
Dans les pays qui adhèrent à des procédures démocratiques formelles mais qui s’appuient sur un pouvoir autoritaire pour rester gouvernables, les élections se transforment souvent en une opération sophistiquée visant à consolider le statu quo. La falsification déguisée est impossible car tout est trop transparent et les électeurs, même les moins favorisés, disposent de tous les outils de communication. Les autorités doivent donc trouver les moyens d’intéresser et de captiver les gens tout en gardant la ligne. Naturellement, les citoyens sont plus préoccupés par ce qui les touche directement, mais les questions de politique étrangère sont très utiles à cet égard : les régimes s’empressent de capitaliser sur les réalisations extérieures, en utilisant tout « moment de réussite » comme base de légitimité.
La situation est encore plus compliquée dans les pays ayant une tradition démocratique bien établie. Le multipartisme existe toujours, il ne devrait donc pas y avoir de problème de légitimité. Est-ce si vrai ? Les partis classiques connaissent une crise de confiance de la part des électeurs, et leurs opposants qui appellent au changement sont d’une extravagance effrayante et manquent souvent totalement d’expérience en matière de gouvernance. Jusqu’à récemment, Donald Trump était l’incarnation de ces forces non systémiques, mais aujourd’hui, le fougueux Argentin, Javier Miley, l’a surpassé.
Dans cette situation, les élections démocratiques ont une implication supplémentaire. L’establishment présente chaque scrutin comme une bataille pour la démocratie, ce qui signifie la victoire des forces qui ne modifient pas le cours des choses mais en assurent la continuité. Par conséquent, leurs rivaux sont présentés comme une menace pour la démocratie, même s’ils s’appuient sur une majorité.
Le libéralisme moderne se méfie généralement de la majorité, car il met l’accent sur la protection des droits de l’individu et de la minorité.
En organisant des élections, les différents systèmes étatiques ont un point commun : ils sont très manipulateurs dans les sphères juridiques, administratives et médiatiques. Tous ces éléments sont nécessaires pour se sentir en confiance. La raison en est évidente : dans un contexte d’imprévisibilité internationale croissante, les enjeux sont élevés et les chocs internes deviennent d’autant plus dangereux. D’où la volonté de se sécuriser au maximum. Certes, on est loin des idéaux démocratiques originels, mais après tout, ils ont toujours été un outil et non une fin en soi.
Fyodor A. Lukyanov
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.