Daniel Ellsberg est en train de mourir. Et il a quelques dernières choses à dire


Par Michael Hirsh – Le 4 juin 2023 – Source Politico

Daniel Ellsberg déteste le mot “héritage“.

Je suis très déçu par ce mot. Il me laisse toujours perplexe“, me dit Ellsberg lorsque je lui demande récemment ce qu’il pense être son héritage en tant que l’un des lanceurs d’alerte les plus emblématiques de l’Amérique. “Je n’avais pas prévu d’héritage. Je ne sais pas ce qu’est un héritage“. Ellsberg, qui se meurt d’un cancer du pancréas à l’âge de 92 ans, explique que l’une des raisons pour lesquelles il ne pense pas vraiment laisser d’héritage est que l’acte pour lequel il est célèbre – la divulgation des Pentagon Papers il y a plus de 50 ans – était très inhabituel, voire unique. Malgré l’ampleur de sa révélation qui a ébranlé le gouvernement, il a été l’un des rares lanceurs d’alerte à s’en tirer en exposant des tromperies et des actes répréhensibles en haut lieu sans que le reste de sa vie ne devienne un long calvaire.

À l’époque, Ellsberg raconte qu’il s’attendait à passer le reste de sa vie en prison pour avoir remis au New York Times et à d’autres journaux, en 1971, des copies de 7 000 pages de l’histoire top secrète des mensonges et de l’auto-illusion qui ont entraîné l’Amérique dans la guerre du Viêt Nam. “Avec le recul, les chances que j’échappe à 12 chefs d’accusation de la part du président Richard Nixon étaient proches de zéro. Ce fut un miracle“, déclare-t-il lors d’une interview Zoom réalisée le 8 mai depuis son domicile près de Berkeley, en Californie. “Il n’y avait aucun moyen de le prédire“.

La divulgation des Pentagon Papers n’a pas non plus, en soi, contribué à raccourcir la guerre, ce qui était son intention, admet Ellsberg. Ce qui s’est passé, c’est que Nixon s’est indigné de la fuite et a créé l’unité des “Plumbers” pour discréditer Ellsberg. La première effraction des Plumbers a eu lieu dans le bureau du psychiatre d’Ellsberg, mais cela a conduit plus tard au cambriolage du Watergate, à la démission de Nixon et à l’abandon de toutes les charges retenues contre Ellsberg pour cause de “conduite gouvernementale inappropriée“. Ainsi, indirectement, le Watergate pourrait bien avoir empêché une nouvelle escalade et raccourci la guerre parce qu’il a “sapé l’autorité de Nixon“, comme l’a écrit le secrétaire d’État de Nixon, Henry Kissinger, dans le premier volume de ses mémoires intitulé « Les années à la Maison-Blanche ». Le Congrès a interrompu l’aide au Sud-Vietnam en 1975, et la guerre s’est terminée en avril de la même année par une victoire totale du Nord-Vietnam.

Ellsberg a donc un conseil à donner aux futurs dénonciateurs : “Ne vous faites pas d’illusions en pensant que vous aurez de grandes chances de finir comme Daniel Ellsberg“. C’est d’autant plus vrai, dit-il, que le gouvernement poursuit avec zèle les auteurs de délations en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act), qui a été utilisée pour la première fois dans le cas d’Ellsberg. (Barack Obama l’a ensuite utilisé à huit reprises, plus que tout autre président, bien qu’il ait promis de diriger “l’administration la plus transparente de l’histoire“).

Même s’ils échappent aux poursuites judiciaires, les lanceurs d’alerte haut placés ont peu de chances de réussir à changer la politique du gouvernement – et pourtant, Ellsberg estime qu’ils sont plus nécessaires que jamais. “Je voudrais mettre en garde les gens contre l’idée qu’une révélation en soi, aussi spectaculaire soit-elle – aussi étonnante, choquante et extraordinaire soit-elle – susciterait nécessairement une réaction, de la part des médias ou du Congrès, ou que les gens réagiraient à cette révélation“, me dit Ellsberg. “Mais dès fois cela peut fonctionner. Mon cas le montre probablement plus que tout autre“.

En 1973, Daniel Ellsberg embrasse sa femme Pat alors qu’ils sortent du bâtiment fédéral de Los Angeles, peu après que le juge de première instance dans l’affaire des Pentagon Papers a rejeté toutes les accusations d’espionnage, de vol et de conspiration à l’encontre d’Ellsberg et de son coaccusé. | AP Photo

Ellsberg, aux cheveux blancs mais énergique malgré son cancer – réputé pour son éloquence, il parle toujours en paragraphes parfaits – était calme, voire jovial, lors de ce que son fils, Robert Ellsberg, a déclaré être sa dernière interview. Sur la base de son expérience dans le monde secret, Ellsberg voit une ligne directe entre les tromperies et les mensonges qui ont conduit à la guerre du Viêt Nam – et à 58 000 morts américains – et les tromperies et les mensonges qui ont justifié la guerre d’Irak. Cette tromperie de haut niveau, selon Ellsberg, s’étend à l’actuelle politique américaine de guerre menées par drones dans le monde, dans laquelle le gouvernement aurait dissimulé le nombre de morts civiles qu’elle provoque.

La nécessité de dénoncer dans mon domaine de la soi-disant sécurité nationale tient au fait que nous avons une politique étrangère secrète, qui a été très bien gardée secrète et essentiellement mythique“, déclare-t-il. “Je dis qu’il n’y a jamais eu autant besoin de lanceurs d’alerte… Il y en a toujours eu besoin de plus que nous n’en avons. En même temps, il est devenu de plus en plus dangereux d’être un lanceur d’alerte. Il n’y a guère de doute à ce sujet“.

Pour de nombreux lanceurs d’alerte et leurs défenseurs, Ellsberg reste une source d’inspiration, non seulement en raison des Pentagon Papers, mais aussi pour les actions qu’il a menées par la suite en révélant que la stratégie nucléaire pendant la guerre froide était secrètement fondée sur des plans de guerre qui auraient entraîné la mort de centaines de millions de civils, et en montrant à quel point la menace nucléaire reste dangereuse aujourd’hui.

Pour moi et ma génération, Daniel Ellsberg a été le lanceur d’alerte par excellence“, déclare Scott Horton, un éminent avocat spécialisé dans les droits de l’homme qui a défendu des lanceurs d’alerte depuis le physicien soviétique Andrei Sakharov dans les années 1970. “Ce qui est frappant chez lui, c’est qu’il occupait une position importante au sein de l’establishment de la sécurité nationale. Il s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas dans la manière dont la guerre du Viêt Nam était justifiée, que ce processus corrompait la manière dont les décisions étaient prises en matière de sécurité nationale, et que le système était tellement hermétique que le seul moyen de le percer était de présenter la vérité au public“.

En même temps, Horton pense qu’Ellsberg, comme d’autres dénonciateurs, voit parfois la conspiration et la perfidie du gouvernement lorsque les preuves sont maigres. Au cours de notre entretien d’une heure et vingt minutes, Ellsberg a soutenu que l’Amérique dirige toujours un “empire secret” dans le monde, incarné par la domination américaine de l’OTAN. Il estime que Washington a délibérément provoqué l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine en poussant son emprise vers l’est, vers les frontières de la Russie ; que les grands médias sont “complices” en permettant au gouvernement de garder des secrets qu’il n’a pas le droit de garder ; et que toute notion selon laquelle les Américains sont les “gentils” à l’étranger “a toujours été fausse“.

Je pense que très peu d’Américains sont conscients de l’influence réelle que nous avons exercée dans l’ancien monde colonial, à savoir le maintien de la colonisation“, déclare Ellsberg. “Le roi Charles III [de Grande-Bretagne] n’est plus un empereur, si j’ai bien compris, mais Joe Biden l’est à toutes fins utiles… Il y a une chose que je n’ai dite à personne mais que j’aimerais faire dans les derniers jours de ma vie ici. Très simplement, combien d’Américains connaîtraient l’un des cas suivants, sans parler de trois ou quatre d’entre eux ?” Ellsberg énumère alors une série de coups d’État orchestrés par les États-Unis, dont la plupart sont assez bien documentés, en commençant par l’Iran en 1953, puis le Guatemala, l’Indonésie, le Honduras, la République dominicaine, le Brésil et le Chili.

Je lui réponds qu’il s’agissait là de politiques de la guerre froide, même si elles étaient secrètes, et je lui demande s’il pense que les choses ont changé depuis. En annonçant le retrait complet des États-Unis d’Afghanistan en 2021, par exemple – alors que les talibans ont effectivement chassé les troupes américaines du pays – Biden a déclaré que les États-Unis mettaient “fin à une ère d’opérations militaires majeures visant à remodeler d’autres pays“.

Ellsberg n’y croit pas. “Dans ce domaine, les Démocrates ont aussi peu de vergogne que les Républicains“, déclare-t-il. “Nos élections dans le domaine de la politique étrangère, de la politique de défense et des ventes d’armes, j’en suis venu à comprendre qu’elles opposent essentiellement des candidats à la gestion de l’empire.

Même ses plus fervents admirateurs disent que parfois Ellsberg, hanté par son expérience dans le monde secret, va trop loin en voyant de sombres desseins dans la politique américaine. “Il prend très au sérieux les théories du complot“, déclare Horton. “Je comparerais ce qu’il a fait à l’époque du Viêt Nam à certaines choses plus récentes où il n’est plus vraiment à l’intérieur et n’a plus accès à l’information.

Christian Appy, un historien de l’université du Massachusetts qui travaille actuellement à un livre sur Ellsberg basé en grande partie sur ses documents, dit qu’il ne croit pas qu’Ellsberg soit un théoricien du complot, mais il ajoute : “Je pense qu’il spécule parfois sur des choses que je considère moi-même comme improbables“.

Néanmoins, selon Appy, Ellsberg n’a pas tout à fait tort d’affirmer que, depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis dirigent effectivement un empire. “Je pense qu’il est plus prudent que d’autres. Au cours des dix dernières années, il a accordé plus d’importance au complexe militaro-industriel qui sous-tend la puissance des États-Unis et qui a une influence considérable sur le maintien de cette énorme empreinte impériale dans le monde. Après tout, nous avons encore 800 bases militaires sur le sol étranger et nous menons des exercices dans 25 pays“. (Le nombre actuel de bases américaines à l’étranger est plus proche de 750).

Louis Clark, directeur général du Government Accountability Project, une organisation de défense juridique des lanceurs d’alerte inspirée par Ellsberg, estime que l’influence de ce dernier a été titanesque au fil des décennies. “Il y a eu un énorme changement culturel depuis qu’il s’est manifesté, une acceptation de la dénonciation“. Malheureusement, cela a incité à recourir à l’Espionage Act (loi sur l’espionnage) contre les lanceurs d’alerte, une loi de 1917 qui était destinée à être utilisée contre les espions de gouvernements étrangers.

Les gens doivent savoir dans quoi ils s’engagent, surtout avec l’utilisation abusive de la loi sur l’espionnage. Il est évident que ces personnes ne sont pas des espions. Il faut au minimum une défense de l’intérêt public, ce qui n’est pas possible dans le cadre de la loi sur l’espionnage“, explique M. Clark.

Dans l’interview, Ellsberg reconnaît que toutes les fuites ne se valent pas et qu’il est parfois difficile de distinguer un véritable lanceur d’alerte d’un fantaisiste, comme le mystérieux Q de la conspiration QAnon, ou d’une personne qui semble principalement intéressée par l’autopromotion. Il estime que Jack Teixeira, le garde national qui a récemment divulgué une série de documents classifiés en les publiant sur un site de jeux, appartient à cette dernière catégorie.

Il a inventé une nouvelle forme de fuite. Il n’est pas facile de comprendre pourquoi il pensait pouvoir s’en sortir“, explique Ellsberg. “Mais il y a une grande différence entre la dénonciation et la simple fuite. Les fuites font partie du fonctionnement du système. Cela n’a rien à voir avec la révélation d’actes répréhensibles. Il s’agit plutôt de montrer à quel point notre système d’armement est performant par rapport à l’autre“.

Personne ne cherche à devenir un lanceur d’alerte.

La plupart des lanceurs d’alerte sont d’abord des patriotes ou des employés d’entreprise dévoués, souvent passionnés. Et leur comportement suit un modèle : La plupart d’entre eux essaient d’abord de s’attaquer aux actes répréhensibles au sein même du système ; s’adresser aux médias n’est qu’un dernier recours. Ellsberg se décrit comme un marine américain formé à Harvard qui, au début, a complètement adhéré à la lutte de la guerre froide contre le communisme, y compris à la théorie des dominos. Lorsqu’il est allé travailler pour le département de la défense et la Rand Corporation. il dit : “J’ai beaucoup accepté l’idée que nous étions une force luttant pour la démocratie dans le tiers monde, comme en Corée, et dans l’ancien monde colonial, et pour l’autodétermination, la souveraineté, la paix. Nous étions les bons“. Au départ, il voulait divulguer les Pentagon Papers au Congrès, mais peu de membres du Congrès semblaient intéressés, dit-il. Ce n’est qu’à contrecœur qu’Ellsberg a accepté de s’adresser aux médias lorsqu’il a commencé à “entendre des contacts au sein de l’administration Nixon que Nixon prévoyait d’intensifier la guerre“, explique Robert Ellsberg, qui, à l’âge de 13 ans, a aidé son père à copier secrètement les Pentagon Papers.

Daniel Ellsberg (à l’arrière) et son fils Robert font des signes de victoire alors qu’ils sont menottés dans un fourgon de police, le 12 mai 1978 à Golden (Colorado). | AP Photo

Plus tard, un certain nombre de personnes qui sont devenues des lanceurs d’alerte ont été inspirées par le 11 septembre pour aider leur pays. C’est le cas de Ian Fishback, capitaine dévoué de l’armée américaine. Ian Fishback qui a révélé que les pratiques de torture à la prison d’Abu Ghraib en Irak étaient systémiques, et non des incidents isolés, avant de subir des critiques, des maladies mentales et de mourir des années plus tard dans un hôpital de charité ; et Reality Winner, qui a été condamné à cinq ans de prison pour avoir divulgué des détails sur l’infiltration russe dans l’élection américaine de 2016. Parmi les autres lanceurs d’alerte qui ont purgé une peine, citons Chelsea Manning, l’ancien soldat de l’armée américaine qui a divulgué des documents militaires et diplomatiques à Wikileaks, et Daniel Hale, qui est actuellement emprisonné dans l’Illinois après avoir été reconnu coupable d’avoir communiqué aux médias des informations classifiées sur des opérations de drones. Edward Snowden, qui a divulgué des quantités massives d’informations sur la surveillance exercée par la National Security Agency, est en exil permanent en Russie.

Les lanceurs d’alerte finissent souvent amers et incurablement moralisateurs. Comme Ellsberg et Snowden, ils sont qualifiés de “héros” ou de “traître” pour le reste de leur vie. Ou, dans le cas de Frank Serpico, le célèbre policier, de “rat“. Peu de temps avant qu’Ellsberg ne divulgue les “Pentagon Papers“, Serpico témoignait devant la commission Knapp en 1970 au sujet de la corruption endémique au sein de la police de New York, ce qui a fait l’objet d’un livre et d’un film classique. Comme Ellsberg, Serpico a essayé pendant des années d’enregistrer ses plaintes à l’intérieur du système – dans son cas, le département de police et le gouvernement de la ville – avant de finalement s’adresser au New York Times par frustration. Aujourd’hui encore, il est considéré comme un paria par la police de New York.

On se sent bien seul ici“, dit Serpico, qui a 87 ans et vit dans une région boisée près d’Albany, dans l’État de New York. “Dan est l’impardonné et je suis l’impardonné“.

Pourtant, lors d’un entretien téléphonique en mai, Serpico ajoute : “Quoi que vous fassiez, aussi petit soit-il, cela fait une différence… Et vous devez continuer à vous battre. C’est ce que font les lanceurs d’alerte : Ils luttent pour empêcher le système de sombrer“.

Les lanceurs d’alerte, il faut le dire, semblent souvent être une race humaine différente – et plus semblables que différents, quelle que soit la nature de ce qu’ils dénoncent. Ils sont motivés par une indignation morale qui les conduit souvent à s’attaquer à tout un système dont ils ont fait partie et qu’ils ont même aimé, sans grand espoir de le changer. Ils ne sont pas non plus bien accueillis dans leur organisation ou leur secteur d’activité, et encore moins promus. Ils ne sont certainement pas récompensés, à l’exception de certains lanceurs d’alerte financiers qui ont révélé des gains illégaux d’entreprises.

Il ne s’agit pas seulement de récompenser un acte qui, à presque tous les points de vue, social et personnel, est irrationnel, en ce sens qu’il est susceptible d’être extrêmement risqué sur le plan personnel, et je pense qu’il n’y aura pas de changement à cet égard“, déclare Ellsberg. “Vous ne pouvez pas changer le fait que lorsque vous révélez des secrets que votre patron ou votre ancien secteur d’activité tient à ce que vous gardiez, vous ne pouvez pas échapper aux représailles pour cela. J’étais un cas très particulier à cet égard. On pourrait presque dire que Frank Serpico est l’autre extrémité absolue de cette situation. Il s’est fait tirer dessus en pleine figure“.

Au cours des cinquante dernières années, Ellsberg a accumulé un nombre considérable de courriers haineux le qualifiant de traître, a déclaré M. Appy. Comme le décrit Kerry Howley dans « Bottoms Up and the Devil Laughs : A Journey through the Deep State » [Tout à l’envers et le Diable se marre : Voyage à travers l’Etat Profond], son nouveau livre sur Reality Winner et d’autres lanceurs d’alerte, ils ne comprennent souvent pas pourquoi les autres ne voient pas le monde comme eux, pourquoi la plupart des gens se contentent d’accepter ce qu’ils pensent être un système mauvais ou injuste. “La plupart d’entre nous sommes doués pour ne pas regarder“, écrit-elle. « Les personnes qui estiment devoir affronter la nature de la réalité, que nous les appelions “lanceurs d’alerte” ou “traîtres”, ont tendance à penser que le reste d’entre nous devrait faire de même, ce qui rend ces personnes ennuyeuses, car ne pas regarder est une compétence, et au bout d’un certain temps, vous risquez vous aussi de perdre la capacité de ne pas regarder ».

En conséquence, les lanceurs d’alerte se retrouvent souvent entre eux, formant un groupe de frères et sœurs exilés ou, à tout le moins, un groupe de soutien. Après avoir appris le diagnostic d’Ellsberg, Serpico et Ellsberg se sont récemment parlé sur FaceTime et ont “évoqué le bon vieux temps“, comme le dit Serpico, “ce qui se passait à l’époque et le fait que nos deux situations se produisaient à peu près en même temps“. Serpico refuse la plupart des demandes de conversations vidéo, bien qu’il fasse parfois des apparitions publiques pour soutenir des causes à dénoncer, mais il a dit : “Je ne pouvais pas refuser à Dan. Il voulait voir mon visage“.

En fin de compte, c’est l’héritage qu’Ellsberg espère transmettre – l’idée que les lanceurs d’alerte ne sont pas seuls. Ils forment une équipe et doivent devenir plus efficaces en apprenant les uns des autres.

Voici un très bon conseil pratique : ne passez pas par les canaux. Ne vous adressez pas à la loi sur la protection des lanceurs d’alerte (Whistleblower Protection Act). Ne vous adressez pas à l’inspecteur général, comme l’a fait Tom Drake, par exemple. Cela ne sert qu’à vous identifier comme un fauteur de troubles et quelqu’un qui n’est pas d’accord avec le système, quelqu’un qui se plaint du fait que nous tuons des gens“, explique-t-il.

En 2005, Thomas Drake travaillait comme agent de renseignement de carrière et employé de la National Security Agency (NSA) lorsqu’il s’est inquiété du fait qu’un programme de la NSA portant le nom de code Trailblazer s’était transformé en un gâchis qui avait coûté plus d’un milliard de dollars et violé les droits des citoyens américains en matière de protection de la vie privée. En interne, Drake a fait pression en faveur d’un programme alternatif plus efficace, mais comme il a été ignoré, d’abord par son supérieur, puis par les inspecteurs généraux de la NSA et du ministère de la défense, et qu’il a même témoigné devant le Congrès sans résultat, Drake a fini par se confier à un journaliste du Baltimore Sun. Il est devenu le premier fonctionnaire depuis Ellsberg à être inculpé en vertu de la loi sur l’espionnage et a réussi de justesse à éviter la prison en plaidant coupable d’un délit mineur. Mais sa carrière est ruinée.

Ellsberg pense également que les lanceurs d’alerte devraient essayer de rester anonymes s’ils le peuvent. « Si vous pouvez éviter de vous exposer, faites-le, ne vous dévoilez pas comme je l’ai fait, même si j’ai senti que je devais le faire et que je le referais dans d’autres circonstances. Comme Snowden et Chelsea Manning, nous avons toujours pensé que nous ne voulions pas que d’autres personnes soient blâmées pour ce que nous avions fait. Mais si vous n’êtes pas inquiet à ce sujet, la première chose à faire est de le faire de la manière la plus anonyme possible. À cet égard, des améliorations ont été apportées : un système de chiffrement permet aux dénonciateurs de parler à la presse. »

Mon plus grand conseil est de ne pas le faire si vous n’êtes pas prêt à accepter le risque élevé de voir votre carrière détruite et d’aller en prison“, déclare Ellsberg. “Le risque d’aller en prison est nouveau, il a commencé sous Obama, mais il existe maintenant, très largement. Évidemment, cela réduit considérablement le nombre de choses qui méritent d’être dénoncées. Je ne le ferais pas, par exemple, pour des pots-de-vin ou des dépassements de coûts. Ce n’est pas assez important pour aller en prison“.

Daniel Ellsberg arrive au tribunal de district des États-Unis à Denver, dans le Colorado, en 1979. | Ed Andrieski/AP Photo

Mais la dernière chose que je dirais, c’est qu’il y a beaucoup de choses qui ont à voir avec la préservation de la Constitution, comme dans le cas de Snowden, ou avec le raccourcissement d’une guerre, ou avec l’arrêt d’un programme d’assassinat massif, le programme de drones, comme dans le cas de Daniel Hale, qui font qu’il vaut vraiment la peine de se sacrifier pour sauver la vie de beaucoup de gens“, dit Ellsberg. J’aimerais encourager les gens à se poser la question suivante : “Suis-je prêt à sacrifier ma carrière, ma vie, pour sauver ces autres vies ? Et la plupart des gens diront non. C’est l’humanité. C’est ainsi. Mais il est certain que s’ils posent la question comme j’ai été amené à le faire, on peut très bien l’envisager de cette manière et dire oui“.

Lorsque je lui demande si les alertes ont rendu le gouvernement ou les entreprises plus honnêtes, Ellsberg se montre plus pessimiste.

La réponse est facile à donner : La réponse courte est non. La réponse longue est non. Cela n’a pas changé le désir de garder des secrets. Les gouvernements de tous les pays, tout au long de l’histoire, ont toujours été prêts à prendre toutes les mesures nécessaires […] pour empêcher les gens de savoir ce qui les rendrait responsables d’une erreur, d’un mensonge, d’un crime ou de leur incompétence. Parlons de la sécurité nationale : Qui exactement a vu sa carrière compromise par son incompétence ? Peut-être en Russie. Ils ont renvoyé des Russes. Walt Rostow [le conseiller à la sécurité nationale de Lyndon Johnson] a dû aller à l’université du Texas au lieu de retourner au MIT, par exemple. Voilà donc le niveau de responsabilité“.

Je réponds que ce ne sont pas des paroles très encourageantes.

Malgré tout, il y a une chance et cela peut en valoir la peine“, dit Ellsberg. “Lorsque tout est en jeu – je parle ici implicitement de guerre nucléaire, mais le climat est le même. Lorsque nous sommes confrontés à une catastrophe ultime. Lorsque nous sommes sur le point de faire exploser le monde pour la Crimée, Taïwan ou Bakhmut. … Du point de vue d’une civilisation et de la survie de huit ou neuf milliards de personnes, lorsque tout est en jeu, cela vaut-il la peine d’avoir ne serait-ce qu’une petite chance d’avoir un petit effet ? La réponse est oui : Bien sûr. Bien sûr, cela peut valoir la peine. On peut même dire que c’est obligatoire“.

Michael Hirsh est l’ancien rédacteur en chef pour les affaires étrangères et correspondant diplomatique en chef de Newsweek, et l’ancien rédacteur en chef national du magazine Politico.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

   Envoyer l'article en PDF