Convergence entre l’Inde et la Russie dans le golfe du Bengale


Par M.K. Bhadrakumar – Le 8 décembre 2023 – Source Indian Punchline

En diplomatie, le choix du moment est primordial dans la poursuite des stratégies de politique étrangère. Les consultations du ministère des affaires étrangères que l’Inde a organisées au cours des quinze derniers jours avec deux de ses pays voisins d’importance cruciale, le Bangladesh et le Myanmar, constituent un signe important. Dans un environnement international instable, elles mettent en lumière les intérêts stratégiques de l’Inde.

Les relations de l’Inde avec le Bangladesh et le Myanmar peuvent sembler être comme de la craie et du fromage, mais les similitudes ne manquent pourtant pas. Si le leitmotiv des relations avec le Bangladesh réside dans le développement, le commerce et la connectivité – et, bien sûr, dans des valeurs sociales et culturelles profondément enracinées -, lorsqu’il s’agit du Myanmar, le point central réside dans les intérêts vitaux de l’Inde en matière de sécurité nationale et de connectivité.

Les deux pays ont un impact sur la sécurité et la stabilité de la région nord-est de l’Inde, dont l’intégration est toujours en cours après 75 ans d’indépendance. De même, le Myanmar et le Bangladesh sont en proie à des rivalités entre grandes puissances dont l’issue aura des répercussions considérables sur la géopolitique de la région. La position des États-Unis, qui, d’une part, s’ingèrent dans le processus électoral au Bangladesh et, d’autre part, soutiennent secrètement un changement de régime au Myanmar, place l’Inde sur la même longueur d’onde que la Chine et la Russie.

En résumé, une défaite du gouvernement de Sheikh Hasina lors des élections du 7 janvier au Bangladesh ou la montée en puissance de tendances dissidentes remettant en cause l’unité et l’intégrité du Myanmar auront des conséquences néfastes pour l’Inde. Il est à noter que les consultations du ministère des affaires étrangères avec le Bangladesh (24 novembre) ont eu lieu au moment où ce pays doit organiser des élections, alors que les consultations avec le Myanmar (6 décembre) n’ont pas été programmées du tout, malgré les prédictions apocalyptiques de l’effondrement de l’armée du Myanmar aux mains des groupes ethniques insurgés et des militants « pro-démocratie » soutenus par les « Five Eyes » (les cinq yeux).

Les consultations avec le Myanmar ont pour le moins laissé entendre que l’Inde ne partage pas les propos alarmistes des Five Eyes selon lesquels « la junte pourrait être confrontée à une défaite si la poussée des rebelles se poursuivait« . En fait, le seul message qui ressort du rapport indien est que New Delhi et Naypyidaw, la capitale du Myanmar, ne changent rien à leurs habitudes, la « situation le long de la frontière et la sécurité » étant la priorité absolue.

Il est intéressant de noter qu’à la veille des consultations du ministère des affaires étrangères, une délégation interministérielle de haut niveau dirigée par le secrétaire du Conseil de sécurité russe, Nikolay Patrushev, s’est rendue au Myanmar. L’agence de presse Tass a rapporté que les discussions ont porté sur « la coopération entre les forces de l’ordre, les services spéciaux et les ministères de la défense, l’accent étant mis sur le maintien de l’ordre et de l’État de droit, les mesures antiterroristes et l’analyse des canaux et des sources de financement des organisations terroristes« .

Les conseils de sécurité de la Russie et du Myanmar ont signé un mémorandum de coopération lors de la visite de Patrushev. Selon un communiqué de Moscou, « à l’issue des consultations russo-myanmariennes sur la sécurité, un mémorandum de coopération entre les conseils de sécurité a été signé. Il confirme la volonté d’une coopération diversifiée entre les agences de sécurité de la Russie et du Myanmar, ainsi que de consultations régulières et d’échanges de vues sur les questions de sécurité nationale, régionale et internationale« .

La déclaration souligne que des fonctionnaires du ministère russe de la défense, du service fédéral de sécurité (FSB) et des représentants des ministères du développement économique, de l’industrie et du commerce, de l’énergie et de l’agriculture faisaient partie de la délégation de Patrushev. Ce dernier, le plus haut responsable de la sécurité du Kremlin, a été reçu par le général Min Aung Hlaing, président du Conseil d’administration de l’État. (Depuis la prise de pouvoir par les militaires en février 2021, le général Min Aung Hlaing s’est rendu trois fois à Moscou).

Le mois dernier, le Myanmar et la Russie ont organisé un exercice naval conjoint de trois jours, le premier du genre. Les navires anti-sous-marins russes Admiral Tributs et Admiral Panteleev sont arrivés au port de Thilawa, près de Yangon, avant les exercices. L’exercice dans le golfe du Bengale a suscité beaucoup d’attention au niveau régional et international.

On peut noter que Voice of America a fait le commentaire suivant : « Les analystes estiment que l’Inde n’est pas opposée à ce que la Russie, son vieil allié et son principal fournisseur d’équipements de défense, renforce sa présence dans son voisinage maritime, malgré le partenariat approfondi de New Delhi avec les États-Unis, le Japon et l’Australie pour contrer l’empreinte grandissante de la Chine dans les eaux stratégiques. Ignorant les pressions de ses partenaires occidentaux, New Delhi a maintenu sa relation de plusieurs décennies avec Moscou et a adopté une position neutre sur la guerre en Ukraine ».

L’exercice naval a été programmé pendant la visite à Naypyidaw du chef de la marine russe, l’amiral Nikolai Yevmenov, qui est, fait intéressant, diplômé de l’école navale supérieure de navigation sous-marine Lénine Komsomol et a servi presque entièrement dans les formations de sous-marins nucléaires de la flotte russe du Pacifique. Le général Min Aung Hlaing a reçu l’amiral.

Il est clair que la Russie revient en force au Myanmar. Jeudi, Radio Free Asia, financée par le gouvernement étasunien et qui promeut les groupes d’insurgés au Myanmar, a publié un commentaire extraordinaire sur l’approfondissement des liens entre la Russie et le Myanmar, intitulé « Les parias en armes : La Russie s’est alliée avec le Myamar sous contrôle militaire » qui retrace la longue histoire des relations de l’Union soviétique avec le Myanmar. Washington est furieux que la Russie soit apparue sur la scène en tant que « trouble-fête » juste au moment où le projet de changement de régime des Five Eyes au Myanmar faisait preuve d’un peu d’audace.

La stratégie occidentale consiste à ouvrir une voie pour amener l’armée du Myanmar à accepter une sorte d’accord de partage du pouvoir avec les mandataires des Five Eyes. Mais pourquoi les militaires tomberaient-ils dans un tel piège alors que la Russie leur offre son aide ?

Il est clair qu’il existe une convergence entre la Russie et l’Inde en ce qui concerne la situation au Myanmar. Moscou et Delhi n’accordent aucun crédit au projet des Five Eyes visant à renverser le général Min Aung Hlaing. Ils ne se contentent pas de traiter avec les pouvoirs en place au Myanmar, mais promeuvent également la coopération bilatérale. Ils ont le sentiment que le projet des Five Eyes vise à tirer le rideau sur l’ère Aung San Suu Kyi et à insérer latéralement des éléments pro-occidentaux dans un accord de partage du pouvoir qui pourrait faire basculer la géopolitique du golfe du Bengale.

En effet, Suu Kyi s’est avérée être la fille de son père ; une nationaliste birmane convaincue qui n’a pas voulu troquer la souveraineté et l’indépendance de son pays. Il en va de même pour Sheikh Hasina. Le nœud du problème est que les États-Unis ne tolèrent jamais les régimes nationalistes qui mènent des politiques étrangères indépendantes.

Si le projet occidental au Myanmar et au Bangladesh aboutit, les conséquences seront très graves pour les États riverains du golfe du Bengale. En comparaison, les difficultés actuelles de l’Inde avec le Canada et les États-Unis ne seront qu’un jeu d’enfant. Prenons, par exemple, les discours sur l’assassinat avorté de Pannun.

D’une part, certaines voix chantent des berceuses, nous incitant à la complaisance en nous disant que les États-Unis et l’Inde « sortent ensemble » et que, ayant récemment « emménagé ensemble« , il est normal que les deux partenaires aux « habitudes différentes » essaient simplement de comprendre « où cela va aller« . D’autre part, des voix liées à l’establishment de la sécurité américaine ont failli insinuer que l’implication présumée de l’Inde dans la tentative d’assassinat du propagandiste khalistanais pourrait être le reflet d’un changement dans la politique de l’État indien.

La Russie comprend les enjeux géopolitiques du golfe du Bengale et sait clairement où se situent ses intérêts dans la corrélation des forces, tout en repoussant la pression américaine sur le Bangladesh et le Myanmar. Dans un contexte stratégique aussi complexe, la reprise du sommet annuel russo-indien est devenue une nécessité stratégique. Sa ponctuation remplit la géopolitique de la région d’une intonation silencieuse. Ne vivons-nous pas dans un monde imaginaire, un monde d’illusions ? La grande tâche de la diplomatie est de trouver la réalité.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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