Comprendre la Russie
La Russie et l’islam – Acte V

Par Le Saker Original – 2 mars 2013 – Source vineyardsaker

PREMIÈRE PARTIE – INTRODUCTION ET DÉFINITIONS.
SECONDE PARTIE  – LE CHRISTIANISME ORTHODOXE
TROISIÈME PARTIE – LA RUSSIE ACTUELLE
Quatrième partie – LA MENACE ISLAMIQUE
RUSSIE ET ISLAM: L’Islam, un allié

«La Russie est devenue le premier ennemi de l’islam et des musulmans car elle s’est dressée contre le peuple syrien: plus de 30 000 Syriens ont été tués par des armes fournies par la Russie

Yusuf al-Qaradawi

En lisant ces mots de al-Qardawi, qui est peut-être un des lettrés musulmans les plus influents sur la planète et dont l’émission télévisée est suivie par plus de 60 millions de musulmans, on ne peut que se demander comment il serait possible que l’islam puisse être un allié de la Russie. Mais si on continue à lire cet article qui le cite, on apprend qu’il a «appelé les pèlerins à prier pour renverser Bachar al Assad, et pour l’élimination de l’armée syrienne, de l’Iran, du Hezbollah, de la Chine et de la Russie». Si nous observons la logique de son discours, la liste des ennemis qu’il énumère, et si nous considérons le fait qu’il estime que la Russie est le pire de tous, cela ne nous indique-t-il pas que la Russie est la force principale mouvant les autres, c’est à dire la Syrie, l’Iran, le Hezbollah et la Chine? Si c’est le cas, à moins de préjuger que la Russie n’est pas rationnelle, nous pouvons alors conclure qu’elle considère Syrie, Hezbolllah, Iran et Chine comme des alliés, ce qui est effectivement le cas. Et puisque Syrie, Iran, Hezbollah sont sans conteste musulmans, ceci nous indique deux facteurs fondamentaux: il y a beaucoup de sortes d’«islam» différents dans le monde (Hasan Nasrallah ne serait absolument pas d’accord avec le point de vue de al-Qardawi), et certaines de ces formes d’islam sont déjà des alliés objectifs de la Russie. Donc, encore une fois, il nous faut rejeter ce concept d’un «islam» monolithique, et observer plus en profondeur ce qui est arrivé au monde musulman.

Ce qui suit est un truisme.

Le monde musulman n’est pas une entité unifiée et cohérente partageant un but, une idéologie et un ethos communs. Bien qu’il existe certains musulmans qui tentent de propager cette fiction, et bien que tous les islamophobes sont absolument ravis de soutenir et de répandre cette thèse, elle est absolument fausse. Il est vrai que tous les musulmans partagent certaines idées communes, mais la liste de ces dernières est extrêmement courte. En réalité, tout ce qui est nécessaire pour se convertir à l’islam est de réciter la Shahadah (profession de foi, témoignage, NdT): «Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu, et Mohammed est Son Messager». Tout le reste varie selon l’interprétation de la myriade de branches et d’écoles de jurisprudence. C’est pourquoi toutes ces généralisations quant à l’islam sont si trompeuses – elles ne tiennent pas compte de l’immense diversité de l’islam, depuis le Maroc jusqu’à l’Indonésie, et du wahhabisme saoudien au soufisme kazakh.

Cependant, quelques généralisations peuvent être posées, avec les habituelles réserves et clauses de non-responsabilité.

La première est que la partie du monde musulman la plus riche matériellement est cette branche de l’islam sunnite localisée autour du golfe Persique, et particulièrement cette version de l’islam sunnite représentée par le wahhabisme saoudien. Cet islam saoudien combine trois éléments différents en un mélange détonnant: une idéologie assez primitive mais extrêmement agressive, des revenus inépuisables, et une propension militante au prosélytisme et à l’expansion.

En second lieu, les musulmans sunnites sont tous des cibles potentielles pour les efforts de recrutement et d’endoctrinement par les wahhabites saoudiens. Ce qui ne veut pas dire que tous les sunnites vont devenir membres d’al-Qaida, mais que ces efforts de recrutement et d’endoctrinement de la part des wahhabites ont rencontré pas mal de succès parmi les groupes sunnites, quelles que soient leur localisation géographique ou leur tradition. Inversement, cela signifie que pour l’islam sunnite traditionnel, cette forme d’islam wahhabite répandue par les Saoudiens est un ennemi des plus dangereux.

En troisième lieu, il faut reconnaître aux Etats-Unis l’exploit suivant: ils ont choisi une secte locale sans aucune importance et, avec l’aide de la maison Saoud, ils ont réussi à fédérer tous les cinglés wahhabites du monde entier sinon en une seule organisation, tout au moins en un seul mouvement. Au départ, les Etats-Unis recherchaient l’organisation de la résistance contre l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, mais depuis lors ils ont toujours commandé ces mouvements dans le monde entier, même s’ils n’ont pas toujours pu les contrôler, et c’est encore le cas aujourd’hui. Depuis les vols secrets de la Turquie et des USA en Bosnie et la constitution de l’armée de la KLA au Kosovo jusqu’aux soulèvements en Libye et en Syrie, en passant par les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont toujours dirigé les cinglés wahhabites contre les ennemis de l’Empire hégémonique US.

Quatrièmement, contrairement au reste du monde musulman, les chiites ont toujours été un opposant déterminé de l’islam wahhabite et de l’Empire US. Et inversement, ceci signifie que pour l’empire US et les cinglés wahhabites, les chiites sont en tête de liste de leur ennemis et qu’ils ne reculeront devant aucun effort pour affaiblir, subvertir ou détruire tout pays ou mouvement chiite. Il est remarquable de constater qu’ils ont jusqu’ici échoué, et ceci témoigne des extraordinaires qualités d’intelligence, de courage et de ténacité du peuple chiite.

Quel est le sens de tout ceci pour la Russie?

Malgré l’existence de quelques milieux farouches partisans de la théorie du conflit des civilisations considérant l’islam comme une menace (reportez-vous à mon chapitre précédent, section «L’islam vu au travers du prisme du conflit des civilisations»), plusieurs groupes considèrent l’islam comme un allié naturel.

Maxim Shevchneko

a) Les Patriotes orthodoxes: très bien représentés par les opinions du journaliste renommé Maxim Shevchneko, ce sont des Russes patriotes, mais pas nationalistes, qui sont convaincus que la vocation de Russie est d’être un pays et une civilisation multi-ethnique. Et qui, en tant qu’orthodoxes, pensent que l’islam traditionnel partage la plupart des valeurs clés du christianisme orthodoxe, sinon toutes. Shevchenko, activiste orthodoxe chevronné, est aussi un spécialiste de la région du Caucase et entretient de nombreux contacts avec les différentes communautés musulmanes de Russie. Contrairement aux œcuménistes orthodoxes, Shevchenko ne voit aucun intérêt à rechercher un terrain théologique commun avec l’islam; pour lui, la valeur de l’islam se trouve dans les causes qu’il défend culturellement et politiquement. La conviction fondamentale de Shevchenko et des partisans de ses prises de position est que l’islam traditionnel est l’allié naturel du christianisme orthodoxe et de la Russie dans le combat contre l’impérialisme occidental et l’extrémisme wahhabite. Est-il besoin de le dire, les islamophobes russes le haïssent et répandent de temps à autres des rumeurs (totalement infondées) sur sa conversion à l’islam.

Massoud

b) Les services de sécurité: les services de sécurité russes ont assez d’analystes et d’experts pour avoir pleinement réalisé le potentiel d’une alliance orthodoxes-musulmans contre leurs ennemis communs. Ce n’est pas une coïncidence si un ex-officier du KGB comme Poutine a investi tant d’efforts dans le soutien du clan Kadyrov en Tchétchénie. C’est une vieille tradition des services de sécurité russes que de rechercher une alliance avec des musulmans contre des ennemis communs. Depuis l’alliance durable du GRU soviétique avec Ahmad Shah Massoud au soutien du SVR à Assad en passant par le soutien du FSB apporté à Akhmad et Ramzan Kadyrov, les services de sécurité russes ont toujours recherché des alliés dans le monde musulman. Cela s’est toujours fait avec la double motivation de considérations pragmatiques et d’une sincère admiration pour leurs homologues (je peux témoigner personnellement de la sincère et profonde admiration que les officiers de la force Spetznaz Kaskad/Vympel avaient pour Massoud). Poutine a personnellement déclaré a plusieurs reprises que les communautés musulmanes traditionnelles peuvent compter sur le soutien absolu de l’État russe, et que ce soutien à l’islam russe traditionnel est un des objectifs stratégiques clé de l’état.

Chrétienne ou musulmane?

c) Les traditionalistes orthodoxes: regardez cette photo, elle montre quelques robes qui pourraient être considérées comme des robes traditionnelles orthodoxes dans la Russie moderne.

Sans être tout à fait identiques, elles pourraient passer pour ce que beaucoup de musulmanes seraient susceptibles de porter, qu’en pensez-vous? Maintenant comparez cela avec le genre de modèle de civilisation que représentent les Pussy Riots, Gay Pride et autres mouvements LGBT. Le fait fait est que l’éthique traditionnelle islamique est très semblable à l’éthique orthodoxe, et qu’elles soutiennent les mêmes valeurs: la famille traditionnelle, un patriotisme modéré, ainsi que responsabilité sociale, modestie, sobriété, charité, honneur et respect des traditions, y compris celles des autres. A l’heure où la plupart des chaînes télévisées russes éructent un flot permanent d’immoralité, de matérialisme, et même d’obscénité, les chrétiens orthodoxe voient avec approbation et admiration les familles musulmanes élever leurs enfants dans le respect des anciens et de ce qu’ils représentent.

Récemment, il y eu beaucoup de remue-ménage au sujet de quelques incidents concernant le port du foulard dans les écoles par les jeunes filles musulmanes. Exactement comme en France, certains Russes se sentent menacés par ces signes religieux, surtout dans les régions méridionales de la Russie, où l’immigration est un véritable problème. Mais ce qui est intéressant est que les orthodoxes traditionalistes ont pris parti pour ces jeunes musulmanes, avec l’argument qu’elles donnent en réalité un très bon exemple aux jeunes filles orthodoxes. Le fait est qu’avant la révolution bolchevique, dans les zones rurale,s pratiquement toutes les femmes portaient un foulard, lequel est absolument un accessoire vestimentaire dans la tradition russe (pour ceux qui en doutent, veuillez observer les poupées russes matrioshka).

Drapeaux iranien et russe

d) Les services de politique étrangère russes: sans être nécessairement aussi pro-islamiques que les services de sécurité, ils sont absolument convaincus de la nécessité de soutenir des pays comme la Syrie, et surtout l’Iran, que la plupart des diplomates russes considèrent comme un allié clé de la Russie au Moyen-Orient. Il existe aussi cependant une minorité influente au sein des services diplomatiques qui pense que l’Iran doit se soumettre aux décisions de l’UNSC même dans les cas où ces décisions sont dommageables pour la Russie. C’est le même groupe qui a prévalu lorsque la Russie a trahi Kadhafi en n’opposant pas son veto à une résolution dont l’objectif était clairement de permettre une agression US/OTAN contre la Libye (la Russie a également trahi l’Iran en plusieurs occasions lors de réunions de l’UNSC). Mais cependant, la pensée dominante est que l’Iran est un allié important que la Russie doit soutenir, et ce surtout depuis le retour de Poutine au pouvoir.

L’État russe, d’une façon générale, n’est pas un acteur toujours cohérent. En réalité, à l’heure actuelle, il y a des luttes internes acharnées. A l’évidence, deux clans sont en lice, l’un représenté par Medvedev et l’autre par Poutine, qui sont en pleine guerre interne cachée. Ce sujet, et les conséquences qu’il implique pour l’islam, fera l’objet de notre prochain chapitre.

The Saker

A suivre…SIXIÈME PARTIE – LE KREMLIN

Traduit par Abdelnour, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

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