Par Le Saker Original – 18 février 2013 – Source vineyardsaker
PREMIÈRE PARTIE – INTRODUCTION ET DÉFINITIONS.
Russie et Islam: le christianisme russe orthodoxe
La plupart des gens pensent que la Russie est un pays chrétien orthodoxe et que l’église orthodoxe russe est le chef spirituel du peuple russe. Ceci est une approche très superficielle, et je dirais même fondamentalement erronée. Pour que ce que je viens d’affirmer soit bien clair, je vais devoir expliquer quelque chose qui est totalement incompris par la grande majorité des gens, beaucoup de Russes inclus. L’église orthodoxe russe, en tant qu’institution, et la spiritualité orthodoxe du peuple russe ont été sévèrement persécutés depuis trois cent ans au moins. Ce phénomène est si crucial qu’il va falloir que je fasse une brève digression dans l’histoire de la Russie.
Depuis le baptême chrétien de la Russie par Saint Vladimir en 988, jusqu’au règne du Tsar Alexei Mikhailovitch, au XVIIe siècle, l’église orthodoxe russe fut le cœur organique de la civilisation russe. Selon les mots d’Alexandre Soljenitsyne :
Dans son passé, la Russie connut un temps où l’idéal social n’était pas la célébrité, la richesse ou les biens matériels, mais une vie pieuse. La Russie était alors imprégnée d’un christianisme orthodoxe resté fidèle à l’Église des premiers siècles. La religion orthodoxe de cette époque savait comment protéger ses fidèles alors sous le joug d’une occupation étrangère qui dura plus de deux siècles, tout en se défendant en même temps contre les coups injustes des épées des croisés occidentaux. En ces temps-là, la foi orthodoxe devint une partie intégrante du mode de pensée et de la personnalité de notre peuple, la forme de son quotidien, son calendrier de travail, ses priorités dans toute entreprise, son organisation hebdomadaire autant qu’annuelle. La Foi fut la force qui modela et unifia la nation.
Le 17ème siècle cependant connut un changement soudain et brutal. Encore une fois selon les mots de Solzhenitsyn :
Mais au XVIIe siècle, l’église orthodoxe fut gravement affaiblie par un schisme interne. Au XVIIIe, le pays fut ébranlé par le Tsar Pierre, qui imposa autoritairement des changements favorisant l’économie, l’État et l’armée au détriment de l’esprit religieux et de la vie sociale. Et en même temps que cet avancement déséquilibré, la Russie reçut les premières bouffées de sécularisme; au cours du XIXe siècles, ses poisons subtils imprégnèrent les classes éduquées et ouvrirent le chemin au marxisme. Au moment de la Révolution, la foi avait pratiquement disparu dans les cercles éduqués de Russie, et parmi les gens simples, elle avait perdu sa vigueur.
Au moment de l’accession au trône de Nicolas II en 1896, la Russie souffrait d’une profonde crise spirituelle: la plus grande partie de la classe dirigeante était tout à fait sécularisée, sinon totalement matérialiste; pratiquement chaque famille aristocrate avait rejoint les franc-maçons, alors que le reste du pays, principalement des paysans, était encore nominalement chrétien orthodoxe, mais pas à la manière profonde de la nation russe avant le XVIIe siècle.
Les Tsars russes finirent bien souvent par devenir de véritables persécuteurs de l’église orthodoxe, et particulièrement ceux à qui l’aristocratie conféra le titre de Grand. Pierre I, le soi-disant Grand , décapita l’église orthodoxe russe en abolissant le titre de Patriarche à la tête de l’église et en le remplaçant par un Synode dirigé par un bureaucrate laïc ayant le titre de Procureur en chef, qui n’avait même pas besoin d’être orthodoxe. En fait et en droit, l’église orthodoxe se transforma en une institution d’État, comme un ministère. Sous Catherine I, dite La Grande, les moines furent persécutés de façon si odieuse qu’il devint pratiquement illégal pour eux de détenir ne fut-ce qu’une feuille de papier dans leur cellule monastique, afin qu’ils ne puissent écrire quoique ce soit contre le régime.
D’autres tsars (comme Alexandre II et Alexandre III) témoignèrent de beaucoup plus de respect pour l’église, et le Tsar Nicolas II, qui fut un homme pieux et profondément religieux, en arriva à restaurer l’autorité de l’église en lui permettant d’élire un nouveau Patriarche.
Malgré tout, en général, l’église orthodoxe fut soumise à un processus d’affaiblissement pratiquement continu entre le XVIIe et le XXe siècle, par les effets combinés des persécutions ouvertes et de la sécularisation furtive.
Au XXe siècle, pendant le règne de Nicolas II , le christianisme orthodoxe russe connut une brève mais spectaculaire renaissance, immédiatement suivie par des persécutions de masse sous le régime bolchevique, persécutions d’une violence et d’une ampleur jusqu’alors inconnues dans l’histoire de l’église. Encore une fois, les mots de Soljenitsyne :
Le monde n’avait jamais connu auparavant un athéisme aussi organisé, militarisé, et persistant dans la malveillance, que celui qui fut pratiqué par le marxisme. Dans le système philosophique de Marx et Lénine, et au cœur de leur psychologie, la force motrice principale est la haine de Dieu, force bien plus fondamentale que toutes leurs justifications économiques et politiques. L’athéisme militant n’est pas fortuit ni marginal dans la règle communiste, ce n’en est pas un effet secondaire, c’en est le pivot central. Au cours de la décennie 1920 en URSS on assista à une procession ininterrompue de victimes et de martyrs dans le clergé orthodoxe. Deux métropolites furent abattus, dont l’un, Veniamin de Petrograd, avait été élu par vote populaire de son diocèse. Le Patriarche Tikhon lui-même passa par les mains de la Chéka-GPU [sorte de Gestapo soviétique, NdT] et mourut dans des circonstances obscures. Des dizaines d’archevêques et d’évêques périrent. Des dizaines de milliers de prêtres, moines et nonnes, sommés par les Chékistes de renoncer à la Parole Divine, furent torturés, abattus dans des caves, envoyés dans des camps, exilés ver la toundra désolée du Grand Nord, ou jetés à la rue dans leur vieillesse sans nourriture ni refuge. Tous ces martyrs chrétiens allèrent résolument à la mort pour leur foi; les cas d’apostasie furent rares et isolés. Pour des dizaines de millions de profanes, l’accès à l’église fut impossible, et on leur interdit d’élever leurs enfants dans la Foi: les parents pratiquants furent arrachés à leurs enfants et jetés en prison, alors que ces enfants étaient détournés de la religion par la menace et le mensonge…
Ceci est une histoire complexe et tragique que je ne peux exposer ici en détail, et j’insisterai seulement sur une conséquence importante de ces événements: l’église chrétienne orthodoxe russe se fractura en au moins quatre groupes distincts.
1. L’église orthodoxe officielle d’État qui devint par la suite le Patriarcat de Moscou. Composée surtout de prêtres modernistes, cette église soviétique officielle, non contente de nier la réalité des persécutions des chrétiens en Russie, collabora souvent activement à ces persécutions (par exemple en dénonçant les prêtres subversifs).
2. Les Joséphites, composés de disciples du métropolite Joseph de Petrograd, qui refusèrent de soumettre l’église aux bolcheviques et furent martyrisés pour leur prise de position. Certains d’entre eux joignirent le groupe suivant:
3. L’église des catacombes, organisation illégale clandestine dirigée par des évêques restant dans l’anonymat, qui refusèrent le droit de contrôle des bolcheviques sur l’église et se cachèrent, disparaissant pratiquement de la vie publique.
4. L’église orthodoxe russe à l’étranger, composée d’exilés, organisation fondée par le métropole Anthony de Kiev avec l’approbation du Patriarche Tikhon, rassemblant la plupart des chrétiens orthodoxes russes ayant fui l’Union soviétique.
Il faut insister ici sur le fait que même avec très peu de moyens de communication entre eux, les Joséphites, l’église des catacombes et l’église de l’étranger restaient en communion et que chacune reconnaissait dans les autres une branche légitime de l’Église orthodoxe russe unie, chaque branche répondant à des circonstances spécifiques. Ce qui n’est pas le cas de la première entité, l’église officielle soviétique, dénoncée par chacun des trois autres groupes comme étant au minimum illégale, pour ne pas dire un outil satanique des bolcheviques.
Pourquoi tout ceci est-il si important ?
Parce que l’actuel et officiel Patriarcat de Moscou de l’Église chrétienne orthodoxe de Russie est directement issu du premier groupe, lequel fut rejeté de façon unanime par des dizaines de milliers de saints qui subirent le martyre de la part du régime bolchevique. En termes théologiques, le Patriarcat de Moscou et ses suiveurs sont des apostats, c’est à dire des personnes qui n’ont pas eu le courage de faire face aux persécutions, et qui par conséquent ont coupé leur relation avec l’Église. Qui ont créé une entité ecclésiastique dans des conditions prohibées par la loi canonique, ce qui fait d’eux des schismatiques. Qui ont développé un enseignement spécifique (le Sergianisme, doctrine selon laquelle l’Église peut être sauvée par un compromis avec le mal), ce qui fait d’eux des hérétiques (veuillez noter que dans le discours théologique un terme comme hérétique n’est pas péjoratif mais indique simplement une condition ou un état spirituel).
Ce qui précède est une vue d’ensemble extrêmement superficielle, et même simpliste, d’un sujet très complexe. Je sollicite l’indulgence de ceux qui connaissent ce sujet et pourraient être consternés au vu de la quantité de matière que je n’ai pas traitée ici. J’en suis bien conscient, mais je n’ai simplement pas le temps ni la place pour écrire ici un texte, ne serait-ce qu’à moitié suffisant, sur le sujet de l’histoire du christianisme orthodoxe russe au XXe siècle. Le seul autre point historique que j’ajouterai est que dans le courant de la seconde guerre mondiale, Staline allégea de façon conséquente quelques une des pires persécutions contre l’église, puis que certaines de ces persécutions reprirent sous Khrouchtchev. Encore une fois, veuillez m’excuser pour la brièveté de l’esquisse ci-dessus, et je vous demanderai de ne retenir que les deux points importants qui suivent :
1. L’église orthodoxe a été continuellement affaiblie pendant les trois cents, et plus, dernières années
2. La légitimité de l’organisation représentant officiellement la chrétienté orthodoxe russe à l’heure actuelle est controversée, elle est bien souvent regardée avec beaucoup de suspicion, même par les gens très religieux.
Il faut maintenant que je dise quelques mots sur le Patriarcat de Moscou tel qu’il est, après deux décennies, depuis la fin des persécutions antireligieuses.
En premier lieu, il est de loin l’institution la plus soviétique de la vie civile russe. Ou, en d’autres termes, c’est le moins réformé des reliquats de l’Union soviétique. Et ce qui est encore pire, il est actuellement dirigé par un individu notoirement corrompu, le Patriarche Kirill I, personnage sournois et tout à fait malhonnête connu pour ses affaires véreuses et pour son support enragé au soi-disant mouvement œcuménique (une hérésie selon le point de vue orthodoxe). Pour couronner le tout, il existe quelques preuves solides selon lesquelles Kirill I pourrait être en réalité un cardinal papiste infiltré, ce qu’on appelle un cardinale in pectore. Ce qui, si c’est vrai, est certainement utilisé à son encontre par les services de sécurité russes pour assurer qu’il se conforme aux instructions du Kremlin.
En dépit de toutes ses défaillances, le Patriarcat de Moscou remplit un rôle très important pour l’État russe, à savoir qu’il sert de substitut idéologique à l’idéologie marxiste officiellement défunte.
On entend souvent l’affirmation disant que 70% des Russes sont des chrétiens orthodoxes. C’est tout à fait faux et source d’erreurs. D’après les données publiées dans Wikipédia, 40% des russes environ sont chrétiens orthodoxes. Mais qu’est-ce que cela signifie en réalité? Principalement que les Russes s’identifient avec les traditions orthodoxes russes, qu’ils essaient de vivre selon l’éthique chrétienne, et qu’ils se qualifient eux-mêmes d’orthodoxes. Mais si nous consultons les chiffres publiés annuellement par les autorités de la ville de Moscou concernant la fréquentation du plus important service religieux de la tradition orthodoxe – Pâques (appelée en russe Paskha) – nous nous apercevons qu’en réalité seulement 1% des Russes y assistent. Où sont les autres 39%?
Il est impossible de trouver un chiffre exact, mais j’estime qu’il n’y a que 5% de la population russe qui peuvent être considérés comme étant profondément et sciemment religieux. Et cependant, le Patriarcat de Moscou remplit un rôle crucial dans la structure du pouvoir du Kremlin: non seulement il joue le rôle de substitut à l’idéologie marxiste aujourd’hui défunte, mais il sert aussi d’organisation pour une éducation patriotique, il offre toute une série de symboles familiers (églises magnifiques, chants religieux, icônes, croix, etc…) qui peuvent servir de symboles nationaux (plutôt que de symboles spirituels). Ces symbole nationaux sont reconnus, même s’ils ne sont pas forcément approuvés, par bien plus que les 40% de Russes nominalement orthodoxes.
Pour paraphraser l’expression française se rallier à l’étendard, on peut dire que les Russes sont de nos jours encouragés à se rallier à la croix; même si, au plus profond de leur inconscient, ils ne comprennent pas vraiment, ou ne se soucient pas de comprendre, le sens réel du symbole de la croix dans le christianisme orthodoxe.
Je vais vous donner un exemple de ce à quoi nous arrivons en fin de compte. Lisez la transcription de l’allocution de Poutine au Conseil des évêques du Patriarcat de Moscou. On n’y parle que de patriotisme, de patriotisme, et encore de patriotisme. Il n’y a pas un mot dans tout ceci qui concerne le sujet religieux. Pas un seul. Ce discours aurait pu être prononcé devant une assemblée d’officiels d’un département idéologique du CPSU [Parti communiste de l’Union soviétique, NdT].
Pour le Patriarcat de Moscou, cette étroite collaboration avec le Kremlin a l’immense avantage de lui accorder cette légitimité que l’Histoire lui refuse. Bien qu’il reste quelques traces de l’église des catacombes, et qu’il existe encore une Église orthodoxe russe à l’étranger, ces organisations sont minuscules en comparaison du Patriarcat de Moscou, avec ses cent évêques, ses vingt-six mille paroisses et ses cent millions de membres officiels. Et dans le cas ou un de ces petits groupes parvient à collecter des fonds pour ouvrir une petite paroisse quelque part en Russie, le Patriarcat de Moscou peut toujours compter sur la police anti-émeute locale pour l’en expulser et rendre le bâtiment au Patriarcat de Moscou.
Je m’excuse une fois de plus pour l’extrême degré de sur-simplification auquel j’ai du me résoudre pour présenter cette vue d’ensemble (déjà bien trop longue!). J’y ai mentionné ce que je pense être les éléments d’arrière-plan indispensables à garder à l’esprit pour comprendre le sujet de la Russie et l’Islam.
Et surtout, il doit être bien compris que l’Église orthodoxe officielle, le Patriarcat de Moscou, n’est pas du tout un facteur clé dans les relations dialectiques entre la société russe et l’islam, ne serait-ce qu’à cause de l’affaiblissement considérable du statut de la foi dans la société russe. En d’autres termes, il ne faut pas confondre les sujets Russie et islam et christianisme orthodoxe et islam. Sous beaucoup d’aspect, la Russie moderne est néo-orthodoxe, pseudo-orthodoxe, ou même post-orthodoxe, mais certainement pas réellement orthodoxe.
Ce qui nous amène à la question brûlante: si l’ethos dominant de la société russe n’est plus marxiste et s’il n’est plus vraiment chrétien orthodoxe, alors quel est-il? De quelles valeurs la société russe se réclame-t-elle, en dehors du fait d’être anti-occidentale ou anti-capitaliste, et comment répond-elle aux valeurs proposées par l’islam? Ceci sera le sujet du prochain chapitre de cette étude.
The Saker
Traduit par Abdelnour, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone.
A suivre…TROISIÈME PARTIE – LA RUSSIE ACTUELLE