Par Dmitry Orlov – Le 7 décembre 2017 – Source Club Orlov
Si vous éliminez les usages courants du mot « communauté », tous ceux qui ne sont manifestement pas liés à la communauté, comme « communauté internationale » (un euphémisme boiteux) ou « relations communautaires » (synonyme de « relations publiques ») ou « centre communautaire » (synonyme de « maison de quartier »), à peu près tout ce qui reste, c’est « communauté de retraités ». Il y en a plus de deux mille aux États-Unis, avec près d’un million de résidents.
En comparaison, les « communautés intentionnelles », y compris les éco-villages, les monastères, les communes, les BAD de survivalistes, les kibboutzim, les ashrams, etc. sont plutôt des boutiques, avec un aspect fortement idéologique, pour exprimer des aspirations plutôt que d’être de nature pratique. Mais mises bout à bout, elles représentent plus ou moins tout le paysage des « communautés » du monde développé. Et toutes sont des cas dégénérés.
La première cause de cette dégénérescence est une contradiction interne fondamentale. Mis à part, pour le moment, les différentes expériences de « communauté intentionnelle », la raison pour laquelle les gens rejoignent les communautés de « retraités » tient au fait qu’ils veulent avoir le beurre et l’argent du beurre. Il en coûte généralement pas mal d’argent pour y avoir une place, et les gens qui peuvent se le permettre sont en général ceux qui ont été actifs dans leur vie professionnelle, ayant participé durant leur vie à LA société plutôt qu’à une communauté, et ils ont amassé un peu d’argent dans le processus. S’ils ont eu des enfants, ils les ont aussi envoyés dans le grand monde ou se sont en grande partie détournés d’eux, ayant peu à leur offrir une fois les avoir vus atteindre l’âge adulte.
Et puis, à un moment donné, ils réalisent qu’ils ne peuvent plus se débrouiller seuls dans ce monde, qu’ils deviennent de plus en plus solitaires et isolés alors que leurs amis vieillissent et meurent, et c’est à ce moment-là qu’ils décident de vendre LA « société » pour acheter une « communauté ». Ils ont passé une grande partie de leurs années productives à rivaliser entre eux dans le monde individualiste des affaires privées et de la bureaucratie publique, sapant et détruisant l’idée de communauté. Mais en devenant vieux et fragiles, ils essayent d’acheter leur chemin vers la « communauté », qui doit être synthétisée ex nihilo en utilisant leur pouvoir d’achat.
À son tour, le pouvoir d’achat de leur épargne-retraite doit être maintenu en faisant en sorte que les jeunes générations continuent à miner et à détruire cette idée de « communauté » en étant actifs dans le monde individualiste des affaires privées et de la bureaucratie publique, générant cette croissance économique et la montée des prix des actifs financiers qui sous-tend la valeur de l’épargne-retraite.
Je doute fort que mettre en lumière ce point fondamental, à savoir qu’il n’est pas possible de créer une « communauté » en sapant les valeurs communautaires par l’individualisme, aurait du sens pour beaucoup d’entre eux. Certains d’entre eux se rendent compte que l’ensemble de leur système économique s’effondre – la croissance économique est en grande partie bloquée (à l’exception de certaines bulles financières) – et leur épargne-retraite est de plus en plus menacée. Mais ils n’ont aucune idée de ce qu’il faut faire, et il est probablement trop tard pour qu’ils essaient de faire quoi que ce soit à ce sujet. (Ou pas ? C’est une question qui mérite d’être méditée).
La deuxième cause de cette dégénérescence est la nature dégénérée des communautés en question. Pour être durable à long terme, une communauté doit inclure plusieurs générations et faire spécifiquement de la place pour les enfants qui y naissent ; elle doit pourvoir aux besoins de ses individus, y compris le gîte et le couvert, le savoir et l’éducation, la camaraderie et le divertissement, mais encore la sécurité ; et elle doit avoir le sens de sa propre identité, de son histoire et de son destin, séparés de la société environnante. J’ai décrit ces propriétés en détail dans le livre « Communities that Abide ». Une communauté de retraités est essentiellement un tapis roulant qui prend les personnes âgées et les expédie vers la tombe. Ce n’est certainement pas viable ; pas plus qu’une communauté qui ne parvient pas à se reproduire et à maintenir ses effectifs en ayant suffisamment d’enfants et en les conservant dans la communauté.
Les communautés viables ne peuvent être formées sans un ingrédient clé : des personnes capables de les organiser. Elles doivent être compétentes dans plusieurs domaines, et suffisamment d’entre elles devraient être en âge de procréer et prêtes à donner naissance à des enfants et à les élever. C’est déjà un premier impératif. Le succès d’une société repose généralement sur le fait d’être confiné à un certain silo professionnel, ce qui ne produit pas des personnes compétentes en dehors de ce silo. En outre, au moment où la plupart des gens réalisent que faire partie d’une communauté réelle serait une bonne idée, ils ont déjà « vieilli ».
Mais ce n’est pas tout. Ils devraient également être spécifiquement capables d’un profond acte de soumission, celui de subordonner leurs intérêts individuels à ceux de leur communauté, alors qu’ils ont été élevés dans le mythe de l’individualisme forcené. Ils sont rarement capables d’une telle action même dans le contexte du mariage, sans même penser à un groupe plus large.
Ils doivent aussi être capables de faire confiance aux gens plutôt qu’aux institutions impersonnelles et bureaucratiques. Cela s’avère également difficile : la plupart des gens préfèrent faire confiance aux banques, qui les volent tous les mois, ou aux gouvernements, qui les volent chaque année à l’heure des impôts, plutôt qu’à des groupes de personnes qui probablement ne vont jamais les voler (sauf s’ils sont tous très malchanceux). Certains d’entre eux préféreraient faire confiance à des algorithmes anonymes. (Au moment où j’écris ceci, NiceCash vient d’être piraté et a perdu 62 millions de dollars en Bitcoin. On pourrait penser que cela va ralentir quelques-uns des lemmings-Bitcoin, mais non, ils se ruent vers la falaise aussi rapidement qu’avant).
Enfin, pour former des communautés, les gens doivent être capables de surmonter un problème d’image. Grattez un « individualiste forcené » et ce que vous trouvez inévitablement, c’est un esclave du salariat ou un zélote du gouvernement ; dans les deux cas, c’est une personne tenue en laisse, un esclave, quoi. Mais la plupart des gens préfèrent l’esclavage aux deux seules alternatives : être paysan ou être nomade (les paysans ont besoin de terres, pas les nomades).
Ce sont les deux schémas de base des communautés que je retrouve dans mes recherches et qui sont décrites dans mon livre : les Roms (Tsiganes) sont des nomades ; les anabaptistes (Amish, Mennonites, Hutterites) sont des paysans. Mais ce n’est un problème qu’au tout début, parce que ceux qui appartiennent à des communautés viables, quand ils considèrent qui ils sont, ne voient plus les individus ; ils voient la communauté dans son ensemble, et le tout est beaucoup plus grand que la somme de ses parties et peut être imprégné d’une sorte de dignité dont aucun individu, si souverain qu’il soit, n’est capable.
Revenons à la question de savoir ce que l’on peut faire… Supposons que vous soyez soit trop vieux, soit trop peu polyvalent dans vos compétences, soit incapable de vous séparer de vos habitudes « individualistes » inculquées par la culture environnante, soit incapable de surmonter ce problème d’image et que vous pensez toujours que devenir un paysan ou un nomade est une humiliation ou même tout ce qui précède à la fois… Et en supposant que vous voyiez le plan économique partir en quenouille tout autour de vous et que vous estimiez qu’avoir des communautés viables autour de vous serait une très bonne idée… Qu’y a-t-il à faire pour vous ?
Eh bien, en supposant que vous ayez de l’argent, alors le mieux que vous puissiez faire est d’investir votre argent pour résoudre ce problème ; pas pour votre propre bénéfice, ou même pour le bénéfice de vos enfants, si vous en avez, mais pour aider ceux qui sont capables de former des communautés, et qui sont prêts à essayer. Car, après tout, le point de départ de toute communauté est de faire passer les intérêts des autres avant les vôtres.
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone
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