Combien Erdogan se met-il dans les poches grâce à la crise migratoire en Europe?


Par Martin Berger – le 4 mars 2016 – Source New Eastern Outlook

La crise migratoire demeure l’un des problèmes les plus étranges que les politiciens européens ont eu à affronter jusqu’à présent. Malgré de nombreuses initiatives désespérées prises par diverses structures de l’UE, les relations entre les États de l’UE sont en cours de dégradation, comme le mentionne le journal italien Corriere della Sera. La plupart des États sont aux prises avec des vagues de migrants en provenance de Grèce, qui atteignent les côtes européennes par voie maritime au départ de la Turquie.

Comme le souligne un rapport du Haut commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (UNHCR), plus de 131 700 migrants ont réussi à gagner l’Europe par voie maritime dans les deux premiers mois de 2016, ce qui est supérieur aux entrées enregistrées lors des cinq premiers mois de 2015. L’UNHCR a annoncé que 122 600 personnes sont arrivées en Grèce, et ont un besoin urgent d’abris, de vêtements et de nourriture. Comme l’a déclaré un représentant de l’UNHCR, «l’Europe connait le paroxysme d’une crise humanitaire, qui est en grande partie spontanée».

Selon les chiffres fournis par l’UE et FRONTEX, la porte-parole de l’UNHCR, Melissa Fleming a annoncé que 2 000 réfugiés arrivent en Europe chaque jour. A la différence de l’an dernier, où la majorité des demandeurs d’asile étaient de jeunes hommes, à partir de janvier 2016 les femmes et les enfants comptent pour plus de la moitié des réfugiés. Selon Melissa Fleming, les enfants comptent pour un tiers des réfugiés  arrivant en Europe, alors qu’ils n’étaient que 10% en septembre dernier.

Comme l’a souligné le Financial Times, le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, est persuadé que la Turquie a échoué à mettre en application le plan établi par l’UE pour contenir le flot de réfugiés. Le nombre d’immigrants illégaux en partance pour l’Europe n’a pas diminué, en dépit des trois milliards d’euros alloués par Bruxelles à Ankara pour la construction de nouveaux camps de réfugiés. Les politiciens allemands ne cachent même plus leur lassitude envers la façon dont Merkel négocie avec Erdogan. Il existe maintenant un sentiment de frustration grandissant en Europe causé par le fait que l’UE doive accueillir des centaines de milliers de migrants.

Le président du Parlement européen, Martin Schulz, a également signalé que la Turquie a failli à la mission qui lui a été confiée. Cependant, et de manière paradoxale, la Turquie est régulièrement présentée comme un allié de choix dans la lutte contre la crise migratoire. Cette rhétorique peut être attribuée au fait que la majorité absolue des réfugiés se rendent en Europe via la Turquie ; ainsi, si Ankara ne permettait pas à des ressortissants étrangers de traverser ses frontières sur leur route vers l’Europe, cela permettrait à Bruxelles de faire face à la crise.

Dans ce but, les dirigeants de l’UE ont négocié un pacte qui leur est très défavorable, selon lequel l’UE octroie à la Turquie trois milliards d’euros, des mesures de libéralisation dans l’octroi de visas aux ressortissants turcs, et la facilitation du processus d’entrée de la Turquie dans l’UE, en échange du respect des engagements qu’Ankara avait pris au départ pour résoudre cette crise.

Mais il semble qu’Erdogan se soit convaincu de son immunité totale, due à la vulnérabilité croissante de l’UE dans son ensemble. Ainsi, il a décidé de faire tout ce qui est en son pouvoir pour augmenter sa fortune personnelle, surtout depuis que les opérations américaines, et surtout russes, ont largement fermé le robinet de revenus provenant de la contrebande de pétrole volé à la Syrie. Il est en effet établi aujourd’hui que la motivation de ses actions en Syrie sont ses intérêts personnels immédiats, non seulement dans la reconstruction d’un nouvel Empire ottoman, mais aussi la construction d’un gazoduc à travers la Syrie qui rendra l’UE encore plus dépendante de la Turquie en matière énergétique.

C’est la raison pour laquelle il a directement et ouvertement entamé un chantage envers ses alliés de l’Otan, les menaçant d’ouvrir ses frontières avec les États de l’UE aux réfugiés. Parallèlement, le président turc a demandé à l’UE, lors d’une réunion à Antalya le 14 novembre 2015, de lui donner non plus 3 mais 30 milliards d’euros pour lui permettre de faire face à la crise des réfugiés. Il a menacé ses collègues d’envoyer des centaines de milliers de migrants vers l’Europe s’il n’obtenait pas satisfaction. Les détails de ce chantage ont été documentés sur le site grec euro2day.gr [site inaccessible, NdT], qui a réussi à se procurer des documents confidentiels issus de cette réunion.

Ce genre de comportement dont font preuve Erdogan et ses soutiens peut s’expliquer par l’insatiable appétit financier du dirigeant turc, en particulier si l’on prend en compte l’ampleur des activités criminelles qui se développent autour du flot de migrants illégaux vers l’Europe, qui donne l’occasion aux passeurs et aux dirigeants turcs d’engranger des profits gargantuesques. Ces activités criminelles ont été décrites avec force détail dans un rapport du Financial Times, qui montre que le trafic d’êtres humains est un marché de plusieurs milliards d’euros, en pleine expansion, sur lequel prospèrent quelques quarante mille membres d’organisations criminelles. Europol a donné la liste des activités criminelles annexes qui se développent autour de la crise migratoire : faux documents, pots-de-vins, exploitation sexuelle des mineurs qui voyagent sans leurs parents et esclavagisme. Europol évalue les revenus des réseaux criminels impliqués dans les déplacements de migrants, à 5 milliards d’euros en 2015, avec le potentiel d’être multiplié par 2 voire 3 cette année.

Tandis que l’Europe essaie de mettre en application quelques timides mesures de restriction du flot migratoire, par exemple en tentant d’utiliser les navires de l’Otan en coopération avec les Gardes-côtes grecs et les navires de Frontex, Ankara fait tout ce qui est en son pouvoir pour retarder de telles opérations. Cet état de fait a été rapporté par l’AFP, qui a divulgué le refus d’Ankara de laisser les navires de l’Otan pénétrer ses eaux territoriales pour mettre un terme aux tentatives d’émigration clandestine.

Oui, c’est exactement le genre d’attitude amicale que l’Europe reçoit de l’État turc. L’ardent défenseur du terrorisme, Tayyip Erdogan, semble convaincu qu’il est aujourd’hui une figure majeure sur la scène internationale.

Dans de telles circonstances, comment tous ces analystes politiques, pourtant sains d’esprit, peuvent-ils échouer à expliquer pourquoi les États-Unis et l’UE répètent tel un slogan que Bachar el-Assad doit quitter le pouvoir, alors que la majorité des accusations dont il fait l’objet sont sans fondement, tout en continuant à traiter Erdogan de la manière dont ils le font ? Pourquoi n’ont-ils pas demandé au président turc de quitter le pouvoir pour être traduit devant un tribunal international qui enquêterait sur la longue liste de crimes qui lui sont attribués, notamment les continuelles violations des droits de l’homme en Turquie, le scandaleux génocide des populations Kurdes de Turquie, le financement d’État islamique au travers de réseaux criminels de contrebande de pétrole, pour n’en citer que quelques-uns !

A la lumière de ces faits, une question doit être posée : est-il possible que les politiciens occidentaux profitent eux-mêmes des actions d’Erdogan, par exemple en recevant une partie de la manne financière allouée par l’UE pour résoudre la crise en Europe et au Moyen-Orient ? Sont-ils conscients que la complicité est aussi un crime ?

Martin Berger est un journaliste-pigiste et un analyste politique, travaillant exclusivement pour le magazine en ligne New Eastern Outlook.

Article original paru dans New Eastern Outlook.

Traduit par Laurent Schiaparelli, édité par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

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