… la première puissance face à la première impuissance
Par Stratediplo – Le 31 janvier 2017 – Source stratediplo
Un éléphant, ça schtroumpfe énormément. À une trumpophobie hystérique succède une trumpomanie déraisonnée, comme si une alternance politique à la présidence fédérale de la deuxième plus grande démocratie au monde était susceptible de produire un changement tangible, positif ou négatif, dans la politique de ce pays. Pour susciter des sentiments de crainte ou d’espérance, on évoque des perspectives fatales.
On spécule, en premier lieu, sur une guerre commerciale que les États-Unis d’Amérique déclareraient à la Chine. Toutefois, ce qu’on appelle habituellement une guerre commerciale est une compétition commerciale entre deux pays concurrents, pas une discussion entre un client et son fournisseur ou entre un débiteur et son créancier, schémas dont relèvent les relations entre les États-Unis et la Chine. En la matière ces deux pays ne sont pas rivaux, ils sont complémentaires, même si la Chine fait de son mieux pour réduire cette interdépendance. Les États-Unis ont besoin de la Chine car ils sont incapables de produire tout ce qu’ils consomment (ils ne sont d’ailleurs capables de payer que 20% de ce qu’ils consomment). Par contre, en dépit de ce que les États-Unis veulent faire croire, la Chine n’a pas besoin d’eux. Depuis 2008, année où la Chine a compris que les États-Unis n’avaient aucune intention de tenter d’assainir leurs finances, dans tous les domaines, l’industrie chinoise produit désormais plus pour le marché intérieur que pour l’exportation. Non seulement en matière de biens d’équipement, pour lesquels la Chine avait un retard à rattraper par rapport aux autres puissances économiques, mais également en matière de biens de consommation, que le gouvernement chinois a finalement accepté de laisser développer pour désamorcer toute velléité de changement politique, la satisfaction des besoins de la Chine et des aspirations des Chinois est maintenant une priorité nationale. Contrairement à ce que voudraient faire croire certains économistes étasuniens la Chine a depuis longtemps dépassé le stade du pays émergent prêt à exporter n’importe quoi à n’importe quelles conditions pour obtenir des devises étrangères. Et, surtout, elle ne veut plus de dollars car elle connaît leur véritable valeur.
Les économistes européens ont admirablement fait le jeu des États-Unis en diffusant le mythe de la guerre monétaire, qui consiste en un dogme fallacieux et une assertion inexacte. Le dogme involontairement erroné ou volontairement mensonger est celui selon lequel la dévaluation facilite l’exportation, théorie largement professée dans toutes les facultés de macro-économie et de politique, et gentiment moquée dans les écoles de commerce et de gestion, où l’on enseigne que la compétitivité se construit sur la qualité, la confiance, la régularité et la réputation plutôt que sur un avantage de prix momentanément et involontairement obtenu à l’occasion d’une dévaluation inattendue, ou par une politique de rabais systématique par la sous-évaluation de change, d’ailleurs déloyale et à ce titre prohibée par les accords commerciaux internationaux. L’assertion fausse est celle selon laquelle, en raison de l’avantage structurel que cela procurerait – selon le dogme fallacieux –, de nombreux pays sont activement engagés dans la sous-évaluation de leur monnaie. C’est certes vrai pour la zone euro, gouvernée par des intérêts étasuniens plutôt qu’européens, mais ce n’est pas vrai pour les États-Unis qui, eux, font tout ce qui est en leur pouvoir pour retarder l’effondrement du dollar à sa véritable valeur économique et arithmétique, ceci étant d’ailleurs la mission essentielle du gouvernement fédéral depuis au moins 1971. On imagine d’ailleurs difficilement un gouvernement tourner le dos à cette politique et laisser s’écrouler irrémédiablement sa monnaie au nom de la transparence ou de l’orthodoxie. En politique la seule morale légitime est la recherche du bien-être ou du salut – selon le niveau de matérialisme ou de transcendance de l’État – des peuples confiés, pas la satisfaction de principes étrangers ou inutiles à la cité.
La Chine n’a aucun intérêt à une sous-évaluation du yuan renminbi, dont seules la stabilité et la juste évaluation permettent d’une part, qu’il soit de plus en plus utilisé dans les échanges mondiaux et d’autre part, que les pays tiers veuillent en thésauriser. Deux facteurs qui contribuent à l’indépendance, la souveraineté et la puissance économiques de la Chine. Elle a intérêt à ce que les produits qu’elle exporte, au lieu de les utiliser en interne, lui soient compensés correctement afin de lui permettre d’importer ce qui fait défaut à sa population (nourriture notamment) ou à son économie (matières premières). Mais elle n’a pas intérêt à ce que le dollar s’effondre trop tôt et trop rapidement, avant que d’une part elle ait réussi à ne plus être payée du tout dans cette monnaie, et que d’autre part elle ait terminé de liquider sa montagne d’avoirs libellés dans cette monnaie, comme les obligations étasuniennes.
De leur côté les États-Unis, quoi qu’en dise leur nouveau président, ne peuvent pas se passer d’importations, et notamment, comme le reste du monde, des importations chinoises. Les savoir-faire que les pays avancés ont volontairement partagés par des contrats de transfert de technologie ou involontairement laissé piller par l’espionnage sont désormais maîtrisés par tous les pays industriels. Le jour où des entreprises chinoises délocalisent leur production en Inde pour des raisons de coût de main d’œuvre, il faudrait réduire drastiquement – voire éliminer – les coûts et donc les prestations d’éducation, de couverture sociale et de retraite pour tenter d’aligner le salaire d’un ouvrier ou d’un ingénieur étasuniens avec celui de son homologue indien ou indonésien. C’est impossible. Ce qui est certes théoriquement possible, c’est ce que les libre-échangistes appellent « protectionnisme », à savoir l’établissement de barrières douanières. Il s’agit d’appliquer aux produits importés une taxe qui, répercutée par l’importateur sur le client final, amène le prix de vente du produit importé au même niveau que le prix de vente du produit local. Contrairement aux dires de certains détracteurs ces taxes ne sont donc pas imposées aux producteurs du pays exportateur, mais aux consommateurs du pays importateur, puisque ce sont bien eux qui, au final, paient le produit taxé et distribué, dont une part du prix de vente rembourse certes le coût de production et de transport et une autre part rembourse les taxes qu’a payées l’importateur. Quant à penser que l’impossibilité d’importer à bas prix encourage à produire dans le pays de vente, c’est un raccourci d’économiste ou de politicien plus praticien du débat d’idées que de la construction de lignes de production. D’abord il faut un marché certain et suffisant pour développer une production locale, ensuite il faut un sentiment de stabilité juridique à moyen voire long terme – que l’industriel ne croie pas qu’à la prochaine alternance politique les taxes seront levées –, enfin il faut la disponibilité des matières premières, du savoir-faire et le cas échéant d’un réseau de sous-traitance ou de production semi-finie. Certains pays ex-industriels ont perdu durablement la capacité de produire tel ou tel chef-d’œuvre de technologie (ordinateur, armement de pointe…) parce qu’en démantelant le dernier fleuron industriel ils ont laissé disparaître tout un secteur de petites entreprises sous-traitantes et toute une filière d’enseignement technologique. La politique argentine des années 2011 à 2015 a fait disparaître des dizaines de milliers de boutiques d’ordinateurs et périphériques (personne n’a produit de souris), et entraîné le retour au gaz et à l’électricité de dizaines de milliers de foyers dont les tubes de chauffe-eau solaire n’ont jamais été produits ailleurs qu’en Chine ; chaque secteur de production a certes intrigué pour tenter d’obtenir l’autorisation d’importer ses composants irremplaçables, puis l’alternance politique a fait perdre tous les investissements en vue d’une production alternative. En ce qui concerne les États-Unis − ce pays dont l’impôt est globalement négatif depuis des décennies − ils n’ont pas la capacité économique de lever des impôts sur leurs citoyens. Les dollars qu’ils impriment sans retenue seraient plus utiles si on les distribuait directement aux chômeurs plutôt que de subventionner des emplois non rentables. Dès lors que pour augmenter le Produit intérieur brut d’un dollar, il faut endetter l’État de six dollars, selon l’augmentation proportionnelle du PIB et de la dette depuis vingt ans, l’oisiveté économique même subventionnée est moins dispendieuse que la fausse activité à perte, ou en d’autres termes la construction à crédit de coûteux villages Potemkine. Le seul moyen de ressusciter l’économie – qui est là synonyme de consommation –, serait de faire un grand marché totalement ouvert avec le Mexique, où quatre cent millions de consommateurs jouiraient d’un niveau de vie mexicain et d’un niveau d’endettement étasuniens.
Les États-Unis sont insolvables et la Chine le sait. Ils ne peuvent pas rembourser leur dette en autre chose qu’en dollars puisqu’ils produisent moins que ce qu’ils consomment (épargne très négative), n’ont pas de réserve et que même leur masse monétaire nominale n’est rien en regard de leur dette colossale. Les trumpomanes qui s’imaginent que la restauration du sérieux des États-Unis passe par le rétablissement de l’étalon-or n’ont pas calculé qu’il faudrait d’abord diviser la valeur faciale du dollar par 55 puisqu’il est passé de 1/35° d’once à 1/1921° – encore très surévalué – entre août 1971 et septembre 2011 (fin de la cotation libre de l’or), puis peut-être encore par 90 puisque depuis lors le dollar est passé de 1/10° de bitcoin à 1/920°. Le seul avoir étasunien qui pourrait intéresser la Chine est, comme en Afrique, en Asie du Nord et en Amérique du Sud, la terre, mais elle ne sera pas aliénée avant l’effondrement institutionnel et militaire total des États-Unis.
Les intérêts de la Chine et des États-Unis étant donc complémentaires, une hypothétique confrontation économique ne correspond pas à la réalité et une confrontation militaire serait déraisonnable. La Chine ne prendra pas l’initiative, la première puissance économique et premier producteur mondial ne fera rien contre la première impuissance économique et premier débiteur mondial.
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