Par Gilbert Doctorow – le 3 décembre 2015 – Source Une parole franche.
Alors qu’il est bon que la narrative [anti-]russe soit reproduite [sans discussion] dans les médias dominants, l’approche par une presse qui se veut indépendante entraîne une certaine confusion dans les rédactions sur la manière de traiter une actualité qui ne correspond pas à l’image d’une Russie ennemie de l’Occident…
Est ce vraiment étonnant que l’Américain, l’Anglais, le Belge ou le Français moyen, même bien éduqué, soit complètement perdu face aux événements internationaux qui entraînent aujourd’hui la communauté internationale au bord d’une guerre mondiale alors qu’il vient de lire son journal favori, que ce soit le New York Times, le Guardian, le Figaro ou le Soir et d’enchaîner sur le journal télévisé de la chaîne de télé d’État, d’Euronews ou de la BBC ?
Je prendrai un exemple frappant, cette semaine, pour vous montrer la réalité de cette censure qui touche autant les médias américains qu’européens quand un événement ne correspond pas à l’image de la Russie que les médias veulent montrer à leur audience. Le mercredi 2 décembre le ministre russe de la Défense a invité quelques centaines de journalistes et attachés militaires venant des différentes ambassades à Moscou à une conférence au cours de laquelle le ministre adjoint, Anatoly Antonov, a présenté des photos aériennes, prises d’avions et de satellites, prouvant l’existence d’une opération logistique d’envergure pour transporter illégalement le pétrole, de la partie de l’Irak et de la Syrie contrôlée par les djihadistes d’EI, par la frontière turque jusqu’à des raffineries locales pour l’usage domestique et jusqu’à des installations portuaires d’où il est envoyé par bateaux à des pays tiers. Les points stratégiques de cette opération ont été clairement identifiés. Vue l’échelle de cette opération, impliquant des milliers de camions en mouvement, le revenu de cette vente a dû atteindre les centaines de millions d’euros par an, voir plus d’un milliard, suffisant pour financer le recrutement de combattants et payer leur équipement militaire.
Le but de cette conférence était de montrer que la destruction de l’avion de chasse russe par les F16 turcs sur la frontière turco-syrienne, la semaine précédente, était un guet-apens visant à arrêter les bombardements russes sur ce trafic de pétrole si rentable mais aussi à tenter d’empêcher cette grande coalition en formation contre EI entre la Russie, la France et quelques autres membres de l’Otan. Alors que le président turc a prétendu qu’il démissionnerait si quelqu’un pouvait prouver sa complicité dans le financement du terrorisme grâce au trafic de pétrole, cette conférence a encore fait monter les enchères dans la confrontation Russie–Turquie.
Les télévisions russes ont largement couvert cette conférence extraordinaire, montrant entre autres les officiers de l’Otan photographiant les diaporamas présentés et prenant le maximum de notes possibles. Par contre, en Occident, la majorité des médias n’ont fait aucun papier sur cet événement. Pas un mot dans le New York Times, qui remplissait sa une de détails sur la tuerie de San Bernardino en Californie. Pas un mot non plus dans les médias allemands ou anglais qui étaient aussi occupés avec des nouvelles locales.
Les Français ont fait jeu à part sur ce coup, mais d’une manière significative. Juste après la conférence, le Figaro et Le Monde y ont consacré un petit article, en termes laconiques et vagues. Un article qui parlait d’allégations russes sur une éventuelle connexion entre la famille Erdogan et un trafic de pétrole, allégations qui n’auraient pas vraiment été prouvées lors de la conférence. Par contre ils n’ont donné aucune précision sur les données présentées et qui pourtant prouvent sans l’ombre d’un doute que les djihadistes profitent d’une chaîne logistique complète pour leur vaste trafic de pétrole sur tout le territoire qu’ils contrôlent en Syrie et à la frontière turc. Si ces preuves ne sont pas considérées comme irréfutables alors on peut se demander lesquelles le seraient.
Aucune des conférences organisées par les États Unis ou l’Otan n’a été mieux préparée et plus convaincante que celle présentée par le ministère russe de la Défense. On peut comparer avec ce que les États-Unis ont montré à la presse, pour impliquer les Russes et/ou leurs supporteurs locaux quand le MH 17 a été abattu au Donbass, qui n’allaient pas plus loin que quelques vidéos tirées des réseaux sociaux. Pourtant, ces preuves américaines ont été prises pour argent comptant par la presse occidentale alors que les preuves russes sont traitées d’allégations ou même la plupart du temps ignorées.
Pour poursuivre ma remarque, présentée il y a quelques jours, selon laquelle Euronews se rapprochait d’une présentation plus équilibrée envers la Russie, la chaîne a effectivement montré quelques images de la conférence du ministre de la Défense à Moscou. Mais, comme la presse française, elle a été avare en détails et a évité de donner la moindre idée sur la profondeur de la documentation exposée.
Dans son discours d’aujourd’hui à l’assemblée, Vladimir Poutine a ouvert et conclu son discours par quelques mots sur la dispute avec la Turquie à cause du tir sur l’avion russe en Syrie et à nouveau accusé le gouvernement en place en Turquie d’aider le terrorisme djihadiste en facilitant son trafic de pétrole. Cette partie du discours a été fidèlement retranscrite par le Figaro ainsi que par la Frankfurter Allgemeine Zeitung alors qu’ils n’avaient pas dit un mot sur la conférence pour les attachés militaire quelques jours avant. Alors qu’il est bon que la narrative russe soit reproduite dans les médias dominants, la vision d’une presse soi-disant indépendante entraîne une certaine confusion dans les rédactions sur la manière de traiter une actualité qui ne correspond pas à l’image d’une Russie ennemie de l’Occident et donne une image déformée qui rend perplexe quant au rapprochement actuel entre l’Union européenne et la Turquie à propos des réfugiés.
Pendant ce temps, autre scène autre scénario, nous voyons que dans les chancelleries des principales puissances européennes, les accusations russes contre la Turquie sont prises très au sérieux. Le Financial Times d’aujourd’hui et d’autres journaux anglais ont parlé du début des bombardements anglais sur la Syrie qui se sont effectués dans la foulée du vote de la Chambre des Communes et qui montrent que les Tornados de l’armée britannique visent spécifiquement les champs pétrolifères syriens. Il est donc apparemment devenu opportun, normal et juste pour les alliés américains de cibler les sources de financement d’EI, alors que c’est ce que font les russes depuis deux mois sous les railleries américaines prétendant qu’ils ne frappaient pas les bonnes cibles.
Gilbert Doctorow est un citoyen américain résidant de longue date à Bruxelles, il est observateur des affaires russes depuis 1965. Il est diplômé de Harvard College (1967) et titulaire d’un doctorat d’histoire, avec mention, de l’Université Coloumbia (1975)
Traduit par Wayan, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone