Par Pepe Escobar – Le 26 février 2016 – Source Strategic Culture
La légende veut que les Kurdes ne seront jamais unis parce qu’ils préfèrent se chamailler entre eux ; ce sont des Kurdes qui me l’ont apprise, en Turquie, en Irak et en Syrie. Les Américains ont manipulé les Kurdes irakiens comme ils l’ont voulu depuis 1991. Maintenant, le maître dans l’instrumentalisation et la diabolisation des espoirs et des rêves kurdes – aussi bien en Turquie qu’en Syrie – est le sultan néo-ottoman Erdogan.
Ankara avait mis au point un succédané de processus de paix avec les Kurdes anatoliens. Débordé par les Kurdes syriens, Erdogan a remplacé ce processus par une guerre ouverte. Il ne fait pas la guerre à tous les Kurdes, bien sûr, mais surtout à ceux du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK, dont le chef, Abdullah Ocalan, purge une peine à perpétuité à la prison d’Imrali) et à leurs alliés, le Parti démocratique de l’Union syrienne (PYD).
Tout ce que Ankara raconte sur son engagement à combattre ISIS / ISIL / Daesh en Syrak est faux ; le seul véritable engagement de la part d’Erdogan et de sa machine électorale hégémonique, l’AKP, est de briser le PYD et son bras militarisé, le YPJ. Rien ne pouvait être pire comme exemple pour les Kurdes d’Anatolie que l’avènement d’un canton autonome kurde au Rojava, dans le nord de la Syrie.
Donc, toutes les tensions qui montent sur la frontière entre la Turquie et la Syrie sont dues à un principe catégorique sans cesse répété par le Premier ministre Ahmet Davutoglu ; si le YPG avance à l’ouest de l’Euphrate pour unir les trois cantons kurdes, c’est la guerre.
Eh bien, c’est la guerre, déjà, et depuis un certain temps, même si elle est cachée par le tsunami habituel de mensonges, Erdogan et Davutoglu essayant par exemple de faire porter la responsabilité de la dernière attaque à la bombe à Ankara sur le YPG (les auteurs étaient en fait un groupe dissident autrefois affilié au PKK). Il s’y ajoute les tentatives de provocations sous fausse bannière (le souhait d’Erdogan, déjà en 2014, de justifier une invasion de l’Otan) et la lâche embuscade lâche (la victime étant le Su-24 russe sur la frontière turco-syrienne en novembre dernier).
Autant la politique kurde-syrienne d’Erdogan peut être un OVNI, elle se résume essentiellement à empêcher par tous les moyens le YPG d’avancer à l’ouest de l’Euphrate et enfin unir les trois cantons kurdes, et, éventuellement, à les écraser définitivement (après tout, Ankara qualifie l’YPG de terroristes). Que le gouvernement de Damas ne soit clairement pas en guerre avec le YPG et qu’il ne soit pas franchement mécontent de l’existence des cantons kurdes syriens ne dissipe pas la paranoïa guerrière du Sultan.
Erdogan l’autocrate frôle l’apoplexie quand il pense à l’expérience concrète de l’autonomie démocratique du Kurdistan syrien, un processus qui a commencé en juillet 2012 et qui a été inspiré par – vous l’avez deviné – Ocalan lui-même. L’année dernière, en été, les Kurdes turcs ont vu la lumière et se sont regroupés tous ensemble pour l’autonomie démocratique dans une ville d’Anatolie. Le résultat, prévisible, a été que Ankara est en guerre, encore une fois, contre le PKK.
Tout tourne autour du conflit Erdogan contre Ocalan.
Il est juste de dire que le Kurdistan syrien – et non pas la Russie – est le cauchemar ultime d’Erdogan. Parce que l’autonomie démocratique développée par le Rojava est née des textes théoriques écrits par la grande Nemesis d’Erdogan : Ocalan.
Et les Kurdes de tous bords ont adopté avec enthousiasme le concept : le PYD, le Parti du Kurdistan Free Life (PJAK) en Iran et le Parti démocratique du Kurdistan Solution (de PCDK) dans le Kurdistan irakien. Personne ne parle de sécessionnisme – un mot que Pékin connaît bien (en référence au Tibet). Le Rojava, par exemple, pourrait rester à l’intérieur de l’État syrien, tout en jouissant d’une auto-détermination complète.
Alors, voici le jeu réel : Erdogan vs Ocalan. Et non Erdogan vs Poutine.
Si seulement Erdogan et son parti hégémonique AKP avaient un processus d’inclusion trans-ethnique à offrir. Non seulement ils ne l’ont pas, mais en plus, ils soutiennent toutes sortes de milices salafistes-djihadistes peu recommandables, ISIS / ISIL / Daesh en tête, dans leur rage folle de renverser Damas et de transformer une Syrie islamiste en État vassal.
Ce qui reste, inévitablement, c’est la logique de guerre monolithique du Sultan : barrer la route au YPG, tout en maintenant ouverte l’autoroute djihadiste, même après que l’armée arabe syrienne (SAA) aura coupé le corridor Alep-Kilis.
La stratégie de l’équipe Obama, pour sa part – fidèle à la tradition américaine – reste de manipuler sans cesse les Kurdes pour servir ses buts géopolitiques. Cela se traduit par le soutien au YPG et aux peshmergas kurdes irakiens pour les lancer dans une offensive très problématique contre ISIS / ISIL / Daesh simultanément à Raqqa et à Mossoul.
Les Kurdes ne peuvent le faire par eux-mêmes, dans les deux cas, et la possibilité de tenir le terrain conquis est ensuite aussi mince. Bienvenue au leader distant, voilà comment cela fonctionne. Et la lâcheté géopolitique de l’équipe Obama bat des records, quand on sait que Washington n’a jamais, dans la pratique, pris la défense des Kurdes contre la folie d’Erdogan (après tout, il est un allié de l’Otan), tout en proclamant haut et fort que le YPG ne peut pas conquérir des territoires aux mains du Jabhat al-Nusra, alias al-Qaïda en Syrie, ou encore rebelles modérés.
Donc, la stratégie d’Erdogan – réduite en lambeaux sur tout le théâtre de la guerre syrienne – revient maintenant à essayer de tenir à l’écart du YPG une bande de terrain d’au moins 98 km le long de la frontière, transférer cette zone à un ISIS / ISIL / Daesh US affaibli et soutenu par Jabhat al-Nusra et Ahrar al-Sham. Traduction : le Sultan change de favori, en passant du faux Califat à al-Qaïda, tant qu’il peut le maintenir en guerre contre les Kurdes.
Il est facile de comprendre la frustration des Kurdes syriens dans ces circonstances. Ils peuvent trouver une solution en enterrant, pour le moment, le rêve d’unir les cantons, et de coordonner une offensive avec l’Armée syrienne sur Alep. Erdogan est assez lâche pour ne pas risquer un affrontement avec une armée syrienne endurcie et soutenue entièrement par l’armée de l’air russe.
En outre, le PYD / YPG peut gagner du temps en analysant l’ampleur réelle de la trahison de Washington. En supposant qu’il pourrait éventuellement, à moyen terme, recevoir de plus en plus d’armes de Washington, le YPG peut même envisager de ne pas détruire totalement les nébuleuses al-Nusra pour l’instant – pour aller plus tard se venger, après avoir aidé à nettoyer les environs d’Alep.
Avec en prime, une idée irrésistible : de nouvelles armes pour relancer le cauchemar récurrent du sultan de manière insupportable, tout en gardant le rêve d’autonomie démocratique très vivant.
Pepe Escobar
Traduit par JJ, vérifié par Ludovic, relu par Diane pour Le Saker Francophone
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.