Après le vote de destitution de la présidente brésilienne, un haut dirigeant de l’opposition se rend à Washington


«C’est un voyage de relations publiques», dit Maurício Santoro, un professeur de sciences politiques à l'Université d’État de Rio de Janeiro, dans une interview à The Intercept. «Le défi le plus important auquel Aloysio fait face n’est pas le gouvernement américain, c’est l'opinion publique américaine. Voilà où l'opposition est en train de perdre la bataille.»

Par Glenn Greenwald – le 19 avril 2016 – The Intercept.

La Chambre des députés brésilienne a voté dimanche pour destituer le président du pays, Dilma Rousseff, et renvoyé la procédure devant le Sénat. Dans un acte symbolique involontaire mais significatif, le député qui a aidé à ce que la mise en accusation atteigne le seuil de 342 voix est Bruno Araújo, pourtant lui-même mis en cause dans le document, indiquant qu’il pourrait avoir reçu des fonds illégaux du géant de la construction, au cœur du scandale de corruption qui déstabilise le pays.

Plus significatif encore, Araújo appartient au PSDB, le parti de centre-droit dont les candidats ont perdu quatre élections nationales face au PT, le parti de gauche modérée de Rousseff, avec la dernière défaite il y a seulement 18 mois, lorsque 54 millions de Brésiliens ont réélu Dilma comme présidente du pays.

Ces deux faits à propos d’Araújo soulignent la nature particulièrement surréaliste de la procédure d’hier à Brasília, capitale du cinquième plus grand pays au monde. Les politiciens et les partis qui, depuis deux décennies s’évertuent, sans y arriver, à battre le PT aux élections démocratiques, ont triomphalement fait un pas de plus pour renverser le vote de 2014 en destituant Dilma pour des motifs qui sont, comme le New York Times d’aujourd’hui le montre clairement, au mieux extrêmement douteux. Même The Economist, qui a longtemps méprisé le PT et ses programmes de lutte contre la pauvreté, et voudrait voir Dilma démissionner, a fait valoir que «en l’absence de preuve de la criminalité, la mise en accusation est injustifiée» et «ressemble à un prétexte pour évincer un président impopulaire».

La procédure de dimanche, menée au nom de la lutte contre la corruption, a été présidée par l’un des politiciens les plus extrêmement corrompus du monde démocratique, le président de la Chambre, Eduardo Cunha, dont on a récemment découvert qu’il a caché des millions de dollars dans le secret des comptes bancaires suisses, qui n’ont aucune origine possible qui ne soit pas corrompue, et qui a menti sous serment quand il a affirmé aux enquêteurs du Congrès qu’il n’avait aucun compte bancaire à l’étranger. Selon le Globe and Mail, sur les 594 membres du Congrès, «318 sont sous enquête ou sont confrontés à des accusations» alors que leur cible, la présidente Rousseff, «n’est confrontée à aucune allégation d’irrégularité financière.»

Un par un, tous ces législateurs soupçonnés de corruption, ont défilé au micro pour suivre Cunha, votant «oui» à la destitution, prétendant être horrifiés par la corruption. Comme préambules à leurs votes, ils ont utilisé une gamme étourdissante de motifs bizarres, allant des «fondements du christianisme» et «ne pas être aussi communiste que le Venezuela et la Corée du Nord» à «la nation évangélique» et «la paix de Jérusalem. » Jonathan Watts du Guardian a capté quelques moments de cette farce:

Oui, a voté Paulo Maluf, qui est sur la liste rouge d’Interpol pour conspiration. Oui, a voté Nilton Capixaba, qui est accusé de blanchiment d’argent. «Pour l’amour de Dieu, oui!» a déclaré Silas Camara, qui est sous enquête pour falsification de documents et détournement de fonds publics.

Il est fort probable que le Sénat accepte de suivre la procédure, ce qui se traduira par une suspension de 180 jours du poste de présidente de Dilma, et l’intronisation du vice-président Michel Temer, du parti PMDB, un ami des patrons. Le vice-président est lui-même, comme le New York Times le dit, «sous enquête à propos d’une déclaration comme quoi il aurait été impliqué dans un système d’achat illégal d’éthanol». Temer a récemment fait savoir que l’un des principaux candidats à la tête de son équipe économique serait le président de Goldman Sachs Brésil, Paulo Leme.

Si, après débat, les deux tiers du Sénat votent pour la condamner, Dilma sera définitivement écartée du pouvoir. Beaucoup soupçonnent que l’objectif principal de la destitution de Dilma est de faire croire au  public que la corruption a été supprimée, alors qu’en réalité elle permet de mettre Temer aux commandes pour empêcher de nouvelles enquêtes sur les dizaines et les dizaines de politiciens réellement corrompus qui gangrènent les principaux partis.

Les États-Unis ont été particulièrement silencieux sur cette affaire, qui touche le deuxième plus grand pays de cette partie du monde, et son attitude n’a guère été analysée par la presse grand public. Il est facile de comprendre pourquoi. Les États-Unis ont passé des années à nier avec véhémence qu’ils avaient joué un rôle dans le coup d’État militaire de 1964 qui a destitué le gouvernement élu de gauche, coup d’État qui a entraîné 20 ans d’une brutale dictature militaire pro-américaine. Mais des documents secrets et des enregistrements ont émergé, prouvant que les États Unis étaient activement impliqués dans ce coup d’État, et le rapport de la Commission Vérité du Brésil a confirmé que les États-Unis et le Royaume Uni ont agressivement soutenu la dictature et ont même formé des «interrogateurs brésiliens aux techniques de torture».

Le coup d’État et la dictature militaire qui s’en est suivie occupent une place importante dans la controverse actuelle. La présidente Rousseff et ses partisans nomment explicitement la tentative pour la destituer, un coup d’État. Un célèbre député de droite, pro-destitution et qui brigue la présidence, Jair Bolsonaro (dont The Intercept a fait le portrait l’an dernier), a explicitement fait les louanges de la dictature militaire et ostensiblement salué le colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, tortionnaire en chef de la dictature (notamment responsable de la torture de Dilma). Le fils de Bolsonaro, Eduardo, également député, a dit qu’il avait voté pour la destitution «en l’honneur des militaires de 1964», ceux qui ont réalisé le coup d’État et imposé la dictature militaire.

L’invocation sans fin de Dieu et de la famille, par les promoteurs de la mise en accusation de Rousseff, rappelle la devise du coup d’État de 1964 : «La marche de la Famille avec Dieu et pour la liberté». Tout comme les principaux médias oligarchiques du Brésil avaient soutenu le coup d’État de 1964 en disant que c’était un coup nécessaire contre la corruption de gauche, ils ont été unifiés dans leur provocation et leur soutien au mouvement de mise en accusation actuel contre le PT en utilisant les mêmes raisonnements.

Cela faisait des années que la relation entre Dilma et les États-Unis était tendue, et elle a été considérablement aggravée par les révélations d’espionnage de la NSA ciblant l’industrie brésilienne, sa population, et même son président ; et par les liens commerciaux étroits entre le Brésil et la Chine. Son prédécesseur, Luiz Inácio Lula da Silva, s’est également aliéné de nombreux responsables américains, entre autres en se joignant à la Turquie pour négocier un accord indépendant avec l’Iran sur son programme nucléaire, alors que Washington tentait de monter une coalition mondiale contre Téhéran. Washington a clairement fait savoir qu’il ne considérait plus le Brésil comme sûr pour les investissements.

Les États-Unis manigancent depuis longtemps des déstabilisations et des coups d’État contre des gouvernements latino américains de gauche démocratiquement élus qui leur déplaisent. En plus du coup d’État de 1964 au Brésil, les États-Unis ont aidé la tentative de renversement du président vénézuélien Hugo Chávez de 2002, ont joué un rôle central dans l’éviction de 2004 du président haïtien Jean-Bertrand Aristide, puis la secrétaire d’État Hillary Clinton a prêté un soutien capital pour légitimer le coup d’état de 2009 au Honduras, pour ne citer que ces quelques exemples. Nombreux sont ceux dans la gauche brésilienne qui pensent que les États-Unis sont activement derrière l’instabilité actuelle dans leur pays, afin de se débarrasser d’un parti de gauche qui a beaucoup compté sur le commerce avec la Chine, et poussent à l’avènement d’un gouvernement pro-américain qui ne pourrait jamais gagner une élection démocratique par lui-même.

Bien qu’aucune preuve formelle ne soit apparue pour prouver cette théorie, le peu médiatisé voyage aux États-Unis, cette semaine, d’un des principaux leaders de l’opposition brésilienne va probablement alimenter ces suppositions. Aujourd’hui – le lendemain du vote de destitution – le sénateur Aloysio Nunes du PSDB sera à Washington pour entreprendre trois jours de réunions avec divers responsables américains, ainsi qu’avec des lobbyistes proches de Clinton et d’autres personnalités politiques de premier plan.

Nunes va rencontrer le président du Comité sénatorial des relations étrangères, Bob Corker, le sous-secrétaire d’État et ancien ambassadeur au Brésil Thomas Shannon, et assister à un déjeuner le mardi, organisé par le cabinet de lobbying de Washington, Albright Stonebridge Group, dirigé par l’ancienne secrétaire d’État de Bill Clinton, Madeleine Albright, puis rencontrera Carlos Gutierrez, l’ancien ministre du Commerce de Bush et PDG de la société Kellogg Company.

L’ambassade du Brésil à Washington et le bureau de Nunes ont déclaré à The Intercept qu’ils n’avaient pas d’autres informations sur le déjeuner de mardi. Dans un courriel, l’Albright Stonebridge Group a écrit qu’il n’y avait «pas de composante médias» à l’événement, que c’était une affaire réservée à la «communauté politique et au monde des affaires de Washington», et que la liste des participants et des sujets traités ne serait pas rendue publique.

Nunes est une figure extrêmement importante – et révélatrice – de l’opposition à envoyer aux États-Unis pour ces réunions de haut niveau. Il a concouru pour le poste de vice-président en 2014 sous l’étiquette  PSDB, qui a perdu face à Dilma. Il sera, notamment, l’une des figures clés de l’opposition menant la lutte pour attaquer Dilma au Sénat.

En tant que président du Comité des relations étrangères du Sénat brésilien, Nunes a maintes fois préconisé que le Brésil se rapproche d’une alliance avec les États-Unis et le Royaume Uni. Et – cela va sans dire – Nunes a été fortement impliqué dans des allégations de corruption. En septembre, un juge a ordonné une enquête criminelle après qu’un informateur, un dirigeant d’entreprise de construction, a révélé aux enquêteurs qu’il avait donné au sénateur Nunes 500 000 reals (140.000 $) pour sa campagne, 300 000 reals officiellement et 200 000 en pots de vin, dans le but de gagner des contrats avec Petrobras. Ce n’est pas la première accusation de ce genre contre lui.

Le voyage de Nunes à Washington aurait été ordonné par Temer lui-même, qui agit déjà comme s’il dirigeait le Brésil. Temer est furieux par ce qu’il perçoit comme un changement radical, très défavorable, dans le récit médiatique qui, de plus en plus, présente cette destitution comme une tentative anarchique et anti-démocratique de l’opposition, dirigée par Temer lui-même, pour prendre le pouvoir de manière frauduleuse.

Le futur président a ordonné à Nunes de se rendre à Washington, a rapporté Folha, pour lancer «une contre-offensive de relations publiques», afin de lutter contre ce sentiment croissant de coup d’État qui grimpe dans le monde entier, et qui, selon Temer «démoralise les institutions». S’inquiétant de ces perceptions croissantes de coup d’État contre Dilma, Nunes a déclaré à Washington que «nous allons expliquer que nous ne sommes pas une république bananière». Un représentant de Temer a déclaré que  cette perception du public «contamine l’image du Brésil sur la scène internationale».

«C’est un voyage de relations publiques», dit Maurício Santoro, un professeur de sciences politiques à l’Université d’État de Rio de Janeiro, dans une interview à The Intercept. «Le défi le plus important auquel Aloysio fait face n’est pas le gouvernement américain, c’est l’opinion publique américaine. Voilà où l’opposition est en train de perdre la bataille.»

Il ne fait aucun doute que l’opinion internationale est contre le mouvement de mise en accusation déployé par les partis de l’opposition brésiliens. Alors qu’il y a seulement un mois les médias occidentaux dépeignaient les manifestations anti-gouvernementales de la rue en termes élogieux, ils soulignent maintenant régulièrement le fait que les motifs juridiques de la mise en accusation sont douteux et que les meneurs de cette destitution sont beaucoup plus impliqués dans la corruption que ne l’est Dilma.

En particulier, Temer aurait été préoccupé, et furieux, par la dénonciation de la mise en accusation de Dilma par l’Organisation des États américains, organisation soutenue par les États-Unis, dont le secrétaire général, Luis Almagro, a déclaré que le groupe était «préoccupé par le processus contre Dilma, qui n’a pas été accusée de quoi que ce soit» et parce que «ceux qui poussent à la mise en accusation sont des membres du Congrès accusés et coupables de corruption». Le chef de l’Union des nations sud-américaines, Ernesto Samper, a dit aussi que la mise en accusation «est une raison sérieuse pour être concerné pour la sécurité du Brésil et de la région».

Le voyage à Washington de ce leader d’opposition impliqué dans la corruption, le lendemain du vote pour attaquer Dilma, va soulever des questions sur la position des États-Unis envers la destitution du président. Cela va presque certainement alimenter les inquiétudes de la gauche brésilienne sur le rôle des États-Unis dans l’instabilité de leur pays. Et cela met en évidence des dynamiques cachées derrière la mise en accusation, y compris le désir de rapprocher le Brésil des États-Unis et de le rendre plus accueillant pour les intérêts commerciaux mondiaux et envers les mesures d’austérité au détriment de l’agenda politique que les électeurs brésiliens ont adopté au cours des quatre élections nationales précédentes.

MISE À JOUR: Avant la publication, le bureau du sénateur Nunes a fait savoir à The Intercept qu’il n’y avait pas d’autres informations sur son voyage, au-delà de ce qui a été écrit dans leur communiqué de presse du 15 avril. À la suite de la publication, le bureau du sénateur Nunes nous montra sa lettre du 17 avril à l’éditeur de Folha, affirmant que, contrairement à ce que dit leur article, il ne s’est pas rendu à Washington sous les ordres du vice président Temer.

Glenn Greenwald

Traduit par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

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