Par Danny Sjursen – Le 10 avril 2018 – Source AntiWar
L’armée américaine reste embourbée dans d’innombrables guerres dans le Grand Moyen-Orient. Ironiquement − et tragiquement − elle tend à combattre les islamistes que Washington a soit armés, soit créés.
Nous, les Américains, sommes vraiment étranges. Notre gouvernement à Washington − ostensiblement représentatif de « Nous le Peuple » − parle de paix mais il mène une guerre sans fin, il parle de « liberté » mais soutient des monarques absolus et des hommes forts autoritaires dans le monde entier. Une panoplie bipartite de politiciens met en garde contre les méfaits du terrorisme islamique radical (bien que parler d’islamisme soit plus précis) ; et pourtant, honnêtement, les États-Unis ont soutenu et/ou financé ces mêmes extrémistes il n’y a pas si longtemps. Dans certains cas et dans certaines circonstances, ils les soutiennent encore ; jusqu’à ce que toutes ces armes soient retournées contre l’armée américaine, ou que ces combattants menacent les « intérêts » de Washington.
Peut-être, imagine-t-on, qu’il y a des leçons à tirer ici : faire attention à qui vous armez ; faire attention à ce dont vous vous mêlez ; les « amis » d’aujourd’hui sont, trop souvent, les ennemis de demain ; et, dans le turbulent Moyen-Orient, parfois moins veut dire plus.
Washington ferait bien de s’en souvenir avant la prochaine − et il y aura une prochaine − intervention.
La Russie semble-t-il, est à nouveau au centre du jeu au Moyen-Orient. Les membres du Congrès et les sénateurs − généralement des néocons ou des interventionnistes libéraux bellicistes − avertissent que la Russie « redevient sauvage » ou qu’elle « gagnera » en Syrie. En fait, affirment-ils, l’armée américaine doit rester en Syrie, en Irak et ailleurs, présume-t-on indéfiniment, pour bloquer les gains potentiels de la Russie. Les troupes américaines doivent également soutenir des proxies, même certains personnages infâmes, afin de dissuader les efforts russes dans la région.
Cette présomption, bien sûr, est imparfaite et simpliste. Nous sommes amenés à croire que la géopolitique est un jeu simple à somme nulle où tout « gain » pour la Russie (ou l’Iran) est en quelque sorte une « perte » pour les États-Unis. Beaucoup de mal et beaucoup d’erreurs découlent de telles hypothèses déformées.
Une chose est certaine, l’historien en moi a déjà vu ce film et on sait que ça finit mal. Une génération élevée par l’alarmisme post-9/11 concernant le terrorisme et les dangers (réels) de l’islam politique pourrait être surprise de savoir que les États-Unis ont soutenu nombre de ces mêmes fanatiques islamistes au nom de la lutte contre l’Union soviétique. C’était la peur irrationnelle de l’Ours russe − et la concurrence pour le pétrole − qui a amené l’armée américaine dans la région d’une manière sérieuse.
Le Commandement central américain (CENTCOM) qui contrôle tous les militaires américains dans le Grand Moyen-Orient n’a été formé qu’au début des années 1980, principalement en réponse à l’intervention soviétique en Afghanistan (1979) et à la menace ostensible d’un assaut soviétique armé plus large vers le sud du golfe Persique. Bien sûr, jamais un tel danger n’a vraiment existé ; ce n’était pas non plus très plausible. Néanmoins, Washington a pris des mesures qui ne faisaient qu’annoncer la version la plus extrême des récits tristes et récurrents du soutien américain aux islamistes. Les combattants qui, plus souvent qu’à leur tour, devaient retourner leurs armes, bombes (et leur cutter le 11 septembre !) contre l’Amérique.
Les États-Unis ont soutenu, financé et armé (y compris avec des missiles sol-air) les moudjahidines afghans − dont beaucoup étaient des fanatiques islamistes − tout au long des années 1980. On a également soutenu leur frère ennemi de longue date, l’Arabie saoudite, qui a agi en tant que soutien des extrémistes arabes affluant vers le djihad afghan. Les divers moudjahidines, dont beaucoup étaient plutôt extrêmes, se sont transformés en milices des seigneurs de la guerre après la défaite des Soviétiques. Les excès de ces seigneurs de la guerre vénaux dans les années 1990 et la crise des réfugiés qui a attiré des millions de jeunes sans emploi dans divers camps sordides ont conduit directement à la montée des talibans. Beaucoup de hauts dirigeants talibans avaient auparavant combattu les Soviétiques, souvent avec des armes ou le soutien américains.
Nous connaissons tous la suite de ce sordide récit : des volontaires arabes qui avaient combattu les Soviétiques en Afghanistan sont revenus au Moyen-Orient, radicalisés, confiants et − après que les troupes américaines ont été stationnées en Arabie saoudite à la suite de l’invasion du Koweït en 1990 par l’Irak − de plus en plus anti-Américains. Un chef populaire de ces « Arabes afghans » comme on les appelait, était un jeune Saoudien nommé Oussama Ben Laden.
Vous pensez que les décideurs politiques contemporains apprendraient et prendraient connaissance de cet avertissement. En gros, non, ils ne l’ont pas fait.
Le soutien des États-Unis aux Saoudiens se poursuit et, en fait, remonte aux années 1940 − après un accord passé, du pétrole contre des armes et de l’influence, accord qui reste en vigueur. Même dans les conflits qui ont précédé la guerre soviétique en Afghanistan (1979-1988), les Saoudiens, soutenus eux-mêmes par les États-Unis, ont soutenu les forces de l’islam (souvent de la même variété wahhabite que celui des Saoudiens) contre les régimes nationalistes arabes et/ou socialistes de l’Afrique du Nord jusqu’à l’Asie du Sud.
Franchement, les États-Unis se sont alors davantage préoccupés des nationalistes arabes « radicaux » laïques, tels que l’Égyptien Gamal Abdel Nasser. Dans la guerre civile du Yémen dans les années 1960, les Saoudiens soutenus par les Américains ont soutenu les forces religieuses et royalistes contre les nationalistes laïcs soutenus par Nasser. En outre, tout au long de cette période − et même aujourd’hui − nos « alliés » saoudiens ont investi des milliards dans la construction de mosquées et la propagation de leur propre version intolérante d’un islam wahhabite à travers le Grand Moyen-Orient.
Pensez-y une seconde. Les États-Unis ont passé la majeure partie de la guerre froide à soutenir des royaumes et des organisations religieuses contre ces mêmes mouvements laïcs, tout de même autoritaires, que nous prétendons maintenant favoriser. De plus, les Saoudiens, seuls après Israël parmi les alliés régionaux de l’Amérique, étaient occupés à répandre l’islamisme toxique que nous avons passé ces 17 dernières années à combattre.
Pire encore, depuis le 11 septembre (et rappelez-vous que 15 de ces 19 pirates de l’air étaient des Saoudiens) le bilan des États-Unis est tout aussi lamentable, les militaires américains combattant trop souvent les islamistes que nous avons armés ou aidés. En 2001, il n’existait qu’un seul groupe formant une menace terroriste véritablement transnationale avec l’aspiration et la capacité d’attaquer la patrie américaine : al-Qaïda. Plus d’une décennie et demie plus tard, de tels groupes islamistes n’ont fait que proliférer en réponse aux interventions militaires américaines
La plupart des groupes que l’armée américaine combat actuellement − et que j’ai combattus dans ma carrière − sont une excroissance ou une réaction aux actions américaines dans la région. Parler de méthodes contre-productives frise l’absurde ! Considérez seulement quelques exemples :
- En Irak, aujourd’hui, les États-Unis combattent les restes d’État islamique. ISIS n’existait même pas avant le 11 septembre. Il n’y avait pas d’Irakiens dans ces avions et Saddam n’avait aucune relation sérieuse avec al-Qaïda. La franchise locale d’al-Quaïda n’a fait que croître et rassembler des recrues en réponse à la large perception du néo-impérialisme américain. Puis, des années plus tard, EIIL, la branche la plus radicale d’al-Qaïda en Irak, est née dans cet ultime incubateur de l’extrémisme islamiste : les prisons militaires américaines. Le reste, comme ils disent, c’est l’Histoire.
- Au Yémen, les États-Unis sont complices des bombardements aveugles et du blocus saoudiens. En plus de tuer des civils, d’inciter à la famine et de contribuer à la propagation du choléra, cette guerre n’a fait que renforcer la principale organisation affiliée à AQ dans la région : al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP). Alors que les avions américains ravitaillent les jets saoudiens qui bombardent les « rebelles » locaux, les Houthis, cette campagne militaire ignore l’AQAP. Entre autre donc, ils bombardent les mauvaises personnes ! Ce groupe, voyez-vous, a été étiqueté comme l’affilié d’al-Qaïda le plus dangereux pour la patrie.
- En 2011, le président Obama a autorisé ce qu’il qualifierait plus tard de « show de merde » : bombardement et changement de régime en Libye. Mouammar « Mad Dog » Kadhafi était certainement un personnage peu recommandable mais le renverser sans un plan pour le lendemain, n’a réussi qu’à renforcer l’islamisme dans la région. Le pays s’est scindé en mini-États rivaux, les combattants tribaux ont migré vers le sud avec un véritable arsenal et ont trop souvent rejoint ou soutenu les milices islamistes d’Afrique de l’Ouest. Eh bien, vous l’avez deviné, les troupes américaines combattent et meurent en combattant ces mêmes groupes au Mali, au Cameroun et au Niger.
- En Syrie, les États-Unis nettoient les restes de EIIL mais sont pris au piège entre plusieurs acteurs hostiles : la Turquie, la Russie, l’Iran, le régime d’Assad et divers groupes islamistes non-membres de EIIL. Ce qui est fou, c’est que nos frères ennemis saoudiens ont envoyé des cargaisons d’argent et d’armes à beaucoup de ces combattants islamistes. En fait, même les armes américaines − destinées aux soi-disant rebelles modérés − ont fini entre les mains de la franchise locale d’al-Qaïda, le Front al-Nosra.
La vérité troublante est que moi et la plupart des soldats professionnels de l’armée post-11 septembre n’ont presque jamais combattu l’ennemi qui avait attaqué les États-Unis en premier lieu : al-Qaïda. Les troupes américaines ont passé une grande partie de ces deux dernières décennies à lutter contre des fermiers afghans, des milices tribales africaines, des islamistes arabes locaux et diverses franchises d’État islamique − le véritable monstre de Frankenstein de la guerre mondiale contre le terrorisme.
Je raconte cette triste histoire dans un but précis : avertir. Pour mettre en garde contre les interventions à courte vue ou le fait de travailler avec négligence par le biais des mandataires régionaux.
L’ami commode d’aujourd’hui est trop souvent l’ennemi juré de demain.
Nous récoltons ce que nous semons dans un Moyen-Orient houleux où le plus souvent les États-Unis sèment le chaos.
Danny Sjursen est un officier de l’armée américaine et un contributeur régulier à Antiwar.com. Il a servi lors de missions de combat avec des unités de reconnaissance en Irak et en Afghanistan et plus tard a enseigné l’histoire à son alma mater, West Point. Il est l’auteur d’un mémoire et d’une analyse critique de la guerre en Irak, Ghostriders of Baghdad : Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge.
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Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone