Par Andrew Korybko − Le 15 janvier 2020 − Source oneworld.press
La signature programmée d’un accord commercial élargi entre les États-Unis d’Amérique et la Chine constitue une très mauvaise nouvelle pour l’Inde : sa principale rivale asiatique s’engage dans une ouverture progressive de son économie, et va donc devenir une destination comparativement encore plus attractive pour les investissements. L’Inde voit ainsi se réduire ses chances de récupérer de la relative récession économique qu’elle a connue l’an dernier, et risque fort de ne jamais voir passer le train d’une remise à niveau économique crédible face à la Chine.
L’anxiété indienne
Les États-Unis et la Chine prévoient de signer la « première phase » d’un accord économique élargi ce 15 janvier 2020. Le monde entier a poussé un soupir collectif de soulagement au fur et à mesure que ladite « guerre commerciale« approchait de son terme. Mais côté indien, c’est de panique plutôt que de soulagement qu’il faut parler, car l’accord en question constitue une très mauvaise nouvelle pour l’économie indienne. L’état d’Asie du Sud n’a pas réussi à tirer profit de la « guerre commerciale » ; il a échoué à attirer les sociétés occidentales à se ré-exporter sur son territoire dans le cadre du programme emblématique de développement industriel intérieur du premier ministre Modi : « Make in India ». La croissance économique de l’Inde a même décliné durant cette période, en contradiction avec la quasi-totalité des prédictions. D’un point de vue macro-économique, l’économie indienne poursuit sa croissance et affiche un taux impressionnant d’environ 5%, mais ce taux reste inférieur à la prévision de 7% établie par le Fonds monétaire international (FMI). Il s’avère que les fondamentaux de l’économie indienne ne sont pas aussi solides que ce qui a été décrit de manière trompeuse au cours des années par les autorités, et la politique du gouvernement n’a pas fait preuve de l’agressivité que la base du BJP — le parti politique de Modi — en avait attendue, pour aller courtiser les investisseurs étrangers.
Un « multi-alignement » mal géré
L’Inde a connu l’opportunité unique, au moment de l’apogée de son « illusion économique » des quelques dernières années, et au cœur de la période la plus intense de « guerre commerciale », de définir les termes d’un accord de libre-échange avec soit les États-Unis, soit la Chine, mais elle a totalement raté sa politique de soi-disant « multi-alignement » : elle a maladroitement essayé de jouer chacune des parties contre l’autre, en espérant en tirer de meilleures conditions de la part de l’une d’entre elles, mais a fini par se retrouver sur le banc de touche, maintenant que Chine et États-Unis ont fini par mettre de côté leurs différences [la terminologie même de « multi-alignement » est en soi étrange et ressemble à un élément de langage dont on peine à comprendre le sens réel, par opposition à « non-alignement », terminologie qui n’a pas été employée par l’Inde, NdSF]. À un moment, il a semblé que l’Inde allait s’engager dans le « partenariat économique régional global » (Regional Comprehensive Economic Partnership – RCEP), mais on avait fini par apprendre en novembre 2019, durant le sommet de Bangkok, supposé annoncer la signature du plus grand accord commercial jamais signé au monde, que New Delhi attendait la dernière minute pour exprimer furtivement des demandes à la Chine en échange de sa signature. La République populaire avait fièrement tenu sa position, et refusé le chantage de l’Inde, si bien que cette dernière s’était spectaculairement retirée de l’accord, et s’était presque immédiatement tournée vers les États-Unis, une fois de plus.
Des opportunités perdues
C’est là que l’Inde aurait pu saisir le moment de s’engager en fin de compte dans un accord de libre-échange avec l’Amérique, mais les dirigeants indiens ont pensé pouvoir continuer à marchander de meilleures conditions, oubliant que les États-Unis étaient en même temps en cours de négociation de la « première phase » de leur accord commercial avec la Chine, et que l’Inde était plus demandeuse que les États-Unis dans cet échange. L’Inde a ensuite renversé la vapeur, et essayé de remettre en branle son rapprochement bloqué avec la Chine, voulant sonder les opportunités de rejoindre le RCEP, ou de signer un accord bilatéral de libre-échange, mais les cendres de ce pont-là étaient déjà refroidies, et Pékin ne manifesta pas de volonté de le reconstruire, pas tant que New Delhi continuerait d’exprimer des demandes pressantes. L’Inde se retrouve à présent dans une position de négociation plus défavorable que jamais vis-à-vis des États-Unis comme de la Chine : chacune des deux superpuissances économiques a bien compris que l’Inde est désespérée de conclure un accord avec l’un d’entre eux, mais pas encore assez désespérée pour réduire ses exigences de « compromis », craignant (à tort ou à raison) que reculer sur ces exigences serait dommageable à son économie sur le long terme. Modi se retrouve ainsi lié, entièrement du fait de ses propres actions, et les choses vont sans doute encore beaucoup empirer avant de commencer à s’améliorer.
L’Inde isolée ?
La vision à long terme qui peut amener à la conclusion d’un large accord de libre-échange entre les États-Unis et la Chine relève du fait que le géant asiatique poursuit son ouverture sur le monde, chose qui est totalement en alignement avec son objectif final, poursuivi par le projet des nouvelles routes de la soie. Ce débouché ferait de la Chine une destination d’investissement encore plus attractive que l’Inde ne l’est actuellement, d’autant plus que cette dernière voit son économie ralentir plus rapidement qu’attendu, et que les investisseurs s’inquiètent de sa stabilité politique – des troubles agitent le pays depuis un mois sans aucun signe d’apaisement pour l’instant. Pour dire les choses simplement, il est beaucoup plus aisé pour les sociétés ayant déjà investi en Chine d’y rester et de continuer à y mener des affaires que de ré-exporter leurs activités en Inde, d’autant plus que les gens ont tendant à croire que le pire de la « guerre commerciale » est passé, et que la République populaire va poursuivre l’ouverture de son économie. Les entreprises n’ont guère de vecteurs les incitant à pratiquer un tel changement, et l’Inde ne leur en apporte aucun. Le pays a échoué à attirer ces entreprises au moment qui semblait le plus propice, il y a quelques années, et il semble que ce train est bel et bien passé.
Le dilemme de Modi
L’Inde va devoir, de deux choses l’une : ou bien annuler les demandes qu’elle a exprimées aux deux superpuissances économiques, et signer un accord à contrecœur avec l’une d’entre elles, au bénéfice à somme nulle de son partenaire; ou bien risquer de perdre encore plus d’investissements étrangers en continuant de s’isoler des tendances mondiales. L’économie du pays va sans doute continuer d’afficher des taux de croissances impressionnants en comparaison avec d’autres pays, tout en connaissant un déclin en propre. Il est difficile d’imaginer un renversement de ce processus après que l’Inde a raté l’opportunité qui s’offrait à elle l’an dernier, en résultante de ses mauvais calculs économiques et de la mauvaise gestion flagrante de sa politique de « multi-alignement« . Les États-Unis comme la Chine savent que l’Inde est à présent plus en position de demander que d’offrir, si bien qu’aucun des deux pays ne s’empressera d’accorder des « concessions » importantes pour le simple fait de pouvoir signer un accord avec l’Inde. Le parti politique de Modi, le BJP, se retrouve donc face à un grave dilemme : il doit accomplir quelque chose de grand pour rétablir la confiance ambiante envers son économie, mais signer un accord apparaissant comme déséquilibré avec l’un des acteurs susmentionnés pourrait exacerber les désordres civils, au vu du degré de fureur que manifestaient ses propres supporteurs alors qu’il envisageait encore de signer le RCEP l’an dernier.
Conclusions
La leçon à en retenir est que le « multi-alignement » (ou l’« équilibrage« , comme on dit lorsque c’est la Russie qui le pratique), ne peut pas être maintenu à l’envi, et que ceux qui désirent jouer de cette politique doivent finir par choisir un côté, que cela soit économiquement, politiquement, militairement, ou stratégiquement. Il est impossible de maintenir à l’infini des relations égales avec l’ensemble des parties qui s’opposent à la rhétorique exposée par les autorités du pays à sa population, surtout lorsque l’une des parties « multi-alignées/équilibrées » se montre pressante quant à l’obtention d’un accord aux dépens de sa rivale, comme les États-Unis ont essayé de le faire avec l’Inde vis-à-vis de la Chine. Un échec à saisir l’opportunité au bon moment a pour résultante que la politique de « multi-alignement / équilibrage » se retrouve réduite à un simple slogan justifiant un opportunisme ad hoc et dissimulant un manque de vision à long terme. La réputation de l’Inde en a sévèrement souffert en cette occurrence, et aucune des deux superpuissances économiques ne lui fera (pendant un certain temps) confiance à l’avenir autant que par le passé, vu comme la bonne volonté exposée par chacune d’entre elles s’est retrouvée réduite à un résultat nul. Quel que soit l’angle que l’on prenne pour considérer cette affaire, la résultante inévitable en est une perte pour l’Inde.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Marcel pour le Saker Francophone