Sir John Glubb et la fatalité impériale


Par Nicolas Bonnal – Octobre 2019 – Source nicolasbonnal.wordpress.com

Nicolas Bonnal

On parle beaucoup dans le monde antisystème de la chute de l’empire américain. Je m’en mêle peu parce que l’Amérique n’est pas pour moi un empire ; elle est plus que cela, elle est l’anti-civilisation, une matrice matérielle hallucinatoire, un virus mental et moral qui dévore et remplace mentalement l’humanité  – musulmans, chinois et russes y compris. Elle est le cancer moral et terminal du monde moderne. Celui qui l’a le mieux montré est le cinéaste John Carpenter dans son chef-d’œuvre des années 80, They Live. Et j’ai déjà parlé de Don Siegel et de son humanité de légumes dans L’invasion des profanateurs, réalisé en 1955, année flamboyante de pamphlets antiaméricains comme La Nuit du Chasseur de Laughton, le Roi à New York de Chaplin ou encore The Big Heat de Fritz Lang.


On assiste néanmoins à un écroulement militaire et moral des américains et autres européens qui se font régulièrement humilier (sans forcément s’en apercevoir, tant ils sont devenus crétins) par les russes, les chinois et même par des iraniens présumés attardés…

Il faut alors rappeler ce qui motive ces écroulements impériaux. Je l’ai fait maintes fois en étudiant la décadence romaine à partir de textes tirés de la grande littérature romaine, agonisante du reste, puisqu’au deuxième siècle, après le siècle d’Auguste comme dit Ortega Y Gasset, les romains deviennent bêtes (tontos) comme les ricains, les franchouillards branchés et les Bozo britishs d’aujourd’hui. J’ai aussi rappelé dans trois brefs essais sur Ibn Khaldun les causes de la décadence morale du monde arabe.

Hervé nous a donné à connaître John Glubb, personnage charmant et décati, qui me fait penser à l’oncle de Purdey dans l’un de mes « chapeau melon et bottes de cuir » préféré, oncle qui déclare que « tous les empires se sont cassé la gueule ». Dans cette série les méchants sont souvent et comme par hasard des nostalgiques de la grandeur impériale…

Témoin donc de la désintégration de l’empire britannique causée par Churchill et Roosevelt, militaire de la vieille école, Glubb garde cependant une vision pragmatique et synthétique des raisons de nos décadences.

Commençons par le résumé donc de Glubb qui expose les causes de la grandeur :

Les étapes de la montée et de la chute de grandes nations semblent être:

  • L’âge des pionniers (explosion)
  • L’ère des conquêtes
  • L’ère du commerce
  • L’âge de la richesse
  • L’âge de l’intellect, particulièrement dangereux…

Puis Glubb donne les causes de la décadence historique :

La décadence est marquée par :

  • une culture de la défensive (nous y sommes en plein avec Trump en ce moment)
  • Le pessimisme (pensez au catastrophisme financier, économique, climatique, avec cette Greta barbante qui insulte ses victimes consentantes).
  • Le matérialisme (vieille lune, Ibn Khaldun ou Juvénal en parlant déjà)
  • La frivolité (Démosthène en parle dans son épistémè, traité sur la réforme, les athéniens passant leur temps au théâtre)
  • Un afflux d’étrangers qui finit par détraquer le pays (Théophraste en parle au quatrième siècle, avant l’écroulement athénien, dans ses caractères)
  • L’État providence. C’est très bien que Glubb en parle, à la manière de Tocqueville (Démocratie II, p. 380), de Nietzsche (« nous avons inventé le bonheur ! », au début de Zarathoustra) et du méconnu australien Pearson. Pearson résume en un trait-éclair : le prophète et le héros sont devenus des femmes de ménage. Ou des bureaucrates humanitaires ?
  • Un affaiblissement de la religion.

Sur ce dernier point, on évoquera Bergoglio qui est passé comme une lettre à la poste chez les cathos zombis qui lui sont soumis. La religion catholique, canal historique, n’intéresse plus les ex-chrétiens, à part une poignée d’oasis, comme l’avait compris le pape éconduit Benoit XVI. Le Figaro-madame faisait récemment sans barguigner la pub d’une riche catho, bourgeoise, mariée à une femme, et qui allait à la messe le dimanche…

Bloy, Drumont, Bernanos observaient la même entropie en leur temps. Sur le journal La Croix, qu’embêtait la manif anti-PMA récemment, Léon Bloy écrivait vers 1900 dans son journal : « Pour ce qui est de La Croix, vous connaissez mes sentiments à l’égard de cette feuille du Démon, surtout si vous avez lu la préface de Mon Journal. »

Toutes ces causes se cumulent aujourd’hui en occident. Glubb écrit à l’époque des Rolling Stones et on comprend qu’il ait été traumatisé, une kommandantur de programmation culturelle (l’institut Tavistock ?!) ayant projeté l’Angleterre dans une décadence morale, intellectuelle et matérielle à cette époque abjecte. C’est l’effarante conquête du cool dont parle le journaliste Thomas Frank. En quelques années, explique Frank, notre nation (les USA) n’était plus la même. Idem pour la France du gaullisme, qui rompait avec le schéma guerrier, traditionnel et initiatique de la quatrième république et nous fit rentrer dans l’ère de la télé, de la consommation, des supermarchés, de Salut les copains, sans oublier mai 68. Je ne suis gaulliste que géopolitiquement, pour le reste, merci… Revoyez Godard, Tati, Etaix, pour reprendre la mesure du problème gaulliste.

Glubb explique ensuite les raisons (surtout morales, de son point de vue de militaire de droite) de la décadence…

La décadence est due à :

  • Une trop longue période de richesse et de pouvoir
  • L’Égoïsme
  • L’Amour de l’argent
  • La perte du sens du devoir.

Très bien dit. Il semble que la date charnière de l’histoire de France, après le beau baroud d’honneur de la quatrième république, soit la reddition algérienne du gaullisme. Après on a consommé et on s’est foutu de tout : les bidasses, la septième compagnie prirent le relais de Camerone, de Dien-Bien-Phu…

Jusque-là Glubb nous plait mais il ne nous a pas surpris. Trouvons des pépites dans ce bref aperçu des écrits de Glubb tout de même :

Les héros des nations en déclin sont toujours les mêmes, l’athlète, le chanteur ou l’acteur. Le mot ‘célébrité’ aujourd’hui est utilisé pour désigner un comédien ou un joueur de football, pas un homme d’État, un général ou un génie littéraire.

Et comme notre homme est un arabisant distingué, il parle de la décadence arabe – citant lui le moins connu mais passionnant Ibn Ghazali.

Dans la première moitié du neuvième siècle, Bagdad a connu son apogée en tant que la plus grande et la plus riche ville du monde. En 861, cependant, le Khalif régnant (calife), Mutawakkil, a été assassiné par ses mercenaires turcs, qui ont mis en place une dictature militaire, qui a duré environ trente ans.

Au cours de cette période, l’empire s’est effondré, les divers dominions et provinces, chacun en recherchant l’indépendance virtuelle et à la recherche de ses propres intérêts. Bagdad, jusque-là capitale d’un vaste empire, a trouvé son autorité limitée à l’Irak seul.

Cet écroulement provincial fait penser à notre Europe pestiférée, à l’Espagne désintégrée du binôme Sanchez-Soros, et évoque ces fameuses taifas, micro-royaumes écrabouillés un par un par les implacables et modernes rois catholiques.

Glubb ajoute :

Les travaux des historiens contemporains de Bagdad au début du Xe siècle sont toujours disponibles. Ils ont profondément déploré la dégénérescence des temps dans lesquels ils vivaient, en insistant sur l’indifférence de la religion, le matérialisme croissant, le laxisme de la morale sexuelle. Et ils lamentaient aussi la corruption des fonctionnaires du gouvernement et le fait que les politiciens semblaient toujours amasser de grandes fortunes quand ils étaient en fonction.

Détail chic pour raviver ma marotte du présent permanent, Glubb retrouve même trace des Beatles chez les califes !

Les historiens ont commenté amèrement l’influence extraordinaire acquise par des chanteurs populaires sur les jeunes, ce qui a entraîné un déclin de la moralité sexuelle. Les chanteurs “pop” de Bagdad accompagnaient leurs chansons érotiques du luth (sic), un instrument ressemblant à la guitare moderne. Dans la seconde moitié du dixième siècle, en conséquence, le langage sexuel obscène est devenu de plus en plus utilisé, tel qu’il n’aurait pas été toléré dans un âge plus précoce. Plusieurs califes ont émis des ordres pour interdire les chanteurs «pop» dans la capitale, mais quelques années après, ils revenaient toujours.

Glubb dénonce aussi le rôle de la gendarmerie féministe (voyez Chesterton, étudié ici…) :

Une augmentation de l’influence des femmes dans la vie publique a souvent été associée au déclin international. Les derniers Romains se sont plaints que, bien que Rome ait gouverné le monde, les femmes gouvernassent Rome. Au dixième siècle, une semblable tendance était observable dans l’empire arabe, les femmes demandant leur admission à des professions jusque-là monopolisées par les hommes.

Affreux sexiste, Glubb ajoute :

Ces occupations judiciaires et administratives  ont toujours été limitées aux hommes seuls. Beaucoup de femmes pratiquaient le droit, tandis que d’autres ont obtenu des postes de professeurs à l’université. Il y avait une agitation pour la nomination de femmes juges qui, cependant, ne semble pas avoir réussi.

Sur ce rôle de la manipulation de la « libération » de la femme, qui n’a rien à voir avec l’égalité des droits, dans la décadence des civilisations, je recommanderai le chef d’œuvre sur Sparte de mon ami d’enfance Nicolas Richer, fils de Jean Richer, l’éclaireur de Nerval.

Et je célébrerai aujourd’hui cette pépite, à une époque où l’histoire devient une caricature au service de lobbies toujours plus tarés :

Alternativement, il existe des écoles «politiques» de l’histoire, inclinée pour discréditer les actions de nos anciens dirigeants, afin de soutenir la modernité des mouvements politiques. Dans tous ces cas, l’histoire n’est pas une tentative de déterminer la vérité, mais un système de propagande, consacré à l’avancement de projets modernes.

Nietzsche écrit déjà dans sa deuxième dissertation inactuelle :

Les historiens naïfs appellent « objectivité » l’habitude de mesurer les opinions et les actions passées aux opinions qui ont cours au moment où ils écrivent. C’est là qu’ils trouvent le canon de toutes les vérités. Leur travail c’est d’adapter le passé à la trivialité actuelle. Par contre, ils appellent « subjective » toute façon d’écrire l’histoire qui ne considère pas comme canoniques ces opinions populaires.

Terminons avec Glubb, qui donne deux siècles et demi à chaque empire, l’anglais, l’ottoman, l’espagnol y compris. On voit bien que l’empire américain n’en est pas un. C’est en tant que matrice subversive que l’entité dollar-télé US est pernicieuse (Chesterton). Tout ce que Glubb dénonce dans l’intellectualisme si néfaste trouve en ce moment, avec la nouvelle révolution culturelle made in USA, un écho particulier. Tocqueville nous avait mis en garde : en démocratie, le pouvoir délaisse le corps et va droit à l’âme.

Nicolas Bonnal sur Amazon.fr

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Sources

  • Nicolas Bonnal – Mitterrand grand initié (Albin Michel) ; Chroniques sur la fin de l’histoire ; le livre noir de la décadence romaine (Amazon.fr)
  • Sir John Glubb – The Fate of Empires (archive.org)
  • Charles Pearson – National Life and character (archive.org)
  • Léon Bloy – L’invendable (wikisource.org)
  • LES PROLÉGOMÈNES D’IBN KHALDOUN (732-808 de l’hégire) (1332-1406 de J. C.), traduits en Français et commentés par W. MAC GUCKIN DE SLANE (1801-1878), (1863) Troisième partie, sixième section (classiques.uqac.ca)
  • Nietzsche – Deuxième considération inactuelle (wikisource.org) ; Ainsi parlait Zarathoustra
  • Ortega Y Gasset – L’ère des masses
  • Nicolas Richer – Sparte (Perrin)
  • Démosthène – Traité de la réforme (remacle.org)
  • Tocqueville – Démocratie en Amérique, I, 2.
  • Théophraste – Caractères, traduits par La Bruyère (ebooksgratuits.com)
  • Thomas Frank – The conquest of cool
  • Philippe Grasset – La grâce de l’histoire (mols)
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