Comment la presse libre occidentale encourage l’ignorance

Par Danielle Ryan – le 26 mars 2015 – source Russia Insider

Après 25 ans de bons et loyaux services, Andrei Babitsky a été renvoyé de Radio Free Europe/Radio Liberty à cause d’une phrase pro-russe. Les médias occidentaux ont délibérément ignoré son cas, car il ne colle pas avec l’histoire d’une presse occidentale d’expression libre.

J’ai déjà lu de nombreux articles et en ai écrit d’autres sur les fautes déontologiques de la presse occidentale quand elle choisit de couvrir non seulement la Russie mais aussi les médias russes comme RT. Mais aucune histoire n’est aussi révélatrice que celle-ci.

Elle commence par l’histoire de cet employé viré à cause d’un reportage sur Maïdan et d’une vision de la Crimée qui ne correspondait pas à celle de son employeur. C’est exactement le genre d’histoires que Politico, Newsweek ou BuzzFeed adorent.

Vraiment, cette nouvelle a tout pour elle. Atteinte à la liberté de la presse. Restriction de la liberté d’opinion. Les valeurs européennes. La Russie, la Crimée, Maïdan, tout pour en faire une bonne manchette. Ils s’en régaleraient pendant au moins une semaine.

Mais il y a juste un petit problème : le journaliste en question a été viré par un média financé par le gouvernement américain, simplement parce qu’il soutenait le rattachement de la Crimée à la Russie et dénonçait les atrocités nazies en Ukraine. Flûte alors !

Bouchez-vous donc les oreilles, BuzzFeed ! C’est le genre d’atteinte à la liberté d’expression dont vous ne voulez pas entendre parler.

Bien sûr, vous pensez maintenant: «D’accord, mais si ses opinions sont si éloignées de celles de son employeur est-ce vraiment une grosse affaire s’il a été renvoyé  ?»

Alors vous serez peut être choqué d’apprendre que le journaliste en question a passé vingt-cinq ans à émettre des opinions pro-occidentales pour son employeur et qu’il a été, pendant tout ce temps, un critique acerbe de Vladimir Poutine.

Il s’appelle Andrei Babistsky et le média qui l’a renvoyé est Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL).

Voici la phrase qui a provoqué son renvoi :

«Ce n’est pas à propos de la Crimée, sur ce point je suis entièrement d’accord avec la thèse principale de Vladimir Poutine, que la Russie a absolument le droit de prendre sous sa protection la population de la péninsule. Je suis bien conscient que beaucoup de mes collègues ne partagent pas cette opinion. »

Comme le souligne Anatoly Karlin, l’auteur du brillant article qui raconte son renvoi, le reste de l’article revient à l’habituelle critique de la Russie et ne peut en aucune façon être considéré comme pro-Poutine ou anti-occidental.

Pourtant, une semaine plus tard le journaliste a été mis à pied pour un mois, sans salaire. Il est revenu après ce mois pour être renvoyé peu de temps après pour des raisons encore moins justifiables que son soutien à la réunification de la Crimée à la Russie.

En reportage au Donbass, Babitsky a filmé l’exhumation de quatre corps à Novosvetlovka. Ces quatre personnes avaient été exécutées par le bataillon ukrainien Aidar. Il a envoyé ces images à RFE/RL. Elles ont été diffusées. Alors, selon ses propres mots, les nationalistes travaillant à la division ukrainienne de RFE/RL sont devenus hystériques.

«Tout cela seulement parce que j’avais publié une vidéo qui ne faisait qu’enregistrer ce que mes propres yeux voyaient, sans aucun commentaire associé», raconte-t-il.

La vidéo a été supprimée et Babitsky mis à la porte.

Il a récemment donné une interview à un journal tchèque sur cette affaire. Karlin donne plus de détails que je ne le fais, mais je veux quand même mettre en avant quelques phrases tirées de l’interview de Babitsky puis de l’analyse de Karlin.

Face à un journaliste visiblement hostile, Babitsky a expliqué sa position sur la Crimée :

«Je sais que de nombreux Criméens ont toujours considéré l’Ukraine comme un État étranger. Les Criméens ne se sont jamais sentis à la maison ici. Ils étaient embêtés par les décisions politiques ukrainiennes. On les a forcés à utiliser la langue ukrainienne à la place du russe. Surtout depuis l’indépendance, Kiev a mis en place une politique discriminatoire à l’égard des minorités et, par-dessus tout, de la minorité russe.»

«Toute la péninsule s’est effrayée de ce qui les attendait, la séparation a donc été une réaction directe à la menace qu’Euromaïdan représentait pour les Criméens.»

«La Crimée a échappé au drame sanglant, ce qui n’a pas été le cas du Donbass. Il y avait 20.000 soldats ukrainiens sur la péninsule et si un fou à Kiev en avait donné l’ordre, la conversation aurait tourné au tir d’artillerie lourde et la Crimée aurait été complètement détruite.»

Il semble clair, d’après l’analyse de Babitsky, qui repose sur son expérience personnelle, que les Criméens se sentaient des citoyens ukrainiens de seconde zone et qu’ils étaient terrifiés par ce qui les attendait ; ce qui, hélas, est arrivé à Donetsk et Lougansk. Il est aussi évident que la majorité considérait la Russie, leur ancienne nation, comme un protecteur et non comme un envahisseur. Ce n’est pas un conte de fée de la propagande russe. C’est la réalité du sentiment de la grande majorité des Criméens.

« Ce n’est pas que je proclame que tout soit rose en Crimée. Beaucoup ont (avec raison) cherché, et trouvé, les 7% à 10% de la population qui n’ont pas été heureux de rejoindre la Russie. Il aurait été impossible que toute la population soit satisfaite de la décision de son gouvernement, que ce soit l’ancien ou le nouveau. Mais cela n’excuse pas les mensonges américains qui prétendent qu’un règne de la terreur frappe la péninsule, alors qu’elle a évité la guerre qui ravage le Donbass. Ma déformation des faits est toujours plus acceptable que la vôtre. »

Pour en revenir à l’article de Karlin, il a souligné le fait que si RFE/RL est financé par le gouvernement américain, ce média a, en principe, le droit de décider de la manière d’utiliser ses ressources.

Il écrit ; «Si cela doit aller jusqu’à virer des journalistes dont les opinions et les reportages dépassent leurs limites, eh bien qu’il en soit ainsi…» Et il reconnait qu’il en va de même pour d’autres médias financés par des États, comme la BBC ou RT.

Je suis d’accord avec lui que, même si c’est dommage, c’est ainsi que cela fonctionne. Le problème vient du fait que si vous acceptez qu’il en soit ainsi de votre côté, vous devez accepter qu’il en soit de même de l’autre coté. Sinon, ce n’est que pure hypocrisie. C’est pourtant le cas du côté occidental, qui proclame sans cesse son attachement sans faille à la vérité.

Karlin continue ainsi : «C’est pourtant les organisations médiatiques occidentales qui ont le toupet de le nier et de proclamer, au contraire, un attachement altruiste et universel à la vérité, à l’objectivité, à la liberté de parole et autres illusions toutes roses.»

Il poursuit, paraphrasant le rédacteur en chef de RT, qui disait : «Il n’existe pas d’objectivité, il y a seulement des tentatives de se rapprocher de la vérité en écoutant autant de voix que possible.»

Ce avec je quoi je suis totalement d’accord.

Cette brutale franchise, continue-t-il, ennuie fortement les médias occidentaux, «car ils voient leur organisation sociale et leur hégémonie globale comme la vérité révélée, et tout ce qui suggère que cette vérité n’est qu’une vision des choses parmi beaucoup d’autres équivaut à une hérésie.»

Ce complexe de supériorité est au mieux un manque de professionnalisme et au pire un danger social.

En tant que journaliste, écrivain, blogueur (troll du Kremlin…), ou quoi que ce soit d’autre, je ne vois pas d’autres choix que de soutenir les différents courants d’information, ses sources multiples et ses diverses perspectives.

La capacité qu’ont les humains à se fermer aux différentes perspectives possibles de vision du monde est la cause de nombreux problèmes dans le monde

Pour cette raison j’ai du mal à comprendre quand j’entends des journalistes respectés appeler à la fermeture ou au boycott de RT. Je n’en comprends pas non plus l’hypocrisie, étant donnée l’histoire que nous venons de lire à propos d’Andrei Babitsky qui, totalement désillusionné sur son ancien employeur (pendant 25 ans) a admis qu’il n’a été «rien d’autre qu’un instrument de la propagande américaine.»

Je ne peux pas comprendre, connaissant la force que peut avoir la pensée de groupe dans les médias et la politique, qu’il puisse y avoir quelqu’un d’assez insensé pour proposer le boycott d’un média légitime.

Qu’est il arrivé aux Je suis Charlie et à toute notre colère après les attaques contre des journalistes ? Rien d’autre que des larmes de crocodile, apparemment.

C’est le même état d’esprit qui anime les meurtriers des journalistes de Charlie Hebdo et qui amène des gens ignorants à appeler au boycott de RT. C’est un esprit basique qui prétend : j’ai raison, tu as tort et donc tu n’as pas le droit de parler.

Les passionnés de Twitter passent beaucoup de temps à débattre sur des sujets tels que la vraie actualité ou l’actualité légitime. Sans surprise, la majorité considère que les vraies nouvelles sont celles qui correspondent à leurs opinions et que la propagande est celle qui rapporte des faits qui ne correspondent pas à leur opinion.

Souvent pourtant, si l’on en reste à Twitter, le débat tourne autour de la question de savoir qui est un troll, ce qui caractérise un troll, qui est un vendu, qui est un menteur et qui est un vrai journaliste… J’ai été étiquetée de tous ces termes à un moment ou à un autre de ma vie professionnelle.

Mais pour moi, la différence entre un troll et un non-troll est claire comme de l’eau de roche.

Un troll, à défaut d’un meilleur mot – et j’aimerais vraiment en trouver un meilleur – est celui qui agresse les utilisateurs en désaccord avec lui, par des messages incessants, indésirables, sans considération pour autre chose que son propre biais, de manière agressive et souvent abusive.

Dit autrement, les trolls ne peuvent pas comprendre que ce n’est pas leur vision du monde qui fait le troll, mais leur comportement.

Les non-trolls – à défaut d’un autre mot – les ignorent la plupart du temps et sont rarement, sinon jamais, à l’origine du contact. Ils expriment leurs points de vue, les défendent si nécessaire, écoutent les points de vue alternatifs et en restent la.

Tout média de masse qui promeut l’idée que la vérité est ma vision des choses et qu’il est normal de ne considérer aucun autre point de vue, n’apporte aucune information, à personne. Cela vaut autant pour les médias russes que pour les médias occidentaux.

Tout ce que cet état d’esprit produit est d’encourager les imbéciles et les dingues de Twitter à penser qu’ils n’ont pas besoin d’utiliser leur cerveau à autre chose qu’à la confirmation quotidienne de leurs propres préjugés. Ils restent donc stupides, désinformés et continuent à considérer que leur comportement haineux est justifié.

Sans surprise, RFE/RL n’a jamais répondu aux questions de Karlin à propos du renvoi de Babitsky.

Ils ne ressentent pas le besoin de se justifier car ils savent qu’aucun autre bastion occidental de la liberté d’expression ne leur demandera de compte.

Sympa de vivre dans un tel monde.

Traduit par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.

Article original dans Journalitico

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