La technologie et le marxisme de Jack Ma


Par Caleb Maupin – Le 26 octobre 2017 – Source New Eastern Outlook

Jack Ma, le fondateur d’Ali Baba, premier site de vente en ligne chinois.

Le célèbre fondateur d’Alibaba est peut être un PDG milliardaire, mais les mots qu’il diffuse dans le monde entier ont des échos de Karl Marx, de Vladimir Lénine et de Mao Dzedong. Il peut être difficile pour une oreille non avertie de l’identifier, mais il n’est pas surprenant que cette vedette de l’économie planifiée chinoise soit en bons termes avec un parti au pouvoir profondément idéologique. Pour ceux qui connaissent le sujet en profondeur, des sous-entendus marxistes peuvent être retrouvés tout au long de l’optimisme technologique de Ma.

Un matérialisme historique

Beaucoup de gens ouvrent le manifeste communiste en s’attendant à y trouver un plan pour un monde idéal, étalé devant eux. Pourtant, Karl Marx ou ses associés ont très peu écrit au sujet de la nature supposée du monde futur. Les écrits de Marx portaient plutôt sur des concepts philosophiques qu’il a inventés, le matérialisme dialectique et historique. En substance, le marxisme est une description de l’histoire du monde comme étant la résultante d’une lutte pour faire progresser les niveaux de vie et atteindre un mode de production plus élevé.

En s’exprimant au Valdaï Discussion Club en octobre, Jack Ma a sévèrement critiqué ceux qui réagissent à l’avènement d’Internet par la peur. Il a déclaré : « Là où d’autres personnes s’inquiètent, nous trouvons des moyens de résoudre cette inquiétude. » Il a rappelé à l’auditoire les nombreuses peurs qui ont accompagné l’invention de l’automobile et ajouté : « Si nous avons plus d’imagination et de créativité, nous nous sentirons beaucoup mieux. »

À l’époque de la révolution industrielle du XIXe siècle, la perspective de Marx était la même. Tout en critiquant le capitalisme, Marx saluait la naissance de l’économie industrielle et des révolutions sociales qui avaient détruit le féodalisme. Marx voyait la fin du servage et la naissance de la classe ouvrière industrielle ou du « prolétariat », conséquences des énormes progrès technologiques, comme un formidable bond en avant.

Jack Ma a aussi averti le public du danger potentiel associé aux progrès technologiques. Il est allé jusqu’à faire remarquer que les deux guerres mondiales se sont déclenchées à la suite de bonds technologiques.

Ce faisant, Ma pointait vers une compréhension du concept marxiste de surproduction et de baisse du taux de profit. En effet, les deux guerres mondiales ont été précédées par des ralentissements économiques et des périodes de dépression, et ces deux périodes difficiles ont été le résultat direct des progrès technologiques.

Dans « Le Capital », Marx explique que les propriétaires d’usines et d’entreprises cherchent constamment à révolutionner les moyens de production afin de produire des biens plus efficacement qu’auparavant. Cependant, dans ce processus de diminution des coûts de production et de recherche d’efficacité, le pouvoir d’achat des travailleurs diminue aussi. Finalement, l’abondance créée par les progrès technologiques crée une pauvreté de masse. Les marxistes du monde entier ont décrit les développements politiques qui ont finalement abouti aux deux guerres mondiales comme une conséquence des crises économiques créées par la surproduction.

Pourtant, malgré son inquiétant avertissement, Ma semble penser qu’un résultat potentiellement différent sera la conséquence de la révolution informatique. En 1848, Marx soulignait que la révolution industrielle réduisait les ouvriers à être « un appendice des machines ». En 2017, Jack Ma nous dit : « Nous avons transformé des gens en machines, maintenant nous faisons des machines à l’image des gens. »

Ma soutient que l’éducation peut être complètement transformée car l’humanité est témoin de la naissance de la technologie des données (TD) en remplacement de la technologie informationnelle (TI). Selon Ma, avec la naissance de la TD, ce qu’il appelle les « travaux stupides », ceux pour lesquels les êtres humains sont poussés à ne pas utiliser leur intelligence pourraient être éliminés. Dans la nouvelle économie, la créativité humaine doit se développer pour faire ce que les machines ne peuvent pas faire, car « une machine ne peut avoir d’âme ».

« Nous avons besoin d’un G200, pas d’un G20 »

Tout comme Karl Marx, Jack Ma n’est pas un adversaire de la mondialisation. Au contraire, comme Marx l’a fait au XIXe, Ma salue la montée de l’économie mondiale comme un pas en avant, en disant « là où le commerce s’arrête, le monde s’arrête ».

Cependant, même si Ma ne critique pas la globalisation en tant que concept, il est opposé au déséquilibre de l’économie mondiale. Décrivant le caractère injuste du marché mondial, il a déclaré « 20% des pays réussissent, tandis que 80% n’ont aucune chance ».

Ici, Ma s’oppose frontalement au récit de la mondialisation poussé par les partisans du néolibéralisme. Le « Sud global » ne devient pas plus riche en raison du commerce avec l’Europe et les États-Unis. Les réformes du marché libre et la pénétration de la Banque mondiale et du FMI ne « développent » pas les pays sous-développés. Les politiques commerciales poussées par les dirigeants occidentaux n’ont pas l’effet que des personnes comme Milton Friedman et Jeffrey Sachs ont affirmé qu’elles auraient.

Avec ses mots, Ma fait écho à une approche de l’économie mondiale semblable à celle qui a été articulée par Vladimir Lénine avant la révolution russe. C’est une vision du monde qui explique comment les pays les plus riches du monde ont truqué les choses en leur faveur, pour rester les 20% les plus riches, s’enrichir en monopoles alors que les 80% restent pauvres et deviennent plus pauvres, en tant que consommateurs captifs. C’était le concept de Lénine disant « l’impérialisme, le stade suprême du capitalisme ».

Ma ne s’oppose pas à la mondialisation, mais insiste sur le fait qu’elle doit changer de structure. Selon ses propres mots : « Nous avons besoin d’un G200, pas d’un G20 ». Les paroles de Ma sont en accord avec la politique étrangère chinoise et son initiative de Nouvelle Route de la Soie, visant à sortir les pays de la pauvreté grâce aux infrastructures. Alors qu’elle continue d’étendre sa présence dans le monde sous-développé, la Chine développe ses partenaires commerciaux avec des trains à grande vitesse, des hôpitaux et des programmes éducatifs. Au fur et à mesure que ces pays deviennent plus riches, la Chine devient plus riche, en développant des économies avec lesquelles elle peut commercer. Ce modèle de mondialisation « gagnant-gagnant », par opposition au monopole d’entreprise de Londres et de Wall Street, est très différent.

Ma soutient que la multipolarité devrait être la bienvenue, et que plutôt que de se faire face les uns aux autres, les pays devraient travailler ensemble pour résoudre les problèmes mondiaux. « L’ennemi commun devrait être la pauvreté », a-t-il expliqué.

L’histoire avance, avec ou sans vous

« La révolution technologique est en marche, personne ne peut l’arrêter ! » Jack Ma prévient son public. Plutôt que d’être seulement au courant de l’histoire, Jack Ma invite son auditoire à en faire partie : « Les jeunes ne veulent pas seulement s’informer, ils veulent s’impliquer ! »

Son inquiétant avertissement que la technologie avance et la société avec elle, indépendamment de nos peurs, cela nous rappelle l’essai de Mao Dzedong « Rapport sur le mouvement paysan dans la province du Hunan. » Dans cet essai, Mao avertissait que la paysannerie chinoise était en révolte contre les propriétaires, et que les communistes chinois devaient les rejoindre et les diriger ou bien « se laisser dépasser ». Il y est écrit : « Quand les gens sont en mouvement, vous pouvez vous opposer à eux, vous pouvez les suivre en gesticulant et en critiquant, ou vous pouvez les diriger. »

Cette polémique de l’époque avec les dirigeants du Parti communiste chinois contient plusieurs des citations les plus connues de Mao. Mao y avertissait ses lecteurs que les avances et les explosions peuvent être imprévisibles, « une seule étincelle peut mettre le feu à la plaine ».

Lorsque Mao Dzedong écrivait ces mots en 1926, avec le même ton optimiste mais prudent que les projets de Jack Ma aujourd’hui, la Chine était une société agraire profondément appauvrie. Aujourd’hui, menée par l’organisation politique que Mao Dzedong a construite, elle est devenue la deuxième plus grande économie de la planète.

« Un environnement convivial pour les entreprises »

Alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’un milliardaire se considère comme un « self-made man » et râle contre l’ingérence d’un gouvernement dans les affaires économiques, la perspective de Ma semble être différente.

Au Club de discussion de Valdaï à Sotchi, Ma a salué les efforts récents du Parti communiste chinois, lorsqu’on l’a interrogé sur le XIXe Congrès national historique qui avait lieu simultanément à Beijing. Il a parlé de la façon dont la campagne anti-corruption « Mass Line » lancée par Xi Jinping est un bon développement qui a « aidé à nettoyer le milieu des affaires » et a permis de faire de la Chine un « environnement convivial pour faire du commerce ».

En effet, ceux dont la compréhension de l’idéologie marxiste est simpliste peuvent se moquer de l’idée qu’un milliardaire comme Jack Ma ait quelque chose en commun avec Marx. Les mêmes personnes raillent l’idée que la Chine soit socialiste, alors qu’il existe tant de sociétés privées, et que tant de personnes sont devenues riches.

Mais Deng Xiaoping l’a dit lui-même, « la pauvreté n’est pas le socialisme, s’enrichir est glorieux », et ces mots faisaient simplement écho à l’approche marxiste du matérialisme historique. L’histoire avance en raison de l’intelligence et de l’innovation humaine ; au contraire, à mesure que le capitalisme a émergé, la recherche irrationnelle du profit à tout prix a entravé la capacité de progression sociale.

Le « socialisme aux caractéristiques chinoises » est devenu une économie qui permet à 700 millions de personnes de sortir de la pauvreté. Dans la Chine du XXIe siècle, chaque jour une personne devient millionnaire. Oui, s’enrichir est glorieux, mais toute cette richesse en Chine n’a pas été créée par l’avidité irrationnelle et l’égoïsme. Le chemin de la Chine vers plus de richesse et de prospérité a été basé sur une société fonctionnant de manière disciplinée, dirigée par une organisation politique forte, qui place la prospérité pour tout le peuple, et pas seulement une riche minorité, en tête de l’ordre du jour.

Caleb Maupin est un analyste politique et un activiste basé à New York.

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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