Si imparfaite que soit devenue la Révolution russe dans les années 1930, et malgré sa disparition finale pendant la décennie 1980, elle a transformé le monde.
Par Roger Annis – Le 11 septembre 2017 – Source A Socialist in Canada
Cette année marque le 100e anniversaire de la Révolution russe de 1917. Indéniablement, ce bouleversement a été l’événement le plus important du XXe siècle. Il a été et reste un jalon dans la longue lutte de l’humanité pour la souveraineté nationale et la justice sociale dans cette époque d’impérialisme capitaliste.
Beaucoup de choses seront écrites ces prochains mois sur la Révolution d’Octobre, comme on l’appelle aussi, pour la date charnière du 25 octobre selon l’ancien calendrier russe (le 7 novembre selon le calendrier moderne) où un nouveau pouvoir politique est né. De nombreux détracteurs continueront à la rejeter comme une expérience imparfaite et totalitaire. Chez des observateurs plus sérieux, une partie de ce qui sera écrit sera informatif, mais beaucoup le sera moins, voire trompeur.
Beaucoup de carrières et de réputations politiques et universitaires ont revendiqué la couverture de la Révolution russe, donc on peut s’attendre à ce que la concurrence pour parler en son nom soit forte pour le 100e anniversaire. Cet article tente une interprétation dégagée de l’ultra-gauchisme qui, selon l’auteur, a dominé de nombreuses interprétations du XXe siècle.
Réalisations
Si imparfaite que soit devenue la Révolution russe dans les années 1930, et malgré sa disparition finale pendant la décennie 1980, elle a transformé le monde. Elle n’a pas été la transformation socialiste totale que ses dirigeants et les masses de ceux qui y ont participé espéraient et anticipaient, mais elle a néanmoins représenté un profond changement, avec d’immenses répercussions internationales.
La Révolution de 1917 était une révolution anti-guerre. Elle a immédiatement mis fin à la participation à la boucherie impérialiste de la Première Guerre mondiale. Elle est allée jusqu’à publier des documents secrets de la Russie tsariste montrant comment la Russie et ses alliés impérialistes avaient conspiré entre eux avant et pendant la guerre pour découper le monde en sphères d’influence.
- La Révolution russe était une révolution de libération nationale. Un des premiers actes du nouveau gouvernement révolutionnaire a été d’accorder l’indépendance à la Finlande et aux pays baltes. Les années suivantes, le nouveau gouvernement révolutionnaire a poursuivi un vaste programme de libération nationale, y compris la fondation, en 1921, de l’Union des républiques socialistes soviétiques.
- L’Ukraine a été la plus vaste des nations opprimées par l’Empire tsariste à être libérée. Sa révolution de 1917-1918 a sa propre dynamique dans le cadre plus large de la révolution appelée révolution « russe ». Le gouvernement révolutionnaire post-1917 a accordé une attention particulière au développement d’une Ukraine souveraine, par exemple en intégrant la région industrialisée du Donbass dans un pays sinon majoritairement agricole.
- Les paysans à la campagne ont réalisé une vaste réforme agraire consacrant le droit à la propriété foncière et fournissant les moyens, tels qu’ils étaient, d’améliorer une production agricole et un niveau de vie épouvantables.
- Les ouvriers d’usine ont gagné des droits importants. À travers les syndicats et les conseils d’usine, les ouvriers ont commencé à faire entendre leur voix et à exercer un pouvoir dans la planification économique, quelque chose d’inouï dans le monde à cette date.
- De larges droits économiques et sociaux ont été gagnés par la population, y compris des droits sans précédent dans le monde pour les femmes, l’alphabétisation, l’expansion de l’instruction et de la santé publiques et les premières lois protégeant les droits des homosexuels.
- Des progrès scientifiques se sont produits dans l’industrie et l’agriculture, tandis qu’une profonde révolution culturelle éclatait.
- Une large démocratie politique a été instaurée, même si les conditions de la guerre civile (1918-1921) et le blocus impérialiste ont entravé son développement et son expansion.
- La Révolution russe s’est propagée dans le monde entier. Elle a inspiré des révolutions dirigées par le prolétariat en Europe pendant les années 1920 et 1930, puis, pendant de nombreuses décennies, elle a inspiré et rendu possibles des révolutions anti-coloniales et anti-impérialistes au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie et en Amérique latine.
- La Révolution a aidé les luttes des ouvriers et d’autres classes opprimées pour des améliorations sociales, même là où les révolutions n’ont pas réussi, par exemple dans les pays impérialistes. Les capitalistes ont été obligés d’accorder des concessions économiques et sociales à la classe ouvrière afin de prévenir les bouleversements sociaux inspirés par la Révolution russe.
Transformer le monde
Le vœu fervent des participants à la Révolution était qu’elle ouvre la possibilité d’une transformation socialiste égalitaire du monde entier. Mais ce ne fut pas le cas. Les principales raisons à cela sont au nombre de trois :
- Les soulèvements révolutionnaires en Europe qui ont cherché à imiter la Russie – notamment en Allemagne (1919-1923), en Italie et en Hongrie (1919-1920) et en Bulgarie (1923) ont échoué. Leurs défaites ont été suivies par une répression terrible et, y compris, par la montée du fascisme en Italie et plus tard en Allemagne. Les défaites sont dues en partie à la relative inexpérience de la direction de ces insurrections prolétariennes. Elles manquaient de l’expérience que les dirigeants de la Révolution russe avaient acquise pendant des dizaines d’années de dures luttes et de vie dans la clandestinité. Des erreurs importantes ont été commises à des moments décisifs, résultant généralement de décisions malavisées et ultra-gauchistes.
- De 1918 à 1921, les pays impérialistes du monde, alliés aux forces militaires survivantes du régime tsariste, ont mené une guerre civile violente et cruelle contre le nouveau gouvernement et les populations de Russie et de ses républiques voisines. Ils ont aussi imposé un blocus économique. La Russie était déjà épuisée et vidée par trois ans de participation à la Première Guerre mondiale, et une grande partie de son industrie et de son agriculture avait déjà été endommagée ou détruite. Les effets combinés de la guerre civile et du blocus ont été très graves :
- Les réformes économiques et sociales ont été ralenties ou bloquées. De grands secteurs de la population russe se sont encore appauvris. Le moral en a été affecté en proportion.
- De nombreux dirigeants politiques remarquables ont été tués dans la guerre civile, et pas seulement des membres du parti bolchevique.
- Le parti bolchevique lui-même a été soumis à une importante transformation de ses effectifs. Comme le décrit Moshe Lewin dans l’introduction de son ouvrage de 1985, The Making of the Soviet System, à la fin de la guerre civile en 1921, la plupart des membres du parti bolchevique étaient des nouveaux qui l’avaient rejoint depuis octobre 1917. Ils n’avaient pas vécu la période de la clandestinité, avant 1917, caractérisée par une démocratie intense et libre au sein du parti. À leur époque, au contraire, en raison des exigences de la guerre, l’appartenance au parti se caractérisait souvent par la capacité à recevoir des ordres et à les exécuter.
- Ces conditions difficiles ainsi que d’autres liées à la guerre civile ont contribué à tendre vers un gouvernement autoritaire sous le régime du « communisme de guerre » (la politique qui a guidé la lutte pour la survie de la Révolution de 1918 à 1921).
- En 1921, une famine catastrophique a frappé, tuant des millions de personnes. Elle était le résultat des dommages considérables infligés à l’industrie et à l’agriculture par la Première Guerre mondiale, du sous-développement de la science et de la production agricoles hérités du tsarisme et de la sécheresse cyclique.
- En 1923, les économies capitalistes avancées d’Europe, des États-Unis et du Japon se sont stabilisées, permettant aux classes capitalistes de restaurer et d’affermir le contrôle politique et social correspondant.
L’effet de tous ces éléments et encore plus sur l’état d’esprit et la combativité des ouvriers et des paysans russes (soviétiques) a été considérable. En quelques années, une bureaucratie croissante personnifiée par Joseph Staline a commencé à dire que les rêves de « révolution mondiale » qui avaient animé la révolution en 1917 n’étaient plus réalistes ni réalisables. Staline et ses collaborateurs ont argumenté que l’URSS devait se tourner plus vers l’intérieur pour planifier l’avenir du pays et réduire ou abandonner son rôle de chef de file d’une lutte mondiale contre le capitalisme et l’impérialisme.
Erreurs supplémentaires
Ces facteurs sont les raisons essentielles pour lesquelles la révolution de 1917 a reflué et, à la fin des années 1920, est entrée dans une phase conservatrice violente centrée sur le développement national interne. Une autre manière de le voir est que le capitalisme – sa puissance armée et sa loi impitoyable de la valeur déterminant ses décisions économiques – s’est révélé plus puissant et plus habile à encaisser les coups et à se remettre que les théoriciens marxistes d’alors l’avaient imaginé.
Dans ce contexte, il est important d’identifier les erreurs et les estimations erronées des révolutionnaires russes. Elles ont contribué à la paralysie économique et politique dans laquelle la Révolution s’est retrouvée à la fin des années 1920. Même si elles ne constituent pas la raison principale du blocage, il est crucial de les étudier afin d’interpréter correctement les leçons essentielles de la Révolution de 1917 et de déceler leur pertinence pour les conditions actuelles.
Premièrement, les dirigeants de la révolution russe et leurs partenaires internationaux ont commis des erreurs ultra-gauches fondamentales en tentant d’aider et de guider la classe ouvrière et les paysans rebelles d’Europe dans les années troublées qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Les révolutionnaires russes ont surestimé leur potentiel révolutionnaire, ce qui à son tour a nourri les tactiques aventuristes des partis communistes nouvellement formés. À tout le moins les tactiques et le verbiage totalement « révolutionnaires » ont été mal vus par les dirigeants et les militants des jeunes partis communistes. Lénine a polémiqué durement là contre, notamment dans son pamphlet de 1920, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »).
Ensuite, les dirigeants russes (soviétiques) ont sous-estimé les obstacles économiques, sociaux et politiques à une transformation socialiste en Russie et dans ses républiques alliées. La politique improvisée du « communisme de guerre » est née de la nécessité de défendre la révolution face à la guerre civile imposée au pays, mais elle a commencé à faire l’objet d’une construction théorique. Les dirigeants bolcheviques se sont mis à théoriser que les ouvriers et les paysans de Russie devaient « dépasser » les conditions de pauvreté et de sous-développement héritées et passer directement à une transformation socialiste.
Tous les dirigeants du parti bolchevique ont été tentés par cette idée de transformation socialiste rapide dans la ligne du communisme de guerre. La plupart ont reconnu leur erreur et ont fait marche arrière. Lénine et la plus grande partie de la direction du parti se sont prononcés au début de 1921 en faveur d’une « Nouvelle politique économique ». La NEP était à de nombreux égards un retour à la pensée de Lénine après la prise du pouvoir de 1917, lorsqu’il disait que la Russie révolutionnaire pourrait traverser une période prolongée de développement « capitaliste d’État », en particulier si la révolution en Europe occidentale ne se faisait pas. Il a tenu une conférence devant le Parti communiste russe en octobre 1921 :
« Lorsqu’à l’occasion de la polémique engagée contre certains camarades, hostiles à la paix de Brest-Litovsk, nous avons par exemple posé, au printemps 1918, la question du capitalisme d’État, nous ne disions pas que cela serait un pas en arrière, nous disions que notre situation serait plus facile, et que les tâches socialistes seraient plus près d’être réalisées si le capitalisme d’État était le système économique prédominant en Russie. »
Plus loin, dans le même discours :
« Au printemps 1921, nous avons compris que nous avions subi un échec dans notre tentative d’instaurer la production et la répartition socialistes par la méthode des ‘assauts’, c’est-à-dire par la voie la plus courte, la plus rapide, la plus directe. Au printemps 1921, la situation politique nous a montré que sur nombre de questions économiques, il fallait se replier sur les positions du capitalisme d’État, qu’il fallait renoncer à l »assaut’ au profit du ‘siège’. »
Et encore :
« Le passage à la nouvelle politique économique consiste précisément en ceci : après l’expérience de l’édification socialiste immédiate, expérience faite au milieu de conditions incroyablement difficiles, au milieu de la guerre civile, au milieu de la lutte acharnée que la bourgeoisie nous avait imposée, nous nous rendîmes clairement compte, au printemps 1921, qu’il fallait abandonner l’édification socialiste immédiate, qu’il fallait, dans nombre de sphères économiques, nous replier vers le capitalisme d’État. »
La nouvelle politique économique (NEP) encourageait la production et la vente capitalistes privées pour les petites entreprises industrielles et dans la production et la distribution agricole. Le caractère socialiste de l’État et de l’économie en développement était maintenu par la finance et la grande industrie nationalisées, une monnaie standardisée (sous étalon-or) et un contrôle gouvernemental (monopole) de tout le commerce extérieur. L’investissement capitaliste étranger était bienvenu (bien que peu de capitalistes étrangers aient accepté l’offre). Cette politique a eu de nombreux détracteurs au sein du parti bolchevique. Mais Lénine et le reste de la direction du parti voyaient la nouvelle politique comme une phase nécessaire du développement. Lénine a déclaré lors de la conférence du Parti de 1921 :
« Si ce changement de tactique suscite, chez certains, plaintes, pleurnicherie, démoralisation ou indignation, il faut leur dire : il est moins dangereux de subir une défaite que de craindre de la reconnaître, que de craindre d’en tirer toutes les conclusions… »
La « défaite » à laquelle Lénine faisait allusion était celle des estimations erronées du communisme de guerre. Un pays et une économie modernes, disait-il, ne pouvaient pas reposer uniquement sur la volonté révolutionnaire et le sacrifice.
Dans le rapport principal sur la NEP fourni au IVe Congrès de l’Internationale communiste en novembre 1922, Léon Trotsky expliquait :
« Notre nouvelle politique économique est conçue pour des conditions spécifiques dans l’espace et le temps : c’est la manœuvre politique d’un État ouvrier toujours encerclé par le capitalisme et tablant fermement sur des développements révolutionnaires en Europe. »
Sur le plan international, des opposants sociaux-démocrates du gouvernement soviétique, ainsi que d’autres idéologues capitalistes occidentaux, ont raillé la NEP, la qualifiant de « capitulation » présageant un retour inévitable au capitalisme. Trotsky a répondu à cette accusation dans son rapport :
« … En vainquant la bourgeoisie dans le domaine de la politique et de la guerre, nous avons gagné la possibilité de nous attaquer à la vie économique et nous nous sommes trouvés contraints de réintroduire des formes de rapports de marché entre la ville et le village, entre les différentes branches de l’industrie et entre les entreprises elles-mêmes.
En l’absence d’un marché libre, le paysan serait incapable de trouver sa place dans la vie économique, perdant l’incitation à innover et à développer ses cultures. Seule une forte croissance de l’industrie étatique, lui permettant de répondre à toutes les exigences des paysans et de l’agriculture, préparera le terrain pour intégrer les paysans dans le système général de l’économie socialiste…
Et aussi :
La Nouvelle politique économique ne découle pas uniquement des relations entre la ville et le village. Cette politique est une phase nécessaire dans la croissance de l’industrie publique. Entre le capitalisme, où les moyens de production sont la propriétés d’individus privés et où tous les rapports économiques sont régulés par le marché – je dis, entre le capitalisme et le socialisme total, avec son économie planifiée socialement, il y a un grand nombre de phases de transition ; et la NEP est au fond une de ces phases. »
Le brillant économiste Evgueni Preobrajenski, l’auteur de l’influente Nouvelle économie politique (1924), a qualifié la NEP de « phase de l’accumulation socialiste primitive ».
Erreurs et corrections
Il est compréhensible que les dirigeants révolutionnaires aient commis des erreurs dans leur évaluation des perspectives de révolution en Europe et de la voie vers la transformation socialiste de la Russie. Ils se sont engagés sur une voie socialiste sans précédent dans des conditions de guerre civile et d’effondrement économique, rien que ça. Dans la révolution de 1917, il n’y avait pas de plan économique immédiat à suivre. Des lignes directrices comme une réforme agraire au bénéfice des petits et moyens paysans, la nationalisation de l’industrie et de la finance, et le contrôle ouvrier de l’industrie ont aidé à guider la politique économique au début. Mais c’étaient des lignes directrices, et pas une politique en soi. Il y avait peu voire aucune expérience sociale concrète dont s’inspirer.
Quant aux générations de radicaux et de marxistes qui ont suivi, c’est une autre histoire. Beaucoup de leurs récits historiques ont transformé les erreurs d’évaluation des bolcheviques en leçons à imiter.
C’est la voie suivie par une grande partie de la constellation de forces connue sous le nom de « trotskysme ». Elles ont élevé la période de la guerre civile à un statut héroïque à imiter par les autres révolutions, bien que la guerre civile soit une circonstance très défavorable pour la réalisation d’une révolution sociale et qu’elle doive être évitée, et non imitée, si possible. En plus, la résurrection formelle, en 1929, par Trotsky et ses disciples, de la théorie de la « révolution permanente » a marqué le trotskysme d’une empreinte durable.
Les interprétations trotskystes erronées n’ont fait que s’intensifier au fil des décennies. Comme les trotskystes appartenaient aux rares forces essayant de s’accrocher à quelque chose ressemblant au marxisme face aux distorsions staliniennes, leur influence idéologique a été impressionnante et, considérant leur petit nombre, assez importante. En l’absence d’explication historique alternative substantielle, cela reste le cas.
Les tendances ultragauche de la théorie et de la pratique politiques communistes des débuts n’étaient pas insurmontables. Lénine a combattu successivement, par exemple, les tactiques ultragauches appliquées par les partis communistes fondés immédiatement après la révolution de 1917 (dans La Maladie infantile du communisme, évoqué ci-dessus). En Russie, il a dirigé la mise en place de la Nouvelle politique économique.
Mais l’absence de Lénine à partir de 1922 pour cause de maladie a été particulièrement tragique et désastreuse. Et doublement, car la révolution a été cruellement isolée sur la scène mondiale. Aux défaites mentionnées ci-dessus pendant les mouvements révolutionnaires de l’immédiat après-Première Guerre mondiale s’est ajoutée la tragique défaite d’une révolution nationale montante en Chine en 1925-1927.
Malheureusement, la plupart des historiens marxistes, ou ceux qui aspirent à l’être, ont transmis des versions inexactes ou franchement fausses de ce qui s’est effectivement produit dans les années 1920 et 1930. Le communisme de guerre a été mal analysé et la NEP a été presque oubliée. Toutes les génération suivantes ont ajouté à la mauvaise lecture, semant encore plus de confusion et de désorientation. À l’époque de la dissolution de l’URSS et de l’émergence d’une nouvelle Russie capitaliste au début des années 1990, la plupart des historiens s’affirmant marxistes ou même radicaux avaient cessé depuis longtemps de penser et d’écrire sur l’Union soviétique et sur ce que son successeur était en train de devenir. Cela explique en partie pourquoi nous avons vu une réponse aussi lamentable dans la Gauche occidentale aux événements en Ukraine de 2013-2014.
De prétendus marxistes ont interprété le mouvement inter-classiste et politiquement divers du « Maïdan » en Ukraine comme une authentique révolution démocratique. Ils ont mal compris la véritable histoire de l’Union soviétique et puis la Russie et l’Ukraine se sont adaptées confortablement à l’idéologie anti-russe virulente des nationalistes de droite qui ont renforcé le pouvoir à Kiev par un coup d’État en février 2014.
La contre-révolution du Maidan a servi à donner un nouvel élan au mouvement de l’alliance militaire impérialiste qu’est l’OTAN pour affaiblir et démanteler d’abord l’Union soviétique puis aujourd’hui la Fédération de Russie. Pourtant les trotskystes dégénérés d’aujourd’hui ont fermé les yeux sur l’offensive de l’OTAN et ont décidé qu’il n’est pas important d’écrire ou d’agir (par exemple en se prononçant contre les sanctions occidentales contre la Russie et la Crimée). En se moquant du marxisme lui-même, beaucoup traitent la Russie de puissance « impérialiste » montante, engagée dans une lutte de « rivalité mondiale » avec les véritables pays impérialistes – ceux qui sont réunis dans l’OTAN, avec le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Retour sur les années 1920
Un article récent de l’historien trotskyste Paul LeBlanc réexamine la Révolution russe et donne un aperçu des interprétations souvent déformées des événements qui ont suivi 1917. Son article, The Russian Revolutions of 1917, décrit et informe sur des événements qui ont conduit au triomphe de la révolution. Mais la description de l’histoire qui a suivi 1917 est très insuffisante, voire trompeuse. Il parle peu de la politique effective qui a guidé la révolution post-1917 et il se concentre presque exclusivement sur une description de la manière dont la bureaucratie soviétique montante a agi, mais pas ses origines, c’est-à-dire ses racines économiques et sociales. Ce trou dans l’histoire après 1917 est courant dans les récits historiques trotskystes.
Les trois phases fondamentales dans la décennie qui a suivi 1917 sont presque entièrement absentes du récit historique de LeBlanc. C’était :
- La politique du « communisme de guerre » qui a guidé la révolution pendant ses quatre premières années. Il s’avère que le communisme de guerre n’était rien de plus qu’une série de mesures politiques de défense pour guider la révolution contre l’intervention impérialiste étrangère. Comme Trotsky le décrivait dans son rapport cité plus haut, « Nous n’avons jamais eu le socialisme, ni n’aurions pu l’avoir. Nous avons nationalisé l’économie bourgeoise désorganisée et au cours de la période la plus critique de ce combat à la vie à la mort, nous avons instauré un régime ‘communiste’ dans la distribution de biens de consommation. »
- La Nouvelle politique économique, lancée au début de 1921 et qui a duré jusqu’en 1928.
- La fin abrupte de la NEP en 1928 et le début d’une marche forcée violente vers l’industrialisation et la collectivisation de l’agriculture.
La NEP a abordé le problème central auquel se confrontait la Révolution russe, qui était la nécessité absolue de forger une alliance durable (smychka en russe) entre les ouvriers et les paysans. La nécessité de cette alliance a été la préoccupation centrale de Lénine et des autres théoriciens du Parti bolchevique dès la fondation du parti au début du XXe siècle.
Le défi essentiel de la smychka à l’époque de la NEP était de fournir du matériel convaincant et de renforcer la motivation socio-politique des paysans à la campagne pour améliorer la productivité et la production agricoles ; de nourrir le pays et de fournir des excédents pour des exportations générant des revenus.
Pour que la NEP réussisse (c’est-à-dire, pour que la Révolution survive et prospère), l’industrie devait fournir des produits suffisants aux paysans pour la production agricole – fertilisants, machines, apports et directives scientifiques, transport amélioré, etc.) Pour ce qui concerne les villes, les progrès sociaux étaient également essentiels pour offrir des programmes d’alphabétisation, l’instruction publique et la santé, l’égalité entre hommes et femmes, l’électricité. L’extension des droits politiques était nécessaire non seulement pour des raisons morales et politiques, mais également comme condition préalable à un développement économique réussi. Le « fouet » de la production capitaliste – peur du chômage, peur de la pauvreté – devait être remplacé par des formes d’« incitation » différentes : participation volontaire à la création d’un nouvel ordre, socialement juste.
Rien de tout cela n’était facile à accomplir. En particulier, la NEP a été marquée par l’effet de « ciseaux » de l’économie de guerre – échange inégal entre les produits industriels à prix élevé nécessaires à la production paysanne et, d’autre part, les prix généralement bas offerts pour les produits agricoles.
Les choix complexes de l’endroit où attribuer les ressources limitées – à l’industrie ou à l’agriculture, et dans quelles proportions – n’ont jamais été faciles ni entièrement résolus. Le débat sur comment trouver l’équilibre a consommé des années de NEP. La discussion et l’expérience pratique ont été tragiquement interrompues, non seulement à cause du tournant rapide à l’industrialisation et à la collectivisation forcées qui commence en 1928 mais aussi, dès le début, par le débat entre factions. Un exemple de cette division en factions a été la qualification de Boukharine et d’autres partisans de la NEP comme des « droitiers » (par opposition au parti soi-disant « centriste » dirigé par Staline et « gauchiste » emmené par Trotsky, Preobrajenski et d’autres membres de l’opposition de gauche). En réalité, la situation était loin d’être une division entre gauche et droite. Boukharine et ses co-concepteurs favorables à la NEP ont profondément tenu à la smychka en tant que ligne directrice fondamentale de la politique et de l’orientation du gouvernement. Cela pourrait à peine être décrit comme un défaut et cela s’est rapidement prouvé dans la dureté et les excès terribles de la collectivisation.
La période de la NEP a vu de modestes progrès économiques et sociaux pour les populations soviétiques. Mais les gains ont été inégalement répartis, les populations urbaines tendant à bénéficier davantage et plus rapidement que leurs homologues dans les campagnes, tandis qu’il y avait beaucoup de ressentiment contre les nantis, paysans, producteurs artisanaux et commerçants qui profitaient matériellement beaucoup plus de leurs avantages que les ouvriers d’usine et les employés de bureau, les paysans ordinaires et les travailleurs agricoles.
La NEP a aussi été une période de restauration modeste de la démocratie socialiste dans l’URSS naissante. Mais beaucoup des habitudes autoritaires de la période du communisme de guerre se sont incrustées, notamment les restrictions contre les tendances et les factions au sein du Parti bolchevique au pouvoir et l’interdiction des partis politiques d’opposition.
La destruction de la NEP par la marche forcée dirigée par Staline dans l’industrie et l’agriculture s’est transformée en désastre social et politique. La NEP n’avait pas encore épuisé son rôle positif. En 1927, par exemple, tous les camps dans le parti et le gouvernement ont été d’accord qu’il fallait beaucoup d’attention et de ressources pour stimuler l’industrialisation et accélérer (sur une base volontaire) l’agriculture collective (coopératives, coopératives de crédit, débuts des fermes collectives).
La bureaucratie était en croissance pendant la NEP, mais la cause première n’était pas la malveillance de tel ou tel dirigeant, comme l’estime l’article de Paul LeBlanc. C’était, comme Léon Trotsky l’a expliqué plus tard dans son ouvrage de 1936, « La Révolution trahie », une conséquence de la pauvreté matérielle et culturelle largement répandue héritée de l’époque tsariste (et aussi des destructions de la Première Guerre mondiale), amplifiée ensuite par les destructions de la guerre civile. Les pénuries ne pouvaient pas être souhaitées et présentaient des choix difficiles : dans des conditions où les moyens matériels de subsistance en nourriture, logement, habillement et aides sociales minimum ne pouvaient pas être fournis à tous en suffisance, qui décide qui obtient quoi ? De plus en plus, c’est un appareil bureaucratique qui a opéré ces choix, en veillant à ce que ses propres intérêts soient servis en priorité.
La fin de la NEP
Personnifiée par Joseph Staline, une bureaucratie conservatrice est venue dominer et contrôler l’URSS. Cette bureaucratie a perdu la foi dans la possibilité que l’exemple de la Révolution russe puisse être imité dans des pays plus développés et permette, par des alliances économiques, un développement économique et social plus important et plus rapide en URSS même. Au contraire, la bureaucratie s’est tournée vers l’intérieur.
Malgré tout, et à un coût humain immense, l’Union soviétique a fait des progrès économiques et sociaux importants pendant les années 1930 puis au cours des décennies qui ont suivi la désastreuse Seconde Guerre mondiale. Mais les ouvriers et les paysans avaient été largement exclus de leurs droits politiques. C’est une économie sociale déformée qui s’est développée, dans laquelle une attention et des ressources démesurées ont été accordées à une minorité privilégiée détenant le pouvoir et prenant les décisions importantes.
Les taux de croissance économique ont diminué pendant les années 1960 et 1970. Le socialisme est la seule réponse à la destructivité et à la croissance infinie du capitalisme. Mais cela exige une classe ouvrière engagée et responsabilisée dans l’industrie, les services publics et l’agriculture. Une classe ouvrière privée de ses droits a commencé à douter de la supériorité de l’économie conservatrice et bureaucratisée de la Russie comparée aux économies capitalistes apparemment plus dynamiques de l’Ouest. Des segments importants de la classe ouvrière sont venus à croire le chant des sirènes capitalistes pendant les années 1980 et 1990 ou ils manquaient du pouvoir et de l’expérience pour agir et défendre ce qui restait de l’économie socialiste. Des secteurs de la bureaucratie stalinienne ont pris la décision de faire revenir les économies des républiques soviétiques au capitalisme. Beaucoup des responsables soviétiques ont rejoint les pilleurs de l’économie sociale accumulée et sont devenus les nouveaux capitalistes de Russie, d’Ukraine et des autres anciennes républiques soviétiques.
La Révolution russe aurait-elle pu survivre et éviter la contre-révolution emmenée par Staline de la fin des années 1920 et des années 1930 ? Si oui, comment exactement ? Les historiens devraient continuer à débattre de ces questions et d’autres qui leur sont liées, parce que les réponses aideront les processus contemporains dans la transformation socialiste, y compris actuellement au Venezuela, en Bolivie et à Cuba.
Beaucoup des grandes révolutions que le monde a connu contiennent un élément important : elles sont en avance sur leur temps. L’explication principale de pourquoi le socialisme soviétique a finalement succombé à la restauration capitaliste est que son système économique s’est révélé puissant et résilient – plus que ce que les dirigeants de la Révolution de 1917 imaginaient – alors que la « solidarité » attendue sous la forme de révolutions parallèles ailleurs en Europe ne s’est pas concrétisée. Mais les réussites révolutionnaires et anticapitalistes du XXe siècle – commençant en Russie et dans ses républiques voisines, en passant par l’Europe de l’Est, la Chine, la Corée, Cuba, le Vietnam et d’autres pays, ont prouvé que le capitalisme n’est pas invincible. Le succès continu de Cuba, en particulier, est la preuve que le triomphe du capitalisme n’est pas préétabli et que le socialiste offre une alternative à l’humanité.
Une triple menace venant du capitalisme pèse sur toute l’humanité aujourd’hui – la guerre et le militarisme ; le réchauffement climatique et la destruction écologique qui lui est associée ; et l’accroissement des inégalités sociales. Pour le bien des enfants de demain, nous sommes obligés de redoubler la lutte contre le système capitaliste et de le remplacer par un ordre socialiste planifié.
Roger Annis
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Hervé pour le Saker francophone
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