Par Jeremy Kuzmarov – Le 26 juin 2017 – Source Huffington Post
Après la diffusion de la série d’entretiens entre Oliver Stone et le président russe Vladimir Poutine, les experts médiatiques ont commencé à attaquer M. Stone en termes virulents qui en disent beaucoup sur l’incivilité et l’anti-intellectualisme répandus dans notre culture politique.
Plutôt que de fournir une analyse ou une évaluation équilibrée qui pèserait les points forts et les points faibles du documentaire, les critiques ont qualifié Stone, un cinéaste réputé et vétéran militaire, d’« admirateur de dictateurs » (Joel Sucher, The Observer), de « complice des mensonges de Poutine » ( Emily Tamkin, Foreign Policy), de « conspirationniste » et de « lèche bottes dérangé » comme Alexander Nazaryan a traité Stone dans un violent article de Newsweek.
Aussi méprisant, le « journal de référence », The New York Times, a publié un article, le 25 juin, écrit par Masha Gessen et intitulé « Comment Poutine a séduit Oliver Stone et Trump ». Le ton de l’article rappelle celui utilisé contre les gauchistes séduits par Staline et l’idéal d’un paradis utopique ouvrier sous le communisme, dans les années 1930 et 1940.
Bien sûr, la critique de Gessen sur le film de Stone est complètement et totalement plate. Il dit que les échanges entre Poutine et Stone sont ternes et il se réfère à Stone en termes moqueurs comme « intervieweur inepte », ce qui n’est pas du tout vrai. Stone est un homme sympathique qui s’adapte à ses interlocuteurs et les met à l’aise, ce qui fait qu’ils sont sincères.
Gessen poursuit en suggérant que Stone, comme Donald Trump, aurait une « admiration sans bornes » pour Poutine, une allégation qui n’est nullement justifiée. M. Trump, par exemple, a convenu que Poutine était un tueur dans un échange célèbre sur Fox News, mais a déclaré que les États-Unis n’étaient eux-mêmes pas innocents. Ce genre de remarque ne montre pas vraiment une « admiration sans bornes ». Pas plus que les efforts de Stone pour donner à Poutine l’occasion d’expliquer son point de vue dans un style qui rappelle les interviews d’Erroll Morris avec Robert S. McNamara dans The Fog of War, où le jugement est laissé au spectateur.
Stone, parfois, pose des questions critiques, par exemple en ce qui concerne la contradiction de M. Poutine qui a exprimé de l’admiration pour Edward Snowden alors qu’il met en place ses propres lois « Big Brother ».
Gessen suggère que les images de Poutine dans ses bureaux ou en train de jouer au hockey sur glace font partie du panégyrique de Stone. L’intention principale semble plutôt être de montrer la vie d’un président russe et de contrer les stéréotypes sur Poutine qui inondent les médias occidentaux. Étant donné que les compétences de hockey de Poutine sont plutôt moyennes, si Stone cherchait à créer un culte de superman, ces scènes échouent complètement.
À un moment, Mme Gessen affirme que Poutine et Stone partagent une hostilité mutuelle envers les musulmans. Alors que Stone a simplement souligné le double standard de la politique étrangère étasunienne qui soutient les islamistes en Tchétchénie alors qu’elle les combat en Afghanistan et en Irak. À un autre moment, Stone convient avec Poutine de la folie de la politique de l’administration Reagan d’avoir soutenu Ben Laden et d’autres fondamentalistes extrémistes pendant la guerre antisoviétique en Afghanistan. Nulle part, Stone ne fait preuve d’islamophobie.
Enfin, Gessen dépeint Stone et Poutine comme des apologistes de Staline, alors que la réponse de Poutine à la question sur Staline reflète une certaine admiration dans les milieux nationalistes en raison du rôle de Staline dans la défaite du nazisme, son rôle dans le développement industriel de la Russie et l’affirmation du rôle de la Russie en tant que superpuissance. Ce n’est pas une position tout à fait irrationnelle si l’on considère que Poutine reconnait aussi le côté obscur du règne de Staline et l’importance de se souvenir des victimes du Goulag.
On remarquera que les pères fondateurs et les héros nationalistes étasuniens ont également du sang sur les mains, du massacre des Indiens à l’esclavage et aux guerres illégales, pourtant, beaucoup d’Américains les admirent toujours. Stone souligne également l’absence du corps de Léon Trotsky au Kremlin et discute du rôle de Staline dans le meurtre de Trotsky, montrant qu’il connait bien l’histoire de l’Union soviétique, alors qu’il n’est pas lui-même un apologiste des crimes de « l’oncle Joe ».
Personnellement, j’ai trouvé le film de Stone intéressant et une bonne suite de son Untold History of the United States and Snowden [L’histoire cachée des États-Unis et de Snowden]. Il a dépeint un portrait de M. Poutine que je n’avais jamais vu auparavant et a humanisé un homme vilipendé dans tous les médias occidentaux. M. Poutine est également informé de la politique américaine et pragmatique dans ses efforts pour résoudre certains des problèmes urgents de la Russie, hérités de l’ère Eltsine.
Le documentaire montre bien comment l’expansion de l’OTAN aux frontières russes (en violation d’une promesse faite à Mikhaïl Gorbatchev par l’administration George H. W. Bush), l’ingérence des États-Unis en Géorgie, en Ukraine et en Tchétchénie et l’installation d’armement accompagnées d’exercices militaires à proximité la frontière russe contribuent à créer une dangereuse nouvelle Guerre froide et une course aux armements.
La plupart des grands théoriciens militaires, de Karl Von Clausewitz à Sun Tsu, ont souligné l’importance de « connaître son ennemi ». C’est ce qui fait que les attaques de gens comme Gessen dans The New York Times et Nazaryan dans Newsweek sont infantiles et finalement nuisibles dans une perspective de sécurité nationale étasunienne.
Le film de Stone est important précisément parce qu’il offre une occasion de mieux comprendre la perspective russe sur la politique étrangère et les conflits américains en Ukraine et en Syrie – que nous soyons ou pas d’accord avec cette perspective.
En se forgeant une meilleure compréhension, nous pouvons à notre tour développer une politique étrangère plus intelligente qui diminuerait les possibilités d’antagonisme et favoriserait la perspective d’une coopération, ce que Poutine dit vouloir.
Cependant, à en juger par la réaction au film de Stone, nous semblons plutôt voués à répéter l’histoire de la première Guerre froide et de l’ère McCarthy, dont l’esprit reste vivant et bien visible dans nos journaux intellectuels libéraux.
Jeremy Kuzmarov enseigne l’histoire à l’Université de Tulsa et est l’auteur du prochain livre, avec John Marciano, The Russians are Coming, Again : What We Did Not Learn About the First Cold War [Les Russes arrivent, encore : ce que nous n’avons pas appris de la première guerre froide].
Traduit par Wayan, relu par Catherine pour le Saker Francophone
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