Par Jean Henrion – Le 22 juillet 2016 – Source Météo du monde
Synthèse d’un entretien fascinant entre le philosophe allemand Richard David Precht et Herfried Münkler professeur de science politique à l’université Humboldt de Berlin. Nous nous sommes parfois permis d’apporter à la synthèse nos propres réflexions.
À la fin de ce cheminement intellectuel nous nous demanderons : et si le prochain attentat se concentrait sur un centre religieux comme Lourdes ? Et pourquoi ?
La guerre a changé de visage. Nous sommes devant le problème suivant : nous n’arrivons plus à définir ce qui est ennemi et ce qui est ami. En Occident, on n’ose même plus parler d’ennemis. La guerre conventionnelle est devenue, sur le sol européen, un conflit existentiel. Comment puis-je définir l’ennemi sans accabler ceux du clan dont il est issu ? En nommant les ennemis, on se met soi-même en insécurité et l’on provoque de l’angoisse par peur de désigner des non-coupables parce que nous sommes dans des sociétés de la précaution.
Nous avons en politique un discours convenu de la fraternité et le terme d’ennemi a quasi disparu de la rhétorique politicienne. Désigner un ennemi est devenu un scandale dont à la limite les partis extrémistes ont le monopole.
Le problème, c’est qu’on ne sait pas qui sont les ennemis avant qu’ils ne passent à l’attaque, et c’est cela le problème. Comment se protéger de ce qui est informe ?
Il faudrait changer le regard que l’on porte sur le terrorisme et le voir comme un simple accident, fort tragique, mais un simple accident.
La guerre a toujours été un contexte binaire : amis ou ennemis, paix ou agression, réglée par des conventions. Or à notre époque on a de plus en plus de mal à définir l’ennemi. L’ennemi est partout et nulle part, il méprise les conventions de la guerre. Il est difficile à cerner. Les politiciens définissent le terrorisme selon les paradigmes de la guerre, donc la réponse est toujours militaire, alors que les attaques ont plus à voir avec des crimes de droit commun.
Les traités de Westphalie (1648) ont déterminé la guerre comme étant l’affrontement de deux pays constitués, avec des frontières, des habitants, une économie, une armée. Dans ce cadre, il n’y a que deux possibilités : alliés ou ennemis. Or le terrorisme n’est qu’un État d’apparence, sans frontières, sans armée conventionnelle, sans économie conventionnelle : où se situe alors l’ennemi ?
On ne peut signer la paix qu’avec les représentants d’un État. Or Daesh n’a pas de représentant. Si Daesh est détruit en Orient, il ne peut que se répandre ailleurs. Car on ne peut signer de paix avec ce qui n’est pas un État. De plus, l’ennemi n’est pas qu’un opposant militaire, c’est un ennemi éthique, pourrait-on dire. L’inimitié est ainsi déportée sur le chemin de la religion. L’objectif n’est pas tant économique que métaphysique. Ce genre de guerre n’a jamais été gagné par un État.
De plus, il y a pour ainsi dire cinquante nuances entre le bien et le mal et ce qui concerne le terrorisme. Nous sommes dans le flou le plus complet, ce qui ajoute à l’angoisse. Qui finance les combattants ? Pour qui se battent-ils en définitive ? Quel est le véritable potentiel de dangerosité pour nos sociétés ?
Les autorités doivent se demander s’il faut employer le paradigme de la guerre ou celui du crime pour expliquer ce qui se passe.
Nous vivons dans des temps post-héroïques en Occident, et c’est notre faiblesse. C’est dû à une faible natalité, à une importante indifférence religieuse. Or l’héroïsme et le religieux sont liés par l’idée de sacrifice. Dans nos sociétés, on ne veut plus se sacrifier. On est juste encore dans la logique de la police d’assurance. Nous ne nous pensons plus que comme victimes, certainement pas comme bourreaux, nous sommes des agents passifs sur notre continent dont l’unique objectif est de limiter les risques. Nous ne sommes plus dans une logique sacrificielle, nous n’avons que des objectifs protecteurs. Nous ne sommes plus des guerriers mais des commerçants.
Les politiciens faibles vont alors utiliser une rhétorique de la guerre pour se donner du standing en cas d’attaque terroriste. Les politiciens les plus clairvoyants utilisent le lexique de la criminalité pour parler du terrorisme. Nous avons donc, en Occident, un gros problème de sémantique.
Cependant, l’Occident a peu à peu mis en place une guerre similaire à celle des terroristes en mettant en place une stratégie de guerre avec des drones, des frappes ciblées. De plus, il n’y a pas eu de déclaration de guerre claire.
Sous l’ère Clinton, la politique américaine avait été de bombarder massivement : on a détruit des écoles, des industries, des hôpitaux, en plus des cibles militaires, ce qui a entraîné une réponse médiatique désastreuse pour leur image. Ils ont apporté une réponse de guerre classique à ce qui était à traiter sur le plan du crime organisé. Sous l’ère Bush, on a cherché à creuser un fossé profond autour de ces pays, surtout l’Irak et l’Afghanistan, pour éviter la contamination. Cela a aussi été un échec cuisant, comme chacun le sait. L’ère Obama a adopté la stratégie suivante : en aidant à créer Daesh, il s’agissait de mettre sans arrêt ces pays dans une situation de stress pour qu’ils soient occupés à s’autodétruire. Par le moyen des drones, il ne s’agit plus de combattre, mais d’éliminer. Nous avons nos drones, eux leurs candidats au suicide.
Pour maîtriser ces pays héroïco-guerriers, nous leur opposons d’ailleurs une logique de marchands : « Nous allons vous aider à vous redresser économiquement si vous renoncez à la guerre. » Les décisions politiques ne sont jamais unilatérales mais comportent toujours des ambivalences, ce que les électeurs ne comprennent pas. La politique occidentale est aussi une politique de plus en plus mélancolique dans le sens où elle contemple sans réellement agir de manière adéquate. Cela a pour effet de rajouter à l’angoisse.
Le politicien, en démocratie, est élu pour régler des problèmes, donc trouver des solutions. Et apporter des réponses. Un des symptômes de l’absence de réponses claires est la mythification du passé. Par le passé, on aurait résolu ce genre de problème. Sauf que les problèmes actuels n’ont plus rien à voir avec ceux du passé.
Nous avons donné des milliards d’euros à la Turquie dans l’espoir qu’avec l’aide économique elle mettrait fin à l’afflux de réfugiés. Nous nous tenons prêts à reconstruire la Syrie, l’Irak, la Libye. Sans tenir compte de la destruction psychique de ces pays. L’éducation y a été inexistante, l’économie y est détruite. Et la corruption y est gigantesque. Le but de la majorité des habitants de ces pays n’est pas de faire fonctionner un hôpital, mais de pouvoir s’acheter une Mercedes ou de fuir en Occident.
Le terrorisme est une attaque psychique dont l’objectif est de briser la volonté de l’adversaire. Et cela fonctionne d’autant mieux que l’ennemi est incernable. Nous sommes donc dans des guerres asymétriques. Dans notre discours, nous avons depuis longtemps opposé les terroristes héroïco-lâches qui n’ont pas peur de la mort mais qui frappent où ils veulent − donc qui nous contrôlent − aux gouvernements qui eux sont dans une telle prudence qu’elle nous apparaît au mieux comme de l’incompétence, au pire comme de la lâcheté. Or l’Histoire nous a appris depuis longtemps que des sociétés sans contrôle mettent vite en place les pires dictateurs.
Les attaques du futur consisteront plus à toucher des centres névralgiques comme des centrales informatiques ou le tourisme en Occident. L’on peut se demander si Lourdes ou la route de Saint-Jacques-de-Composte
Nous sommes devenues des sociétés faibles, mais le bon sens serait de prendre conscience de cette faiblesse pour y remédier et le bon sens serait aussi de nous faire réfléchir sur les failles des dangers venant de l’intérieur.
Jean Henrion
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