Par Ibrahim Tabet – Juin 2016
En l’an 407 de notre ère, Honorius, empereur romain d’Occident, décrétait l’interdiction du port des braies (pantalons) par les barbares devenus de plus en nombreux au sein même de l’Empire. Cette réaction tardive contre un attribut vestimentaire, considéré comme un signe distinctif de défi identitaire au port traditionnel de la toge, n’eut bien sûr aucun effet sur le sort de Rome. Trois ans après, en 410, survint le sac de la Ville éternelle par les Wisigoths d’Alaric. À entendre les cassandres du déclin de l’Europe et du péril musulman, il pourrait exister une analogie entre le sort de l’Empire romain et celui du vieux continent à la démographie en berne. Les musulmans représenteraient, pour emprunter la terminologie de Toynbee, un prolétariat intérieur» et un «prolétariat extérieur» menaçant sa civilisation.
Alors que la chute de Rome fut attribuée par les auteurs païens au dépérissement de ses vertus viriles, causé par l’apparition du christianisme et l’abandon de ses dieux protecteurs, certains auteurs affirment aujourd’hui que la crise de la culture européenne (titre d’un livre d’Hannah Arendt) ne saurait être conjurée que par la réaffirmation de ses valeurs judéo-chrétiennes. Et ils fustigent pêle-mêle la déchristianisation, l’individualisme, l’hédonisme, la permissivité, le matérialisme et même le socialisme, qui seraient la cause du délitement des valeurs qui ont formé l’ossature de la civilisation européenne. C’est le cas d’Eric Zeimour qui, dans Le suicide français, analyse la perte de valeurs qui, selon lui, caractérise la France depuis mai 68, et dénonce le communautarisme et l’action corrosive de l’immigration musulmane sur le modèle de laïcité républicaine. Ou bien de Michel Houellebecq qui, jouant sur la propension des Français à se faire peur, décrit dans son roman-fiction Soumission, une France gouvernée par un parti musulman en 2022. Autrement plus inquiétants sont les mouvements d’extrême droite comme Pegida (Les Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident), qui surfent sur l’islamophobie. Le sentiment d’un défi culturel et démographique musulman a été aggravé par la recrudescence de l’afflux des migrants, alors que celui-ci est sans commune mesure avec le danger existentiel que court le Liban, qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde par rapport à sa population et sa superficie. S’y ajoute le danger sécuritaire du terrorisme islamiste planant sur l’Europe. Certains dirigeants politiques affirmant même que celle-ci est désormais en état de guerre.
Le communautarisme à l’anglo-saxonne et la laïcité à la française éprouvent autant de difficultés à gérer le problème posé par la croissance et la difficile intégration des populations musulmanes d’Europe. Bien que beaucoup de musulmans, sans doute la majorité, ne cherchent qu’à s’intégrer dans leur pays d’adoption, d’autres répugnent à adopter leurs mœurs et leurs valeurs. Et d’autres encore éprouvent du ressentiment envers leur passé colonial, leur parti-pris en faveur d’Israël, ou leurs interventions militaires dans le monde musulman. L’interdiction du port du voile dans les institutions publiques ne saurait enrayer la propension d’une frange de musulmans à revendiquer ostensiblement leur identité. (Paradoxalement elle est perçue par les intéressées comme une atteinte à leur liberté, alors qu’il est en fait un instrument de soumission à une coutume rétrograde.) Autrement plus efficaces sont un certain nombre de mesures visant à assurer l’émergence d’un islam européen, telles que par exemple la formation des imams et l’interdiction du financement des lieux de culte musulmans par des institutions ou gouvernements étrangers. La difficile intégration des musulmans d’Europe passe par le traitement des facteurs à l’origine des sentiments de frustration, d’humiliation et d’exclusion qu’ils ressentent, en particulier les jeunes touchés de plein fouet par le chômage. Et si le combat contre le terrorisme islamiste nécessite un renforcement des mesures sécuritaires, le défi est de trouver, sur la scène intérieure, un équilibre entre liberté et sécurité. Enfin, la défaite éventuelle de Daech n’éliminerait pas pour autant l’idéologie dont est issue cette organisation criminelle, et les autres mouvements djihadistes qui vouent une haine inexpiable contre les «croisés et les juifs» et dont l’objectif déclaré est non seulement de porter la guerre contre l’Occident considéré comme «dar el harb» (le territoire de la guerre), mais d’instaurer la charia en terre d’islam.
La tâche de contrer la montée de l’islam radical relève avant tout des musulmans eux-mêmes, car elle fait autant peser une menace sur l’Occident que sur le monde musulman, qu’elle voue à une longue traversée du désert, faite de guerres sectaires, d’obscurantisme, de régression culturelle, d’entraves aux libertés individuelles et d’atteintes au statut des femmes. Cette montée est due à des causes profondes, aussi bien politiques et socio-économiques que religieuses. Les dictatures séculières du monde arabo-musulman en portent autant la responsabilité que le wahhabisme, les Frères musulmans et les salafistes. Elle ne saurait s’expliquer uniquement par l’incompatibilité entre l’islam et les droits de l’homme, le fait que Mohammad était aussi un chef de guerre et les versets du Coran prêchant la violence contre les «infidèles». Cela dit, ces versets existent. Même s’il y avait une hiérarchie et une autorité religieuse suprême au sein de l’islam, elle ne pourrait pas les abroger. Quant aux exégètes musulmans qui tentent de promouvoir une lecture du Coran compatible avec la modernité et le libéralisme, ils ne peuvent qu’avoir une influence limitée, tant qu’ils restent au sein du sunnisme. Et les tentatives de réprimer l’islam, initiées par des réformateurs politiques, tels qu’Atatürk, ont fait long feu, comme en témoigne la réislamisation de la Turquie. Faut-il pour autant souhaiter l’émergence d’un Luther musulman qui initierait une rupture, telle que celle qu’a connue la chrétienté avec la naissance du protestantisme ? Ce serait provoquer une nouvelle guerre de religion intra-musulmane, telle que celle qui fait rage entre sunnites et chiites. Ce qu’il faudrait plutôt, c’est un mouvement progressiste et libéral tel que le bahaïsme. Surgie d’un milieu chiite, la foi bahaïe appelle à l’égalité des sexes, à la compatibilité de la science et de la religion, à la relativité de la vérité (y compris la vérité religieuse) et à l’unicité absolue du genre humain. Trois personnalités ont mené cette révolution issue de l’islam. Ali-Muhammad Shirazi (1819-1850) surnommé, le «Bab» (la Porte), Mirza Hussein Ali (1817-1892) «Baha’ullah» (la Gloire de Dieu) et son fils Abdul Baha’ (1844-1921). En faisant du statut de la femme un des axes principaux de sa religion, le «Bab» a signalé sans ambiguïté sa volonté de briser à tout jamais le cadre traditionnel de l’intégrisme islamique. Critiquant dans ses écrits toutes les religions établies, Abdul Baha’ affirme que la religion ne doit être comprise ni comme une croyance, ni comme une idéologie, mais comme une relation authentique entre Dieu et l’homme, d’une part, et entre tous les êtres humains, d’autre part. À un niveau plus global, il convient surtout, pour démentir la prédiction du choc des civilisations, de promouvoir «le vivre ensemble autour de l’espace méditerranéen» auquel œuvre la Charte commune de la Méditerranée en voie de préparation. Laquelle pourrait s’inspirer du Liban, «ultime refuge du cosmopolitisme méditerranéen et du vivre ensemble, entre l’Europe et le monde arabe, l’islam et le christianisme, le christianisme orthodoxe et le christianisme catholique, l’islam sunnite et l’islam chiite».
Ibrahim Tabet
Après une carrière professionnelle qui s’est entièrement déroulée dans le domaine des médias et de la publicité, je me suis reconverti dans l’édition et l’écriture. Je fais aussi partie d’organismes à but non lucratif, comme le Forum francophone des affaires et l’Association libanaise pour la transparence, qui lutte contre la corruption.
Note du Saker Francophone Ibrahim Tabet nous propose une vision que l'on pourrait qualifier d'angélique. Il fait partie des intellectuels progressistes du monde arabe et c'est tout à son honneur de réfléchir et de proposer une sortie par le haut à la crise actuelle qu'on pourrait aussi qualifier de transition. On peut aussi lui opposer que la violence intrinsèque au wahhabisme et à sa prédominance visible sur le sol européen n'augure rien de bon, et que les musulmans radicalisés sont bien loin du bahaïsme. Il va falloir beaucoup d'effort d'éducation et donc de moyens pour renverser la tendance, alors que beaucoup d'investissements ont été faits avec tous ces plans banlieues partout en Europe. Le retour d'un certain nationalisme en Europe est peut être le signe de la fin de ces politiques d'assimilation, qui ont globalement échoué pour toutes sortes de raisons – pas forcément liées uniquement aux immigrés ni à l'islam eux-même, d'ailleurs.
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