L’équilibre des forces et l’avenir du Poing Nordique américain
Préambule Cet article est paru l'an dernier. La situation matérielle a peu changé depuis ; ce qui a évolué c'est que les responsables militaires occidentaux commencent à prendre les forces russes très au sérieux. Et les Russes eux-mêmes à comprendre que leur situation n'est pas si mauvaise... Le constat final reste lui aussi valable : l'Europe n'a pas subi de conflit majeur depuis 70 ans. Une situation qu'elle n'a jamais connue dans toute son histoire... Le Saker Francophone
Par Leonid Nersisyan – Le 10 avril 2015 – Source Fort Russ
Avec le déclenchement de la crise ukrainienne, le flot de propagande anti-russe dans le monde a retrouvé son niveau du temps de l’Union soviétique. Mais si la majorité des pays de l’Union européenne ont des armées relativement insignifiantes, et appellent à une réconciliation, en Scandinavie et dans la région baltique, la ligne contre la Russie est beaucoup plus radicale et dangereuse.
Dans ces pays, l’influence des États-Unis ne cesse de se renforcer : il n’y a d’ores et déjà plus d’États indépendants chez les Baltes, et bientôt plus en Scandinavie. Notons d’ailleurs que sur les quatre pays scandinaves (y compris la Finlande, à qui on ne met pas toujours cette étiquette), seuls la Norvège et le Danemark sont membres de l’Otan, et que la Suède et la Finlande sont jusqu’à présent officiellement neutres, du moins dans les déclarations publiques. Néanmoins, la vague de l’hystérie anti-russe et de la militarisation est en train de submerger ces deux pays.
Et les moyens en sont la désinformation et les mensonges aux plus hauts niveaux : rappelez-vous simplement cette histoire du sous-marin nucléaire russe, navigant soit-disant dans les eaux suédoises. Pourquoi donc aurait-il fait cela, et comment a-t-on pu manquer un tel objet ? Personne depuis n’a répondu – l’irresponsabilité en politique est maintenant très à la mode.
La Norvège, elle, verse constamment des larmes de crocodile – se plaignant des vols de l’aviation stratégique russe (qui, notons-le en passant, n’ont jamais violé les frontières de personne) et, plus récemment, avançant l’hypothèse ridicule que les navires russes de recherche, basés sur l’ancienne base de sous-marins Olavson, espionnent. Cette base a été vendue il y a quelques années par les autorités norvégiennes elles-mêmes, et fort cher, mais il n’y a pas de réel intérêt militaire – dans une guerre avec la Russie, elle ne serait d’aucune aide, même si c’est un remarquable refuge pour les sous-marins, et que dans un conflit général les forces sous-marines de la Norvège sont minuscules – seulement six sous-marins diesel de classe Ula.
Au Danemark et en Finlande, les déclarations publiques sont moins dures, et il y a nettement moins de fausses informations trop évidentes, venant des responsables politiques. Mais ce n’est que se fier aux mots. Les actions sont tout autres – le Danemark a déjà accepté de participer à la formation du système européen de défense anti-missile, et la Finlande travaille à établir une coopération de ses forces armées avec celles des autres pays scandinaves et baltes (particulièrement la Suède) et, bien sûr, avec les forces des États-Unis.
Le tandem militaire Suède – Finlande
Le projet le plus avancé est la formation d’un tandem militaire Suède – Finlande, et, malgré les dénégations, c’est bien ce qui arrive. Les deux pays ont déclaré être prêts à créer des forces terrestres et des brigades navales conjointes, et fin mars [mars 2015, NdT] ont mené des exercices aériens conjoints. L’US Air Force s’est jointe à eux, utilisant l’aéroport estonien Amari. Plus encore, l’intégration des forces aériennes de ces deux pays continue de se renforcer – pour remplacer les 62 chasseurs américains F/A-18 vieillissants, la Finlande réfléchit à acheter, soit le chasseur suédois Gripen SAAB JAS-39 dernière version, soit le chasseur français Dassault Rafale, et il est plus que probable que les Finlandais choisiront l’avion suédois [remise des dossiers en octobre 2016, NdT]. Dans ces deux cas, la coopération entre les forces aériennes des deux pays va se renforcer considérablement, et si c’est le JAS-39 qui est retenu, cette coopération atteindra son niveau maximum – même les armes et les pièces de rechange seront standardisées.
Désormais, l’objectif essentiel pour les États-Unis dans la région est de faire entrer ces deux pays dans l’Otan. La population est activement préparée à cette éventualité – si le conflit ukrainien devait tourner à l’escalade, l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan pourrait n’être qu’une question de temps.
Le point d’appui balte
L’implantation de troupes américaines sur les territoires de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie, et les exercices permanents que l’Otan conduit là-bas montrent que ces trois pays sont en train de devenir un terrain d’entraînement pour les forces de l’Otan, y compris pour l’aviation des pays scandinaves. La situation géographique de ces pays permet de frapper simultanément la région de Kaliningrad, encerclée par l’Otan, et les régions de Pskov et de Saint-Pétersbourg. Les forces armées des pays baltes sont très faibles et petites – à eux trois ils peuvent mobiliser 23 000 soldats, sans beaucoup de matériel militaire, et il n’y a pratiquement pas de forces aériennes. Donc le rôle principal de ces pays est de devenir un tremplin pour les troupes de l’Otan et un champ de bataille – ce n’est pas une perspective radieuse, mais les gouvernements de ces pays, qui sont contre leurs peuples, s’en moquent, «ils dansent sur la musique de leur allié d’outre-Atlantique».
La Norvège : l’appât du pétrole arctique
Parmi les pays nordiques, la Norvège se démarque peut-être par son haut niveau d’hystérie anti-russe. Et contrairement aux États baltes, il y a une raison matérielle – pour tout dire, les réserves d’hydrocarbures de l’Arctique, sur lesquelles les Norvégiens ont des vues très sérieuses – exactement comme nous [les Russes, NdT]. Cela s’ajoute aux pressions des États-Unis, menant à un phénomène de résonance. En plus, les Américains peuvent échauffer les appétits des Norvégiens pour l’Arctique, faisant d’une pierre deux coups – créant un nouvel ennemi pour la Russie et s’ouvrant un autre marché pour leurs armes. Donc, la Norvège est une sorte de piège qui repose sur ses propres ambitions énergétiques. Par rapport à sa composante purement militaire – la Norvège a une marine et des forces aériennes musclées, ainsi que des soldats bien entraînés. Très bientôt vont commencer les livraisons des chasseurs américains de 5e génération, les F-35, pour un total de 52 appareils, en plus (et plus tard, en remplacement) de 57 F-16 [il n’est pas sûr que les F-35 soient jamais livrés : voir nos articles sur les déboires du F-35, NdT].
Le Poing Nordique contre la Russie
Comme nous l’avons vu, les pays nordiques sont de plus en plus militarisés et soudés par une idéologie anti-russe. Sous l’égide des États-Unis, c’est une sorte de poing militaire qui se forme, menaçant les frontières nord-ouest de la Russie. Quelles forces, et dans quelles directions, ces États peuvent-ils lancer contre la Russie ?
1) Un puissant groupe aérien, capable d’opérer de Mourmansk jusqu’à Kaliningrad – et tout le long de cette ligne de front potentielle. Il compte au total près de 300 chasseurs – 62 F-18, 134 JAS-39 Gripen, 102 F-16. Tous des chasseurs légers, mais d’un bon niveau et en nombre respectable.
2) Deux groupes navals – le premier dans les mers du Nord (mer du Nord, mer de Norvège, mer de Barents) essentiellement constitué par la marine norvégienne. Il compte 5 frégates modèle Fridtjof Nansen, armées de missiles anti-navire (ASM) naval Strike Missile et de systèmes d’information de combat et de contrôle Aegis, 6 corvettes lance-missiles Skjold avec les mêmes missiles et 6 sous-marins diesel de la classe Ula.
3) Le second groupe, en mer Baltique, regroupe les marines de la Finlande, de la Suède et du Danemark. Il peut jeter dans la bataille : 5 frégates danoises dotées de missiles américains anti-navires Nagroopi et d’un bon système de défense anti-aérienne ; 5 sous-marins diesel suédois armés de torpilles et 9 corvettes avec des missiles anti-navires RBS-15, y compris 5 bâtiments furtifs de la classe Visby ; 8 corvettes finlandaises avec des missiles anti-navires RBS-15 (portée maximale : 200 km), 6 poseurs de mines et 13 dragueurs de mines.
4) Pour les forces terrestres, nous ne comptons pas les Danois, qui géographiquement sont éloignés du théâtre d’opérations. La Finlande, la Suède et le Danemark peuvent fournir en tout 31 000 soldats, 284 chars Léopard 2 de fabrication allemande et environ 1 000 pièces d’artillerie. Les États baltes ajoutent 23 000 soldats, sans aucun équipement. Comme vous le voyez, les forces terrestres sont le maillon faible de ces pays.
Il faut y ajouter une présence américaine dans la région baltique – encore petite, seulement quelques douzaines d’équipements et plusieurs centaines d’hommes, venus officiellement pour des exercices, mais qui n’ont pas l’air pressés de retourner en Amérique.
La région de Kaliningrad est la cible principale
La région de Kaliningrad, actuellement encerclée par les forces de l’Otan – elle est coincée entre la Pologne et la Lituanie – est la cible la plus vulnérable pour un ennemi. La Lituanie crée déjà des problèmes pour l’acheminement des biens vers ce territoire, et donc un blocus complet est théoriquement possible, ainsi qu’un blocus de l’énergie.
Les forces russes stationnées sur place ne sont pas très nombreuses, mais sont en cours de réarmement. Ainsi, en 2012, elles ont reçu le système sol-air le plus avancé, le S-400. Par contre, il n’y a environ que 10 000 hommes sur place.
La Pologne et les États baltes peuvent jeter jusqu’à 80 000 hommes dans la bataille simultanément – sans compter les renforts américains. Le Poing Nordique peut fournir un soutien aérien puissant aux forces terrestres polonaises, et peut tenter d’imposer un blocus naval à Kaliningrad.
C’est donc la Flotte baltique de la marine russe qui doit faire échec à une tentative de siège de Kaliningrad. Ses forces sont à peu près égales aux forces navales du Poing Nordique : 2 destroyers (modèle 956), 2 patrouilleurs modernes furtifs (modèle 11540), 4 patrouilleurs (modèle 20380), 12 vedettes lance-missiles, 3 sous-marins diesel. Tous ces navires sont armés de missiles anti-navires de différents types, avec de nombreuses caractéristiques supérieures aux ASM suédois et américains. La victoire dépendra plus du niveau d’entraînement des hommes, et d’autres facteurs, comme le renseignement, etc.
Le rôle des forces armées de la Fédération de Russie, dans l’hypothèse de cette agression, sera d’ouvrir très vite un corridor terrestre vers Kaliningrad, à travers la Lettonie et la Lituanie, là où les forces terrestres et aériennes de la Suède, de la Norvège et de la Finlande vont tenter d’intervenir, et d’engager une partie des forces du District militaire occidental (ZVO) dans la région de Saint-Pétersbourg. Bien sûr, ces forces, qui regroupent jusqu’à 40% des hommes de l’armée russe, sont incomparablement plus puissantes, néanmoins les forces du Poing Nordique peuvent gagner du temps jusqu’à l’arrivée des renforts américains venant de l’Europe occidentale et des États-Unis.
Un conflit nucléaire limité
Le scénario d’une guerre générale en Europe est-il plausible, vu les dépôts d’armes nucléaires stratégiques et tactiques des deux côtés ? Si le champ de bataille principal devait être les États baltes, la Pologne, la Biélorussie, l’Ukraine, la Finlande, la Norvège – c’est à dire, des États non nucléaires – c’est tout à fait possible. Les frappes nucléaires ne seront pas déclenchées sur des pays qui sont dépourvus de l’arme nucléaire. Et donc, dans ce scénario, l’usage d’armes nucléaires tactiques est peu probable – et c’est particulièrement vrai du fait que les forces de l’Otan dépassent les nôtres de plusieurs fois sur beaucoup d’indicateurs. Par conséquent, dans ce type de guerre les perdants seront ces pays qui aujourd’hui crient le plus après la Russie. Et il n’y aura pas non plus de vainqueurs – chaque camp verra des centaines de milliers de ses soldats tués et des montagnes de matériels militaires détruits. Néanmoins, l’humanité, l’Histoire le montre bien, ne peut vivre longtemps sans guerre – et en Europe il n’y a pas eu de guerre générale depuis 1945. Combien d’années encore les armes nucléaires pourront-elles remplir leur rôle de dissuasion ? Il est clair que la guerre aurait éclaté en Europe depuis mars 2014, s’il n’y avait pas eu cette dissuasion.
Conclusions et perspectives
- Le Poing Nordique est en train de se former. Il a pour objectif de faire pression sur la Russie et de menacer la région de Kaliningrad.
- Les troupes basées à Kaliningrad doivent être maintenant en alerte, et leur nombre doit être augmenté.
- Par cette création d’un petit bloc militaire dans le Nord et la région balte, les États-Unis sont en train de resserrer leur encerclement militaire de la Russie.
- La Norvège, en dépit de ses ambitions, est encore loin de pouvoir faire jeu égal avec la Russie en Arctique.
La Flotte du Nord de la Fédération de Russie est une force conséquente, que l’on ne peut contrer avec 6 sous-marins diesel, plusieurs frégates et des vedettes lance-missiles. En face, la Russie aligne 45 sous-marins, dont 23 sous-marins nucléaires, le porte-aéronef Amiral Kouznetsov, le croiseur lourd nucléaire Pierre le Grand et bien d’autres bâtiments.
- En plus de toutes ces raisons géopolitiques et du combat américain contre la Russie, il y a un travail encore plus urgent : relancer le complexe militaro-industriel au maximum de ses possibilités, malgré les problèmes économiques de la plupart des États européens. Et aujourd’hui, même les États baltes qui sont ruinés commencent à se donner les moyens d’acheter du matériel militaire.
- Une grande guerre peut encore se déclencher en Europe – par moments le degré de tension approche du niveau critique. Et la présence d’un grand nombre d’armes et des préparations actives peuvent pousser à une confiance en soi excessive.
- La prochaine étape pour l’extension du projet de défense anti-missiles en Europe pourrait être l’installation du système en Scandinavie. Ce système, dit GMD (Ground-based Midcourse Defense) sera capable d’intercepter une partie des ICBM russes (missiles balistiques intercontinentaux) passant au-dessus du pôle vers les États-Unis. Plus important encore, de les intercepter avant qu’ils ne dispersent leurs ogives – la plupart des missiles russes modernes ont plusieurs ogives. Un tel scénario sera possible après 2020, quand la phase actuelle du système de défense anti-missile en Europe sera opérationnelle et que le GMD sera amélioré. Déclencher une guerre sera alors beaucoup plus tentant.
- Les pays de ce nouveau bloc anti-russe n’en seront pas les bénéficiaires – ce sera tout le contraire, ils en souffriront plus que les autres, parce qu’ils seront le champ de bataille. Les États-Unis, bien sûr, sont beaucoup plus éloignés.
- Tous les pays proches de la Russie qui accueillent les éléments du système américain de défense anti-missile seront [officiellement] avertis au plus haut niveau qu’ils seront la première cible des forces stratégiques nucléaires de la Fédération de Russie, et pour eux ce ne sera pas la sécurité, mais au contraire un danger mortel. Une telle déclaration ne sera pas faite au niveau des ambassadeurs, comme au Danemark, mais au plus haut niveau de l’État. Les populations de ces pays doivent savoir vers où les décisions de leurs gouvernements les mènent.
NOTE de FortRuss : Pour différentes raisons, l’auteur se focalise sur Kaliningrad, bien que ce ne soit qu’une petite partie du problème. Le danger principal d’une frappe lancée des pays baltes est la menace contre Saint-Pétersbourg au nord et la route Moscou-Saint-Pétersbourg à l’est, avec la possibilité d’une avance vers Moscou. Mourmansk et la base de notre Flotte du Nord seront attaquées depuis la Norvège. Ces frappes seront certainement synchronisées avec des frappes sur le front sud-ouest. Le rôle de l’armée ukrainienne sera de mourir héroïquement, rassemblant le plus d’hommes possible et épargnant ainsi le maximum de vies des Übermenschen [surhommes] au service des Anglo-saxons. C’est le vrai danger, et Kaliningrad ne débouchera sur rien. Comme le dit fort justement Nersisyan, le seul moyen de défendre Kaliningrad est d’ouvrir un corridor terrestre à travers les pays baltes. Bien que cela soulève aussitôt la question de la nécessité de détruire les troupes américaines en Pologne, ou de signer un armistice et le retrait des forces américaines d’occupation d’Europe de l’Est. Un voisinage aussi dangereux ne peut pas être toléré.
Note de Kristina Russ : A partager largement en Europe !
Leonid Nersisyan
Traduit du russe par Kristina Russ, traduit de l’anglais par Ludovic, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.
Ping : Revue de presse internat. | Pearltrees