Russophobie et sinophobie : projection, narcissisme et déni


Par Kari McKern – Le 7 mars 2025 – Source Pearls and irritation

Le déclin a une certaine cadence, suivant un rythme d’arrogance et de désespoir, d’erreurs de calcul et d’illusions. L’empire en phase terminale, déconnecté de la réalité tout en s’accrochant aux mythes de sa propre indispensabilité, s’en prend aux menaces perçues non pas parce qu’elles sont réelles, mais parce qu’il ne peut concevoir un monde dans lequel il n’est plus le centre gravitationnel de l’histoire. Ainsi, la russophobie et la sinophobie ne fonctionnent pas simplement comme des constructions idéologiques, mais comme des symptômes de décomposition systémique, les rêves fiévreux d’une civilisation qui s’efforce de traiter sa propre obsolescence.

Ces angoisses ne fonctionnent pas dans le vide. Il ne s’agit pas de simples tensions diplomatiques, ni d’évaluations rationnelles des intentions et des capacités des adversaires. Il s’agit de névroses profondément ancrées, structurellement nécessaires à la manière dont l’Occident justifie aujourd’hui ses politiques, alloue ses ressources et maintient sa cohésion politique interne. Elles servent à la fois de distraction et de principe unificateur, externalisant les dysfonctionnements internes et ralliant des populations de plus en plus fracturées autour d’un ennemi commun. Ce faisant, ils créent activement les conditions d’un conflit, en déformant la perception, en freinant la diplomatie et en veillant à ce que les différends, même modestes, soient présentés comme des épreuves de force existentielles.

Pour comprendre ce processus, il ne suffit pas de comptabiliser les décisions politiques. Il faut examiner les structures cognitives qui entretiennent ces craintes, les précédents historiques qui les ont façonnées et les conséquences stratégiques de leur traitement comme une réalité plutôt que comme une pathologie. Vues à travers mon cadre (CAMS), ces phobies se révèlent être à la fois la cause et la conséquence d’un dysfonctionnement systémique, leur intensité croissante étant une mesure de l’incapacité de l’Occident à s’adapter à un monde en mutation.

La russophobie, telle qu’elle existe aujourd’hui, est l’héritière d’une longue lignée d’angoisses occidentales concernant la place de la Russie dans l’ordre européen. Depuis la paranoïa de l’Empire britannique pendant le Grand Jeu jusqu’aux stratégies d’endiguement de la guerre froide et à la guerre économique post-soviétique, l’Occident a toujours perçu la Russie non pas comme un simple rival, mais comme une aberration – trop grande pour être ignorée, trop indépendante pour être contrôlée. Les justifications idéologiques de cette hostilité ont évolué au fil du temps, mais l’impulsion sous-jacente reste inchangée. Que ce soit sous le régime tsariste, communiste ou postcommuniste, le refus de la Russie d’accepter le statut de partenaire junior a toujours été considéré comme la preuve d’une intention malveillante.

La sinophobie, bien que plus ancienne, suit une trajectoire similaire. La relation de l’Occident avec la Chine a oscillé entre la condescendance et l’inquiétude, de l’exploitation paternaliste des guerres de l’opium à la paranoïa raciale du « péril jaune », en passant par la stratégie « diviser pour régner » de l’époque de la guerre froide, qui a brièvement considéré la Chine comme un contrepoids à l’influence soviétique. L’aspect le plus frappant de l’hostilité récente de l’Occident à l’égard de la Chine n’est pas qu’elle existe, mais qu’elle se soit soudainement intensifiée. Il y a moins de vingt ans, la Chine était encore considérée comme un partenaire économique émergent, un vaste marché à ouvrir et à intégrer dans l’ordre mondial. Le passage à une franche hostilité, bien que souvent expliqué en termes de différends commerciaux, de concurrence technologique ou de posture militaire, est mieux compris comme une réaction au moment où l’Occident a réalisé que la Chine n’allait pas suivre le scénario fixé. Elle était censée se libéraliser politiquement, devenir une autre économie axée sur la consommation, accepter le rôle qui lui était assigné dans la hiérarchie des nations. Au lieu de cela, elle s’est montrée plus confiante, plus avancée sur le plan technologique, plus affirmée dans l’élaboration des règles du système international plutôt que de simplement y participer.

C’est là le lien crucial entre la russophobie et la sinophobie : ni l’une ni l’autre ne concerne véritablement la Russie ou la Chine telles qu’elles existent, mais la réaction de l’Occident à un monde dans lequel il ne peut plus dicter ses conditions sans contestation. Cela explique la certitude quasi théologique avec laquelle ces craintes sont entretenues. L’hypothèse selon laquelle la Russie et la Chine doivent être des menaces précède toute preuve spécifique ou décision politique ; tous les nouveaux développements sont alors interprétés à travers ce cadre préexistant. Si la Russie renforce son armée, elle se prépare à la guerre ; si la Chine construit des infrastructures à l’étranger, il s’agit d’impérialisme économique. L’absence d’intention hostile n’est jamais considérée comme une possibilité.

Ces distorsions cognitives ne sont pas fortuites mais systémiques, ancrées dans le paysage médiatique, l’appareil de sécurité et les institutions politiques qui façonnent la politique. L’environnement d’information occidental est devenu une galerie des glaces, où les récits se renforcent d’eux-mêmes et où les écarts par rapport à l’orthodoxie sont accueillis avec suspicion ou carrément supprimés. Cela ne veut pas dire que la Russie et la Chine sont à l’abri de toute critique ou que leurs gouvernements sont irréprochables, mais que l’incapacité à les percevoir autrement qu’en termes d’adversité a créé une situation où le conflit devient une prophétie auto-réalisatrice.

Les conséquences sont déjà visibles. La guerre en Ukraine, loin d’être le résultat d’une agression russe non provoquée, a été rendue inévitable par des décennies de refus occidental de prendre au sérieux les préoccupations de la Russie en matière de sécurité. L’expansion incessante de l’OTAN, l’armement et l’entraînement des forces ukrainiennes, l’ambiguïté stratégique entourant l’adhésion potentielle de l’Ukraine : autant de signaux indiquant que la Russie pouvait soit accepter une vulnérabilité stratégique permanente, soit prendre des mesures préventives. Du point de vue occidental, la décision d’envahir le pays a été présentée comme un pari imprudent de la part d’un dirigeant dérangé. Mais du point de vue de Moscou, il s’agissait d’une action logique, quoique désespérée, dans un jeu où les règles avaient été fixées pour assurer sa subordination permanente.

Une dynamique similaire se déploie dans la région indo-pacifique. La présentation de la Chine comme une menace existentielle a justifié un renforcement militaire sans précédent, les États-Unis entourant la Chine de bases, menant régulièrement des opérations de « liberté de navigation » dans des eaux qu’ils ne revendiquent pas en réalité et nouant des liens militaires de plus en plus étroits avec Taïwan d’une manière qui viole ouvertement la politique d’une seule Chine qui a longtemps sous-tendu la stabilité dans la région. Pourtant, chaque réponse chinoise à ces provocations est traitée comme une nouvelle preuve d’agression, ce qui renforce la nécessité de l’endiguement.

Ce cycle n’est pas viable. L’Occident s’est placé dans une position où il doit soit escalader indéfiniment, soit admettre qu’il a fondamentalement mal interprété la situation. Mais pour changer de cap, il faudrait admettre que les hypothèses qui ont sous-tendu des décennies de politique étaient erronées, que les agences de renseignement, les groupes de réflexion et les institutions médiatiques qui ont promu ces craintes étaient complices de leur propre tromperie. L’hystérie doit donc se poursuivre, non pas parce qu’elle sert un objectif stratégique rationnel, mais parce que l’alternative – une confrontation honnête avec la réalité d’un monde multipolaire – est tout simplement trop difficile à envisager d’un point de vue psychologique et institutionnel.

Le plus grand danger dans tout cela n’est pas simplement que les tensions continuent à augmenter, mais que l’Occident se soit tellement convaincu de ses propres récits qu’il ait perdu la capacité de percevoir les bretelles de sortie. La diplomatie, qui était autrefois un art du compromis et de la négociation, a été réduite à des exigences de soumission inconditionnelle. L’engagement est considéré comme une faiblesse, la désescalade comme une peur. Il s’agit là d’une recette non pas pour la stabilité, mais pour la catastrophe.

La seule voie à suivre est celle que l’Occident, dans son état actuel de délire stratégique, ne semble pas vouloir emprunter : reconnaître que ni la Russie ni la Chine ne sont des ennemis existentiels, que le monde n’est pas un champ de bataille entre la démocratie et l’autocratie, et que la survie même de la civilisation dépend de sa capacité à s’éloigner du bord du gouffre. L’alternative est un somnambulisme vers la guerre, motivé non pas par de véritables impératifs de sécurité, mais par l’incapacité d’un hégémon en déclin à accepter ses propres limites.

La russophobie et la sinophobie ne sont pas les causes du déclin occidental, elles en sont les symptômes. Et comme tous les symptômes, ils peuvent être ignorés, traités de manière symptomatique ou soignés à la racine. Le choix reste ouvert, mais pas indéfiniment. Les empires du passé ne sont pas tombés parce qu’ils ont été vaincus par des ennemis extérieurs ; ils sont tombés parce qu’ils ont pris leurs propres pathologies pour des lois de l’histoire. L’Occident se trouve aujourd’hui au bord du précipice de la même erreur. La question est de savoir s’il le reconnaîtra avant que la chute ne devienne irréversible.

Kari McKern

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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