L’escalade de la violence au Manipur attire l’attention sur la Birmanie


Par M.K. Bhadrakumar – Le 10 septembre 2024 – Source Indian Punchline

La forte escalade des tensions entre les militants Kuki du Manipur a ébranlé l’establishment indien, mais le tollé chauvin qui s’en est ensuivi dans certains médias exige une approche musclée pour résoudre le problème du militantisme. Cela est lourd de conséquences.

Le commentaire éditorial d’un important journal indien met en perspective le dilemme du gouvernement : « Des gestes positifs doivent être faits pour régler le conflit ethnique, mais [le ministre en chef] Singh est totalement opposé à la demande d’administration autonome des Kuki. Il devrait comprendre que le conseil du Premier ministre Narendra Modi à la Russie et à l’Ukraine selon lequel la paix ne vient pas du champ de bataille, mais du dialogue, s’applique également au Manipur. »

Coïncidence ou pas, dans la Birmanie voisine, Delhi a un aperçu de ce qui se passe lorsque le dialogue n’est pas la voie privilégiée pour résoudre un conflit.

Jeudi dernier, l’armée ethnique d’Arakan [AA] a annoncé qu’elle avait pris le contrôle du centre d’entraînement des Navy Seals dans le sud de l’État de Rakhine après un mois de combats intenses, surmontant la résistance des forces gouvernementales soutenues par des navires et des avions de la marine.

Les cadres de l’AA contrôlent désormais des territoires aux frontières avec le Bangladesh, notamment des villes comme Buthidaung, et menacent d’autres villes portuaires importantes sur la côte du golfe du Bengale comme Kyauk Phyu, Sittwe.

L’Arkan est une région hautement stratégique. Des oléoducs et des gazoducs relient Kyauk Phyu à la province chinoise du Yunnan ; Kyauk Phyu est également un nœud vital de l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie, avec des propositions d’agrandissement du port en eau profonde et d’autres investissements connexes. La paix et la stabilité à Sittwe sont essentielles au succès du projet indien Kaladan, qui vise à relier Kolkata au Mizoram via le Myanmar.

L’armée d’Arakan pourrait émerger comme l’un des acteurs clés de la dynamique sécuritaire régionale du golfe du Bengale, grâce à sa capacité à influencer la mise en œuvre de divers projets d’infrastructures et la trajectoire de la crise des Rohingyas.

Jusqu’à présent, les organisations armées ethniques et les groupes de résistance tels que les Forces de défense du peuple, soutenus par les agences de renseignement occidentales, se sont abstenus de déclarer l’indépendance des territoires sous leur contrôle, mais il s’agit là d’une décision tactique pour le moment.

Comme dans la région du nord-est de l’Inde, les géographies ethniques du Myanmar sont complexes. Compte tenu des mouvements considérables de population à l’intérieur du pays au fil des décennies, il n’existe pas de patries ethniques « pures ». De nombreuses géographies sont multiethniques et les membres de divers groupes ethniques partagent souvent les espaces urbains des villes.

Inévitablement, les frontières des patries seront vivement contestées, ce qui générera des frictions interethniques considérables. Dans l’ensemble, avec de multiples groupes armés se disputant et affirmant le pouvoir dans différentes régions, le Myanmar est devenu un espace à la souveraineté fragmentée.

Les AA sont un groupe ethnique bouddhiste et des communautés rakhines existent également en Inde. Historiquement, l’Arakan, qui était un royaume indépendant, a été conquis par la Birmanie en 1784, mais cédé à l’Inde britannique en guise de réparation de guerre seulement 42 ans plus tard, après la première guerre anglo-birmane. Cependant, en 1937, l’Arakan est devenu une colonie de la Couronne de la Birmanie britannique, séparée de l’Inde britannique. Les conflits communautaires entre les communautés majoritairement arakanaises et musulmanes remontent à l’ère coloniale, suite à l’émigration massive en provenance de l’actuel Bangladesh.

Les commentateurs indiens sinophobes projettent intentionnellement ou involontairement un conflit d’intérêts sécuritaires entre l’Inde et la Chine. (Certains analystes ont même évoqué de toutes pièces une main chinoise dans le récent changement de régime au Bangladesh.) Il n’existe aucune preuve empirique indiquant que la Chine alimente les groupes insurgés dans la région nord-est de l’Inde.

La réponse de la Chine au Myanmar a été de s’engager avec de multiples acteurs, compte tenu des énormes enjeux liés à ses investissements et à ses intérêts économiques, ainsi que des préoccupations sécuritaires liées aux syndicats du crime opérant dans les zones frontalières sans loi du Myanmar. La principale inquiétude de la Chine est que le Myanmar puisse sombrer dans le chaos complet avec la désintégration de l’armée.

C’est pourquoi la Chine entretient des relations substantielles avec de nombreux groupes armés, en particulier l’Armée unie de l’État Wa (UWSA) et l’Alliance des trois fraternités (dont AA fait partie). Il est intéressant de noter que la Chine considère l’UWSA comme un facteur de sécurité et de stabilité des frontières et lui a même permis d’acheter des drones commerciaux sur le marché chinois et de les utiliser dans ses opérations contre l’armée, tandis que, vraisemblablement, l’UWSA devient également un canal par lequel les armes chinoises pourraient atteindre d’autres groupes ethniques rebelles.

Toutefois, tout cela n’empêche pas la Chine d’assurer également un approvisionnement régulier en équipements de défense à l’armée du Myanmar. Selon un rapport de l’ONU publié ce mois-ci, la Chine a fourni « des avions de combat, de la technologie de missiles, du matériel naval et d’autres équipements militaires à double usage » au Myanmar au cours des deux dernières années.

Il est vrai que la Chine, l’Inde et l’ASEAN ont des intérêts communs dans leur engagement auprès des autorités centrales de Naypyidaw pour la stabilisation du Myanmar. Mais seule la Chine est proactive. L’Inde a des interactions épisodiques avec l’ASEAN, aucune avec la Chine et se concentre presque entièrement sur l’engagement avec les dirigeants militaires du Myanmar.

La visite du ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi à Naypyidaw le 14 août visait à donner une nouvelle impulsion pour résoudre la crise du Myanmar. Deux jours plus tard, lors d’une réunion en marge de la réunion des ministres des Affaires étrangères de la coopération Mékong-Lancang à Chiang Mai, Wang a présenté une approche en trois points devant ses homologues du Laos, du Myanmar et de Thaïlande selon laquelle : « Le Myanmar ne devrait pas être sujet à des conflits civils ; ne devrait pas être détaché de la famille de l’ASEAN ; et ne devrait pas être autorisé à être infiltré et à être perturbé par des forces extérieures. »

Quatre jours plus tard, Wang Yi a rencontré Julie Bishop, envoyée spéciale de l’ONU pour le Myanmar, à Pékin, où il a affirmé l’engagement de la Chine en faveur d’un processus de paix « dirigé et contrôlé par le Myanmar ». Le même jour, le commandement sud de l’Armée populaire de libération a annoncé la conclusion réussie d’exercices de tirs réels à la frontière entre la Chine et le Myanmar.

Dans la situation actuelle, le changement de régime au Bangladesh pourrait changer la donne. Ce n’est qu’une question de temps avant que le nouveau régime compradore de Dhaka ne se lance dans la mêlée, abandonnant la politique de non-ingérence de Hasina dans les affaires intérieures du Myanmar. La création d’un proto-État à Rakhine, le long de la côte hautement stratégique du golfe du Bengale, comme base arrière des intérêts occidentaux, est une possibilité réelle.

Le Bangladesh a déjà mis sur la table une proposition, soutenue par le Comité international de la Croix-Rouge, visant à sécuriser trois zones de l’État de Rakhine, où vit la communauté musulmane rohingya, qui représente 35 % de la population. Il propose que les personnes déplacées par les violences (près d’un million de personnes) y soient relocalisées sous la supervision d’une organisation internationale, comme les Nations unies.

L’AA, l’un des groupes armés les plus puissants du Myanmar, est opposé à cette idée. Dans le nord de l’État, l’AA est déjà empêtrée dans une bataille complexe à trois, qui implique également les musulmans rohingyas. L’objectif modeste de l’AA est de créer une enclave autonome pour la population bouddhiste, qui représente 65 % de la population de l’État.

L’AA contrôle actuellement neuf townships entiers dans le centre et le nord, ainsi qu’une grande partie de la frontière avec le Bangladesh. Elle pourrait bientôt prendre Sittwe, la capitale de l’État, ainsi que le quartier général du commandement régional de l’armée plus au sud. L’AA est extrêmement populaire parmi les Rakhines. Le danger d’une guerre brutale opposant les bouddhistes Rakhine aux musulmans Rohingyas est imminent et des puissances extérieures ne manqueront pas de s’impliquer.

Dans un communiqué, le groupe de réflexion international Crisis Group, basé à Bruxelles, a estimé en mai que depuis les camps de réfugiés du Bangladesh, « ces derniers mois, des milliers de combattants potentiels ont traversé la frontière vers le Myanmar… (et) la campagne de recrutement s’est considérablement intensifiée ces derniers jours… Les forces de l’ordre bangladaises n’ont pas fait grand-chose pour arrêter cela. » Cela alors que Hasina était encore au pouvoir.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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